L'habitude du travail

Publié le par tto45

L'habitude du travail

Toujours actuel cet extrait de "L’Age des extrêmes » de l'historien Éric Hosbawn. Il permet notamment de mieux comprendre l'insistance actuelle de nos politiques sur le travail et la valeur travail.

 

Le drame de l’effondrement des traditions et des valeurs ne tenait pas tant aux inconvénient matériels qu’il y avait à se passer des services sociaux et personnels jadis assurés par la famille et la collectivité. Ceux-ci pouvaient être remplacés dans les États -providence  prospères, mais pas dans les pays pauvres, où la grande majorité de l’humanité n’avait pas grand-chose d’autre sur quoi compter que la parenté, la protection et l’aide mutuelle.

 

Ce drame résidait dans la désintégration des anciens systèmes de valeur mais aussi des usages et des conventions qui régissaient les comportements. Cette perte, durement ressentie, trouva un reflet dans ce qu’on a appelé (là encore aux Etats-Unis, où le phénomène prit du relief à partir de la fin des années 1960) la « politique identitaire », généralement ethnico - nationale  ou religieuse, ainsi que dans le militantisme de mouvements nostalgiques qui cherchaient à retrouver un hypothétique âge révolu, d’ordre et de sécurité. Plutôt que porteurs de programmes, ces mouvements étaient des appels à l’aide : une aspiration à quelque attache « communautaire » dans un monde anomique, à quelque attache familiale dans un monde d’isolats sociaux, à quelque refuge dans la jungle.  Tout observateur réaliste, ainsi que la plupart des gouvernements, savaient qu’on ne fait pas reculer la criminalité, qu’on ne parvient même pas à la maîtriser, en exécutant les criminels ou en leur infligeant de longues peines de prison prétendument dissuasives ; néanmoins, chaque homme politique connaissait la force considérable, émotionnellement très chargée, de la demande massive, rationnelle ou non, des citoyens ordinaires : que les éléments antisociaux soient punis. Tels étaient les dangers politiques de l’effilochage et de la rupture des tissus sociaux et des systèmes de valeurs d’autrefois.

 

Au fil des années 1980, généralement placées sous l’étendard de la souveraineté du marché pur, il apparut que ce danger menaçait aussi l’économie capitaliste triomphante. Car le système capitaliste, alors même qu’il reposait sur les rouages du marché, s’en était remis à un certain nombre de penchants qui n’avaient aucun lien intrinsèque avec cette poursuite de l’avantage individuel qui, selon Adam Smith, alimentait son moteur. 

 

Il s’appuyait sur « l’habitude du travail », dans laquelle l’économiste avait reconnu l’un des mobiles fondamentaux du comportement humain, sur le consentement à différer durablement leur gratification (c'est-à-dire à investir et à épargner en vue de gains futurs), sur la fierté du travail accompli, sur a confiance mutuelle et sur d’autres attitudes qui n’étaient pas implicites dans la maximisation rationnelle de l’utilité de qui que ce soit.  La famille était devenue partie intégrante du capitalisme naissant parce qu’elle assurait un certain nombre de ces motivations. De même, en était-il de « l’habitude du travail », de l’obéissance et de la loyauté, y compris celle des cadres envers leur entreprise, et d’autres formes de comportement qui s’insérait difficilement dans la théorie du choix rationnel fondé sur la maximisation. Le capitalisme pouvait fonctionner en leur absence, mais, en ce cas, il devenait étrange et problématique, y compris pour les hommes d’affaire eux-mêmes. C’est ce qui se produisit au cours de la vogue des « prises de contrôle » pirates et autres spéculations financières qui balayèrent les quartiers financiers des Etats-Unis et  de la Grande-Bretagne des années 1980, et qui brisèrent pratiquement tous les liens entre la quête du profit et l’économie envisagée comme un système de production. Voilà pourquoi les pays capitalistes (Allemagne, Japon, France) qui n’avaient pas oublié que la maximisation du profit n’est pas l’unique source de la croissance, ont rendu ces raids difficiles, sinon impossibles.(…)

 

De même que l’air que nous respirons, et qui rend possibles toutes nos activités, nous semble naturel, le capitalisme tenait pour argent comptant l’atmosphère dans laquelle il évoluait et dont il avait hérité. Il n’a découvert combien elle était vitale que quand l’air s’est raréfié. Autrement dit, le capitalisme avait réussi parce qu’il n’était pas simplement capitaliste.  La maximisation du profit et l’accumulation étaient les conditions nécessaires de sa réussite, non les conditions suffisantes. C’est la révolution culturelle du troisième tiers du siècle qui a commencé à ronger les atouts que le capitalisme avait reçus en héritage et à montrer combien il était difficile de s’en passer.

 

Tel est le paradoxe historique du néolibéralisme qui est devenu à la mode dans les années 1970 et 1980 et qui a regardé de haut les décombres des régimes communistes : il a triomphé au moment même où il cessait de paraître aussi convaincant qu’il l’avait jadis semblé.

 

Le marché prétendait triompher alors même qu’il ne pouvait plus dissimuler sa nudité et ses insuffisances.

Publié dans Travail, Lectures, Hobsbawm

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