Comprendre la folie des marchés pour la combattre
L'explication "tarte à la crème" répandue de toute part, y compris sur Mediapart, de la folie des marchés est celle de la "crise systémique". Elle a l'inconvénient, telle qu'elle est présentée et selon l'angle de vue, de survaloriser ou sous-valoriser le rôle des acteurs. L'approche de Jean-Pierre Dupuy dans son livre "Pour un catastrophisme éclairé", Éditions du Seuil, est beaucoup plus éclairante.
Par tradition les économistes s'émerveillent de ce prodige d'autorégulation sociale que constitue le marché. Celui ci trouve automatiquement le chemin de son équilibre, et cet équilibre est un état social efficace. Qu'est-ce qui donne au marché ses capacités d'auto organisation ? Ce sont les phénomènes de rétroaction négative qui entrent automatiquement en jeu dès lors qu'un agent s'écarte du comportement d'équilibre. Les économistes libéraux s'appuient sur la nécessité de laisser libre jeu à ces mécanismes pour retourner contre les partisans de la justice sociale l'accusation de conservatisme qui leur est adressée.
L'État qui entend, au nom de cet idéal, s'opposer aux sanctions du marché en rognant sur les succès et en compensant les échecs, gèle les fortunes et stabilise les différences de revenus dans le même temps où il détraque la machine économique. Or ces dernières décennies, l'économie théorique en est venue à s'intéresser au rôle des rétroactions positives dans l'autorégulation marchande. Elle a découvert l'importance de l'imitation dans les phénomènes de concurrence, en particulier à propos du choix entre techniques rivales. L'imitation est éminemment productrice de rétroactions positives.
Elle fait émerger, par la clôture sur soi d'un système d'acteurs qui tous s'imitent, une objectivité, une extériorité dont la vigueur croit avec le nombre de participants. Les rumeurs les plus absurdes peuvent polariser une foule unanime sur l'objet le plus inattendu, chacun trouvant la preuve de sa valeur dans le regard ou l'action de tous les autres. Le processus se déroule en deux temps : le premier est un jeu de miroirs, spéculaire et spéculatif, dans lequel chacun guette chez les autres les signes d'un savoir convoité et qui finit tôt ou tard par précipiter tout le monde dans la même direction ; le second est la stabilisation de l'objet qui a émergé, par oubli de l'arbitraire inhérent aux conditions de sa genèse.
L'unanimité qui a présidé à sa naissance le projette pour un temps, au dehors du système des acteurs lesquels, regardant tous dans le sens qu'il indique, cessent de croiser leurs regards et de s'épier mutuellement. Le concept d'équilibre, que la théorie du marché a importé de la mécanique rationnelle, ne convient absolument pas pour caractériser les « attracteurs » des dynamiques mimétiques. Loin d'exprimer un ordre implicite, ceux-ci trouvent leur source dans l'amplification d'un désordre initial et leur apparence d'harmonie préétablie dans un effet de polarisation unanime. Ce sont des condensés d'ordre et de désordre.
La dynamique mimétique semble guidée par une fin qui lui préexiste - et c'est ainsi que, de l'intérieur, elle est vécue - mais c'est elle qui, en réalité, fait émerger sa propre fin. A priori parfaitement arbitraire et indéterminée, celle-ci acquiert une valeur d'évidence à mesure que se resserre l'étau de l'opinion collective. C'est une procédure aléatoire qui prend les allures de la nécessité. La dynamique mimétique est entièrement close sur elle-même. Les attracteurs qu'elle engendre ne sont dans aucun rapport d'adéquation à une réalité extérieure, ils traduisent simplement une condition de cohérence interne : la correspondance entre des croyances à priori et des résultats à posteriori. Les attracteurs mimétiques sont des représentations auto réalisatrices. L'imitation généralisée a ainsi le pouvoir de créer des mondes parfaitement déconnectés du réel : à la fois ordonnés, stables, et totalement illusoires.
Comprendre ce à quoi nous avons affaire est le premier pas...pour y résister puis pour inventer et construire un autre monde.