Autour des Origines du totalitarisme (2/2) : 1929 - 1958
Quatrième cours donné le 16 janvier 2014
Contrairement à ce que sa publication tardive en France (1972, 1973, 1982), en volumes séparés, par trois éditeurs, et dans le désordre pourrait faire croire, il s’agit d’un seul livre publié aux États-Unis en 1951 et comportant trois parties :
- L’antisémitisme
- L’impérialisme
- Le totalitarisme (et non le système totalitaire)
L’impérialisme, publié en dernier et peu lu en France, constitue la partie centrale sans laquelle la perspective historique dressée par Arendt disparait.
Dans la première partie, L’antisémitisme, Arendt recherche les origines[1] de l’antisémitisme moderne. Elle en refuse les interprétations hâtives (accident, haine religieuse, nationalisme) et replace son histoire dans le cadre plus général du développement et du déclin de l'État-nation. Elle trouve la source de l’hostilité des groupes sociaux envers les Juifs dans leurs relations avec l’État et celle du succès de l’antisémitisme auprès des déclassés[2] de toutes les couches sociales, toujours plus nombreux, dans l'histoire des relations entre les Juifs et la société. L’Affaire Dreyfus, qu’elle raconte et analyse longuement, constitue pour elle une répétition générale de ce qui se passera trente ans plus tard en Allemagne.
Dans la deuxième partie, L’impérialisme, Arendt remonte aux origines du racisme et décrit son développement en lien avec celui des deux types d’impérialisme, l’impérialisme colonial et l’impérialisme continental. Le premier à travers la découverte et la mise en œuvre des « deux moyens visant à imposer organisation et autorité politique aux populations étrangères », race et bureaucratie, fournira au second les éléments qui cristalliseront avec l’antisémitisme dans le totalitarisme, objet de la troisième et dernière partie.
Vue d’ensemble
Commençons par les trois questions posées par Hannah Arendt dans sa préface. « Que s'est-il passé ? Pourquoi cela s'est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ? ». Si les trois parties fournissent des éléments de réponse aux trois questions, L’antisémitisme et L’impérialisme nous en ont donné beaucoup concernant les deux premières (Pourquoi et Comment ?).
Le totalitarisme répond surtout à la première question : Que s’est-il passé ?
La structure de ce volume beaucoup plus simple que celle des deux premiers me permet de passer directement à un aperçu des principales thèses développées.
Après avoir, cependant, attiré votre attention sur la citation de David Rousset mise en exergue de cette partie « Les homme normaux ne savent pas que tout est possible.»
« Tout est possible », expression de la croyance du totalitarisme en la toute-puissance humaine.
Aperçu des principales thèses développées
Je présente dans la suite les principales thèses développées en respectant l’organisation en quatre chapitres :
- Une société sans classe
- Le mouvement totalitaire
- Le totalitarisme au pouvoir
- Idéologie et terreur
Le texte est celui de la traduction d’Arendt dont j’ai, parfois, allégé et modifié le style pour vous en faciliter la lecture tout en respectant, j’espère, le sens.
J’ai aussi, parfois, modifié l’ordonnancement des thèmes à l’intérieur de chacun des quatre chapitres pour faciliter l’accès à une pensée qui se déploie à travers de multiples fils souvent enchevêtrés.
Je me suis, bien sûr, limité à la fois sur le nombre des thèmes abordés et sur la longueur des textes sélectionnés.
Dans ce premier chapitre Arendt analyse les conditions d’apparition des mouvements totalitaires et leur capacité à établir des régimes totalitaires.
Après la Première Guerre mondiale, une vague de mouvements semi-totalitaires et totalitaires profondément hostiles à la démocratie et favorables à la dictature, déferle sur l’Europe. Ils visent et réussissent à organiser des masses et non des classes. Contrairement aux partis, « représentant d’intérêts » et dépendant de leur poids politique relatif, ils dépendent de la seule force du nombre. Dans tous les « petits pays » ces mouvements mettent en place des dictatures plus ou moins classiques : Horthy en Hongrie, Mussolini en Italie, Pilsudski en Pologne, Seipel et Dollfus en Autriche, Primo de Rivera en Espagne, Salazar au Portugal, Metaxàs en Grèce...Franco en Espagne et même Mussolini, qui aime tant l’expression d’ « État totalitaire ».
Selon Arendt « ces pays ne contrôlent simplement pas suffisamment de matériel humain » pour permettre la domination totale et les lourdes pertes de population qui en sont inséparables. Même le peuple allemand, contrairement au peuple russe, n’est pas assez nombreux pour permettre le développement intégral de cette toute nouvelle forme de régime. C’est seulement pendant la guerre, après que les conquêtes à l'Est auront fourni de grandes masses humaines et rendu possibles les camps d'extermination, que l'Allemagne sera à même d’établir un régime complètement totalitaire.
C'est seulement là où de vastes masses sont superflues que le régime totalitaire est possible.
[1] Le système totalitaire, p. 37
Les masses ne sont pas unies par la conscience d'un intérêt commun, elles n'ont pas cette logique spécifique des classes qui s’exprime par la poursuite d'objectifs précis, limités et accessibles. Le terme de masse s'applique seulement à des gens qui, soit du fait de leur seul nombre, soit par indifférence, soit pour ces deux raisons, ne peuvent s'intégrer dans aucune organisation fondée sur l'intérêt commun, partis politiques, conseils municipaux, organisations professionnelles ou syndicats. Les masses existent en puissance dans tous les pays, et constituent la majorité de ces vastes couches de gens neutres et politiquement indifférents qui n'adhèrent jamais à un parti et votent rarement (ce que nous appelons aujourd’hui majorité silencieuse ?).
Après la Première Guerre mondiale, les murs protecteurs des classes s’effondrent en Allemagne et en Autriche, et plus largement dans tous les État successeurs[1], lorsque inflation et chômage aggravent la dislocation consécutive à la défaite militaire[2]. Le même sort frappe une masse d'individus qui, cependant, se jugent eux-mêmes en termes d'échec individuel et jugent le monde en termes d'injustice spécifique. Les majorités, qui somnolaient à l'abri de tous les partis, sont transformés en une seule grande masse inorganisée et déstructurée d'individus furieux avec pour seul point commun la haine du statu quo et des puissances établies. Haine du parti social-démocrate pour le chômeur, haine des partis du centre et de la droite pour le petit propriétaire exproprié, haine de l'extrême droite traditionnelle pour les anciennes classes moyenne et supérieure.
Le désintérêt de soi, au sens où l'on n'a pas d'importance à ses propres yeux, le sentiment de pouvoir être sacrifié, d’expression de l'idéalisme individuel devient un phénomène de masse. Le vieil adage selon lequel les pauvres et les opprimés n'ont rien à perdre que leurs chaînes ne s'applique plus aux hommes de masse. Lorsqu'ils cessent de s'intéresser à leur propre bien-être, ils sont, enfin, débarrassés de la source de toutes les inquiétudes et de tous les soucis qui rendent la vie humaine pénible et angoissante. En comparaison de leur absence de matérialisme, « un moine chrétien semble absorbé dans les affaires de ce monde ». Himmler, qui connait si bien la mentalité de ceux qu'il organise, décrit les larges couches dans lesquelles il recrute les SS, en disant qu'ils ne s'intéressent pas aux «problèmes quotidiens», mais seulement «aux questions idéologiques qui importeront pour des décennies et des siècles, si bien que l'homme sait qu'il travaille à une grande tâche, comme il n'en apparaît que tous les deux mille ans». Cette gigantesque massification d'individus produit une mentalité qui, tel Cecil Rhodes[3] quelque quarante ans auparavant, pense en continents et sent en siècles.
Ces masses se développent à partir des fragments d'une société hautement atomisée, dont la structure compétitive et la solitude individuelle qui en résulte, ne sont limitées que par l'appartenance à une classe. La principale caractéristique de l'homme de masse n'est pas la brutalité et l'arriération, mais l'isolement et le manque de rapports sociaux normaux. Ces masses proviennent de la société de classe de l'État-nation, criblée de fissures que, seul, cimente le sentiment nationaliste. D’où, dans leur désarroi initial, le basculement vers un nationalisme particulièrement violent, auquel les leaders des masses cèdent, contre leurs propres instincts et leurs propres objectifs, pour des raisons purement démagogiques.
Les mouvements totalitaires ont besoin des conditions spécifiques d'une masse atomisée et individualisée. Arendt fait un récit saisissant de la création par Staline d’une telle société, que les circonstances historiques ont déjà préparée en Allemagne pour les nazis.
Au moment de la mort de Lénine, aucune voie n’est fermée. Il n’est pas inévitable que la formation de classes ouvrière, paysanne et moyenne conduise à la lutte des classes qui a caractérisé le capitalisme européen. L'agriculture peut encore se développer sur une base collective, coopérative ou privée, et l'économie nationale demeure libre de suivre le schéma du socialisme, du capitalisme d'État ou de la libre entreprise. Aucune de ces alternatives n'aurait automatiquement détruit la nouvelle structure du pays.
Toutes ces classes et ces nationalités nouvelles font obstacle à Staline lorsqu'il commence à préparer le pays au régime totalitaire. Afin de fabriquer une masse atomisée et déstructurée, il est d'abord obligé de liquider les vestiges du pouvoir des soviets, qui empêchent le développement d'une autorité absolue de la hiérarchie du parti. Ils sapent les soviets nationaux en créant des cellules bolcheviques où se recrutent exclusivement les hauts fonctionnaires des comités centraux. Vers 1930, les derniers vestiges des anciennes institutions collectives ont disparu pour faire place à une bureaucratie du parti fortement centralisée, dont les tendances à la russification ne différent guère de celles du régime tsariste.
Staline passe alors à la liquidation des classes et, pour des raisons d'idéologie et de propagande, commence par les classes possédantes. La liquidation des classes moyenne et paysanne est achevée au début des années 1930.
La classe de ouvriers est la suivante à être liquidée collectivement. Le système stakhanoviste, adopté au début des années 1930, brise toute solidarité et toute conscience de classe parmi les ouvriers, par la compétition féroce qu'il instaure et solidifie, provisoirement, une aristocratie stakhanoviste, dont la distance sociale par rapport à l'ouvrier ordinaire est ressentie de façon beaucoup plus aiguë que la distance entre les ouvriers et la direction. Le processus est complété en 1938 par l'introduction du livret de travail, qui transforme officiellement l'ensemble de la classe ouvrière en une gigantesque armée de forçats.
Vient enfin, pour couronner le tout, la liquidation de la bureaucratie qui a contribué à exécuter les liquidations précédentes. Staline met à peu près deux ans, de 1936 à 1938, à se débarrasser totalement de l'aristocratie administrative et militaire de la société soviétique. Presque tout, bureaux, usines, organismes économiques et culturels, gouvernement, parti, états-majors passe dans de nouvelles mains. Près de la moitié du personnel administratif, appartenant ou non au parti, est balayée, et liquidée la moitié des membres du parti soit « huit millions d'êtres humains, au moins ». La création d’un passeport intérieur sur lequel doivent être enregistrés et autorisés tous les départs d'une ville pour une autre complète la destruction de la bureaucratie du parti en tant que classe. Quant au statut juridique, la bureaucratie se trouve, comme les fonctionnaires du parti, maintenant au même niveau que les ouvriers et rejoint la vaste multitude des travailleurs forcés.
Cette purge générale se termine par la liquidation des plus hauts fonctionnaires de la police qui ont commencé à organiser l'épuration. Enlevant ainsi toute illusion aux cadres de la Guépéou, responsables de la mise en œuvre de l'opération de terreur, quant à la réalité de leur pouvoir.
L'atomisation de masse de la société soviétique est ainsi réalisée par l'usage habile de purges répétées qui précédent invariablement la liquidation effective des groupes. Pour détruire tous les liens sociaux et familiaux, les purges sont conduites de manière à menacer du même sort l'accusé et toutes ses relations habituelles, des simples connaissances aux amis et aux parents les plus proches. Conséquence de la simple et ingénieuse technique de la « culpabilité par association », dès qu'un homme est accusé, ses anciens amis se transforment immédiatement en ses ennemis les plus acharnés. Puisque le mérite se juge au nombre de dénonciations de proches camarades, la plus élémentaire prudence exige que l'on évite tout contact personnel. Il ne s'agit pas d'empêcher qu'on découvre vos pensées secrètes, mais plutôt d'éliminer, dans l'hypothèse presque assurée d'ennuis à venir, toutes les personnes qui pourraient avoir non seulement un banal intérêt à vous dénoncer, mais aussi un besoin irrésistible de provoquer votre ruine, tout simplement parce que leur propre vie serait en danger.
C'est en poussant cette technique jusqu’à ses limites les plus extrêmes, que Staline réussit à créer une société atomisée et individualisée comme on n'en avait jamais vue auparavant, et comme les événements et les catastrophes, à eux seuls, n'en auraient guère créée.
La troublante alliance conclue, au sein des mouvements totalitaires, entre la populace et l'élite et la coïncidence étrange de leurs aspirations a une origine simple : ces strates ont été les premières à être éliminées de la structure de l'État-nation et du cadre de la société de classes. Elles sont ainsi prêtes, chronologiquement parlant, à fournir les leaders dont les masses sentent désespérément le besoin au sein d’une société de classe en décomposition. Elles sentent l'une et l’autre qu'elles incarnent le destin de l'époque, qu'elles sont suivies par des masses innombrables, et que tôt ou tard la majorité des peuples européens sera à leurs côtés prêts à faire leur révolution. L'une et l'autre se trompent.
Le philistin qui se retire dans sa vie privée, qui se consacre exclusivement à sa famille et à sa carrière, tel est le dernier produit de la croyance bourgeoise au primat de l'intérêt privé. Le philistin est un bourgeois coupé de sa propre classe, un individu atomisé, produit de l'effondrement de la classe bourgeoise elle-même. L'homme de masse, que Himmler conditionnera pour lui faire commettre les crimes de masse les plus monstrueux de l'histoire, ressemblera au philistin plutôt qu'à l'homme de la populace. Bourgeois qui, dans les décombres de son univers, se soucie avant tout de sa sécurité personnelle, prêt à tout sacrifier - croyance, honneur, dignité - à la moindre provocation. Rien ne s’avèrera plus facile à détruire que l'intimité et la moralité de gens qui ne pensent qu'à sauvegarder leur vie privée.
Une fois au pouvoir, le totalitarisme apprendra vite que, pour les impitoyables machines de domination et d'extermination, les masses de philistins bien organisées constituent un matériau bien meilleur et sont capable de crimes bien plus grands que la populace des criminels soi-disant professionnels, pourvu que ces crimes soient soigneusement organisés et aient l'apparence de travaux de routine.
Ce n'est donc pas un hasard si les rares protestations contre les atrocités de masse commises par les nazis contre les Juifs et les peuples d'Europe orientale seront émises, non par des militaires ni par aucune autre partie des masses de respectables philistins bien organisées, mais précisément par ces compagnons de la première heure de Hitler, représentants typiques de la populace.
Quant à Himmler, l'homme le plus puissant d'Allemagne après 1936, il n’appartient nullement à cette «armée de bohèmes» qui ressemble de façon si troublante à l'élite intellectuelle. Himmler est lui-même « plus normal », c'est-à-dire plus philistin qu'aucun des chefs initiaux du mouvement nazi. Ce n’est pas un bohème comme Goebbels, ni un criminel sexuel comme Streicher, un illuminé comme Rosenberg, un fanatique comme Hitler ou un aventurier comme Goering. Il démontrera sa capacité supérieure à organiser la domination totale des masses en assurant que la plupart des gens ne sont ni des bohèmes, ni des fanatiques, ni des aventuriers, ni des maniaques sexuels ou des illuminés, ni des ratés, mais d'abord et avant tout des employés consciencieux et de bons pères de famille.
D'un autre côté, nous dit Arendt avec l’ironie acerbe dont elle a le secret, il faut être juste envers les membres de l'élite[1] qui, à un moment ou à un autre, se laisseront séduire par les mouvements totalitaires, et qui, à cause de leurs capacités intellectuelles, seront même accusés quelquefois d'avoir inspiré le totalitarisme. Ce que ces désespérés du XXe siècle feront ou non n’aura absolument aucune influence sur le totalitarisme. Ils ne joueront de rôle qu'au début, lorsque les mouvements contraindront le monde extérieur à prendre leurs doctrines au sérieux. Partout où les mouvements totalitaires s’empareront du pouvoir, tout ce groupe de sympathisants sera balayé avant même que les régimes passent à leurs crimes les plus monstrueux. L'initiative intellectuelle, spirituelle et artistique est aussi dangereuse pour le totalitarisme que l'initiative criminelle de la populace et l'une et l'autre sont plus dangereuses que la simple opposition politique. La persécution systématique de toutes les formes supérieures d'activité intellectuelle par les nouveaux dirigeants de masse a des raisons plus profondes que leur ressentiment naturel pour tout ce qu' ils ne peuvent comprendre.
La domination totale ne tolère la libre initiative dans aucun domaine de l'existence. Elle ne tolère aucune activité qui ne soit pas entièrement prévisible. Le totalitarisme, une fois au pouvoir, remplace invariablement tous les vrais talents, quelles que soient leurs sympathies, par ces illuminés et ces imbéciles dont le manque d'intelligence et de créativité reste la meilleure garantie de leur loyauté.
Une remarque d’Arendt résonne fortement aujourd’hui :
Aujourd'hui encore, les dirigeants totalitaires et les leaders de mouvements totalitaires présentent les traits caractéristiques de la populace, dont nous connaissons assez bien la psychologie et la philosophie politique; ce qui se passera lorsque l'homme de masse authentique prendra la relève, nous ne le savons pas encore, mais il est probable qu'il aura plus en commun avec la correction méticuleuse et calculée de Himmler qu'avec le fanatisme hystérique de Hitler, qu'il rappellera davantage la froideur têtue de Molotov que la cruauté sensuelle et vindicative de Staline.
[1] Arendt doit penser notamment à Heidegger
Arendt consacre ce deuxième chapitre à l’analyse de la propagande et de l’organisation des mouvements totalitaires.
Seules la populace et l'élite peuvent être attirées par l'élan même du totalitarisme. Il faut gagner les masses par la propagande. Dans le conditions d'un régime constitutionnel et de liberté d'opinion, les mouvements totalitaires qui luttent pour le pouvoir ne peuvent utiliser la terreur que dans une mesure relative, et ils partagent avec les autres partis la nécessité de gagner des adhérents et d'apparaître crédibles à un public qui n'est pas encore coupé de toutes les autres sources d'information.
La propagande totalitaire perfectionne les techniques de la propagande de masse, mais elle ne les invente pas et ne crée pas leurs thèmes. Ceux-ci ont été préparés par les cinquante années qui virent l'essor de l'impérialisme et la désintégration de l'État-nation, une fois la populace entrée sur la scène politique européenne. Tels auparavant les meneurs de foules, les porte-paroles des mouvements totalitaires ont un flair infaillible pour tous les sujets que la propagande habituelle des partis ou l'opinion publique négligent ou craignent d'aborder. Tout ce qui est caché, tout ce qui est passé sous silence devient hautement significatif, indépendamment de son importance intrinsèque.
L'efficacité de ce genre de propagande met en lumière l'une des principales caractéristiques des masses modernes. Elles se laissent convaincre non par les faits, même inventés, mais seulement par la cohérence du système dont ils sont censés faire partie. Ce qu’elles refusent de reconnaître, c'est le caractère fortuit dans lequel baigne la réalité. Elles sont prédisposées à accepter toutes les idéologies parce que celles-ci expliquent les faits comme étant de simples exemples de lois et éliminent les coïncidences en inventant un pouvoir suprême et universel qui est censé être à l'origine de tous les accidents.
Alors que la spécialité de la propagande nazie consistera à exploiter la soif de cohérence des masses, les méthodes bolcheviques démontreront, comme dans un laboratoire, leur impact sur l'homme de masse isolé. La police secrète soviétique, si soucieuse de convaincre ses victimes de leur culpabilité pour des crimes qu'elles n’ont jamais commis et qu'en bien des cas elles étaient incapables de commettre, isole et élimine complètement tous les facteurs réels, si bien que la logique même, la cohérence même du «récit» que contient la confession préparée, deviennent écrasantes. Une situation, où la frontière entre la fiction et la réalité est brouillée par la monstruosité et la cohérence interne de l’accusation, requiert non seulement une force de caractère pour résister à des menaces constantes, mais aussi une grande confiance dans l'existence d'autres êtres humains - parents, amis, voisins - qui ne croiront jamais au « récit », pour résister à la tentation de céder à la possibilité tout abstraite de la culpabilité.
[1] Le système totalitaire, p. 91
La fiction la plus efficace de la propagande nazie sera l'invention d'une conspiration juive mondiale. Le contenu même de la propagande antisémite de l'après-guerre n’est ni un monopole nazi ni quelque chose de particulièrement neuf et original. Les mensonges concernant une conspiration juive mondiale sont courants depuis l’affaire Dreyfus et se fondent sur les rapports internationaux d'interdépendance existant au sein d'un peuple juif dispersé à travers le monde entier[1].
Au milieu d’une cohorte de groupes antisémites rivaux et dans une atmosphère lourde d'antisémitisme, la propagande nazi élaborera une méthode différente de toutes les autres et supérieure à elles. Le parti nazi exigera de ses adhérents une preuve d'ascendance non juive. L'antisémitisme n’est plus une question d'opinions ou un souci de politique nationale mais devient la préoccupation intime de chaque individu dans son existence personnelle. La propagande nazie aura l'ingéniosité de transformer l'antisémitisme en un principe d'autodéfinition. Cela procurera aux masses d'individus atomisés, indéfinissables, instables et futiles, un moyen d'identification qui restaurera en partie le respect de soi conféré autrefois par leur fonction dans la société, et créera ainsi une sorte de stabilité factice faisant d’eux de meilleurs candidats pour une organisation.
En termes de pure propagande, la découverte nazie consistera à voir que les masses sont moins effrayées par le règne mondial des Juifs qu'intéressées par la façon dont il pourrait être établi. La popularité des Protocoles se fondera sur l'admiration et la soif d'apprendre plus que sur la haine, et la sagesse conseillera de rester aussi près que possible de certaines de leurs formules frappantes. Le fameux slogan: « Est juste ce qui est bon pour le peuple allemand », sera copié sur celui des Protocoles: «Tout qui est bénéfique pour le peuple juif est moralement juste et sacré ».
Dans les Protocoles, c'est le thème d'une conspiration mondiale qui séduit le plus les masses, car correspondant parfaitement à la nouvelle situation du pouvoir. (Hitler promet très vite que le mouvement nazi « transcendera les limites étroites du nationalisme moderne » et, pendant la guerre, des tentatives sont faites, à l'intérieur des SS, pour effacer complètement le mot « nation» du vocabulaire national-socialiste.) Seules, les puissances mondiales semblent conserver une chance de survie indépendante et une politique mondiale une chance d'obtenir des résultats durables, effrayant les petites nations. Les Protocoles semblent indiquer une issue ne dépendant pas de conditions objectives immuables, mais du seul pouvoir de l'organisation.
[1] Voir cours n°1, 2, et 3
L'objectif véritable de la propagande totalitaire n'est pas la persuasion, mais l'organisation, « l'accumulation du pouvoir sans la possession de moyens de violences». Les masses ne se laissent pas gagner par les succès passagers de la démagogie, mais par la réalité et la puissance visibles d'une «organisation vivante».
Ce qui différencie les leaders totalitaires des dictateurs, c'est la détermination simpliste et exclusive avec laquelle ils choisissent les éléments d'idéologies existantes les plus propres à devenir les fondements d’un autre monde entièrement fictif. La fiction des Protocoles sera aussi appropriée que la fiction d'une conspiration trotskiste: l'une et l'autre contiennent un élément plausible - influence occulte des Juifs dans le passé ; lutte pour le pouvoir entre Trotski et Staline - dont même le monde fictif du totalitarisme ne peut impunément se passer. Tout l'art consistera à utiliser, et en même temps, à transcender les éléments du réel puis à les généraliser pour les rendre définitivement inaccessibles à tout contrôle de l'expérience individuelle. Grâce à de telles généralisations, la propagande totalitaire établit un monde fictif capable de concurrencer le monde réel dont le principal désavantage est de ne pas être logique, cohérent et organisé.
C'est à l'heure de la défaite que la faiblesse inhérente à la propagande totalitaire deviendra visible. Privés de la force du mouvement, ses membres cesseront immédiatement de croire au dogme pour lequel hier encore ils étaient prêts à sacrifier leur vie. Au moment où le mouvement, c'est-à-dire le monde fictif qui les abrite, est détruit, les masses retournent à leur ancien statut d'individus isolés qui, ou bien sont heureux d'accepter une nouvelle fonction dans un monde changé, ou bien retombent clans leur ancien caractère superflu et désespéré. Les membres de mouvements totalitaires, profondément fanatiques aussi longtemps qu'existe le mouvement, ne suivront pas l'exemple du fanatisme religieux pour mourir en martyrs (même s'ils n'ont été que trop enclins à mourir en robots). Ils abandonneront tranquillement le mouvement comme un mauvais pari et se mettront en quête d'une nouvelle fiction prometteuse, ou bien attendront que l'ancienne fiction recouvre assez de force pour lancer un nouveau mouvement de masse.
Les formes de l'organisation totalitaire, contrairement à leur contenu idéologique et aux slogans de la propagande, sont complètement nouvelles. Elles sont destinées à traduire les mensonges de la propagande en une réalité agissante et à édifier, même dans des circonstances non totalitaires, une société dont les membres agissent et réagissent conformément aux règles d'un monde fictif.
Dans la phase qui précède la prise du pouvoir, la technique la plus originale consiste à créer des organisations de façade et à faire une distinction entre membres du parti et sympathisants.
Les organisations de compagnons de route entourent les mouvements totalitaires d'un brouillard de normalité et de respectabilité qui trompe les adhérents sur le vrai caractère du monde extérieur, et le monde extérieur sur le vrai caractère du mouvement. L'organisation de façade a une double fonction : façade du mouvement totalitaire aux yeux du monde non totalitaire, et façade de ce monde aux yeux de la hiérarchie interne du mouvement.
Grâce à elles, les mouvements rendent acceptables leurs mensonges les plus fantastiques, et peuvent répandre leur propagande sous des formes atténuées et plus respectables, jusqu'à ce que toute l'atmosphère soit empoisonnée d'éléments totalitaires qu'on ne peut guère reconnaître comme tels, mais qui semblent être des réactions ou des opinions politiques normales.
Cette relation se répète à différents niveaux, à l'intérieur même du mouvement. Si le compagnon de route semble être un habitant normal du monde extérieur, qui a adopté la croyance totalitaire comme on peut adopter le programme d'un parti ordinaire, le membre ordinaire du mouvement nazi ou bolchevique appartient encore au monde environnant. Le militant s'identifie lui absolument au mouvement et n'a pas de profession ni de vie privée qui en soient indépendantes. De même que les sympathisants constituent autour des membres un mur protecteur et représentent le monde extérieur à leurs yeux, de même les membres ordinaires entourent les groupes militants et représentent pour eux le monde normal.
Cette structure amortit le choc d'un des dogmes totalitaires fondamentaux selon lequel, l'univers étant divisé en deux gigantesques camps dont l'un est le mouvement, le mouvement peut et doit combattre le monde entier. Ce genre d'organisation empêche ses membres d'être jamais directement confrontés avec le monde extérieur. Ils sont si bien protégés contre la réalité du monde non totalitaire qu' ils sous-estiment constamment les risques énormes de la politique totalitaire.
Ce schéma peut se répéter indéfiniment et maintient l'organisation dans un état de fluidité qui lui permet d'insérer constamment de nouvelles couches et de définir de nouveaux degrés de militantisme. Toute l'histoire du parti nazi peut se résumer à celle des formations nouvelles à l'intérieur du mouvement nazi. Les SA, les Sections d'assaut (créées en 1922), sont la première formation nazie censée être plus militante que le parti lui-même. En 1926, la SS[1] est créée en tant que formation d'élite des SA . Trois ans plus tard, la SS est séparée des SA et placée sous le commandement de Himmler. Il ne faut à Himmler que quelques années de plus pour répéter le même manège à l'intérieur de la SS. L'un après l'autre, chaque corps étant plus militant que son prédécesseur, on voit naître, d'abord les troupes de choc, puis les unités SS chargées de la garde des camps de concentration, enfin le Service de sécurité chargé d'exécuter la «politique de peuplement négatif» et le Bureau pour les questions de race et de colonisation dont les tâches sont d'«ordre positif». Tous ces corps se développent à partir de la SS-Générale.
Par rapport à toutes ces formations nouvelles, le membre de la SS-Générale se trouve maintenant dans la situation du SA par rapport au SS, du membre du parti par rapport au SA, ou du membre d'une organisation de façade par rapport au membre du parti. La SSGénérale est désormais chargée non seulement de «sauvegarder les incarnations de l'idée nationale-socialiste» mais aussi de «protéger les membres de tous les cadres de SS spéciaux pour qu'ils ne se coupent pas du mouvement lui-même».
[1] La Schutzstaffel : escadron de protection (Wikipedia)
Au centre du mouvement, tel le moteur qui lui donne l'impulsion, se trouve le Chef. Il est coupé de la formation d'élite par le cercle intérieur des initiés qui répandent autour de lui une aura de mystère impénétrable correspondant à sa «prépondérance intangible ». Sa position dépend de son habileté à ourdir des intrigues parmi les membres de ce cercle et de son adresse à changer sans cesse de personnel. Il doit son ascension au sommet à son extrême habileté à manipuler les luttes de pouvoir internes du parti.
Lorsqu'un mouvement totalitaire a été édifié et a établi le principe que « la volonté du Führer est la loi du parti», le Chef devient irremplaçable. Toute la structure compliquée du mouvement perdrait sa raison d'être sans ses ordres.
Le véritable mystère du Chef totalitaire réside dans une organisation qui lui permet d'assumer la responsabilité totale de tous les crimes commis par les formations d'élite du mouvement et de revendiquer simultanément la respectabilité honnête et innocente du plus naïf de ses compagnons route.
Au moment où ils s’emparent du pouvoir un double danger mortel menace les mouvements totalitaires. L’évolution vers le despotisme, qui mettrait un terme à leur poussée sur le plan intérieur. La transformation en simple nationalisme, qui limiterait l’expansion à l'extérieur.
C’est dans le slogan de Trotski «révolution permanente» qu’Arendt trouve la caractérisation la plus adéquate de la forme de gouvernement engendrée par les deux mouvements à partir de leur double prétention à une domination totale et à un empire planétaire. En Union soviétique, les révolutions deviendront, sous la forme de purges générale, une institution permanente du régime stalinien après 1934[2]. En Allemagne la notion de sélection raciale ne connaîtra jamais de trêve avec une radicalisation constante des normes et, donc, une extension de l’extermination.
Très troublante pour le monde normal est la manière dont les régimes totalitaires traiteront la question constitutionnelle.
Durant leurs premières années d'exercice du pouvoir, les nazis font pleuvoir une avalanche de lois et de décrets, sans se soucier jamais d'abolir officiellement la Constitution de Weimar. Lorsque la promulgation des lois de Nuremberg (1935) met un terme à cette évolution, il apparaît que les nazis eux-mêmes ne se sentent nullement concernés par leur propre législation. Seule compte pour eux «la constante marche en avant vers des objectifs sans cesse nouveaux». En pratique, cet état permanent d'anarchie se traduit dans le fait que «nombre de règlements en vigueur ne seront plus rendus publics».
L'Union soviétique, où l'administration prérévolutionnaire a été exterminée sous la révolution, et où le régime n’a porté qu'un intérêt minime aux questions constitutionnelles à l'époque du changement révolutionnaire, promulgue, cependant, en 1936 une Constitution très élaborée. C’est le signal de la gigantesque purge qui, en presque deux ans, liquide l'administration en place, efface toute trace de vie normale et annule le redressement économique opéré au cours des quatre années qui ont suivi l'élimination des koulaks et la collectivisation forcée de la population rurale. À compter de ce moment, la Constitution de 1936 jouera exactement le même rôle que la Constitution de Weimar sous le régime nazi. On n'en tiendra aucun compte mais on ne l'abolira jamais. La seule différence sera que Staline pourra se permettre une absurdité de plus : à l'exception de Vychinski, tous ceux qui ont rédigé la Constitution seront exécutés comme traîtres.
À tous les niveaux, la machine administrative du IIIe Reich sera sujette à un curieux dédoublement des services. Avec une extraordinaire minutie, les nazis s’assureront que chaque fonction de l'administration étatique soit doublée de quelque organe du parti. La division weimarienne de l’Allemagne en États et en provinces sera doublée de la division nazie en Gaue sans coïncidence des frontières.
Après 1933, lorsque des personnalités marquantes du parti nazi occuperont les ministères officiels de l’État, le dédoublement des fonctions ne sera pas abandonné pour autant. Quand Frick, par exemple, deviendra ministre de l'intérieur, ou Guertner ministre de la Justice, ces vieux hommes de confiance du parti, perdront du pouvoir et deviendront aussi peu influents que les autres fonctionnaires et tomberont sous l'autorité réelle de Himmler, chef de la police en pleine ascension. Les nazis épargneront le vieux ministère des Affaires étrangères allemand de la Wilhelmstrasse et presque tout son personnel, malgré le maintien simultané du bureau des Affaires étrangères du parti datant d'avant la prise du pouvoir avec à sa tête Rosenberg. Ils créent un autre organisme pour concurrencer les services de la Wilhelmstrasse, le bureau Ribbentrop, qui aura la haute main sur les Affaires étrangères pour l'ouest et survivra au départ de son patron comme ambassadeur en Angleterre, c'est-à-dire à son incorporation dans l'appareil officiel de la Wilhelmstrasse. Enfin, en plus de ces institutions du parti, les Affaires étrangères se verront encore doublées d'un Bureau SS, chargé «des négociations avec les groupes de race germanique du Danemark, de Norvège, de Belgique et des Pays-Bas ».
Ces exemples prouvent que, pour les nazis, le dédoublement des services est une question de principe et non un simple expédient pour fournir des emplois aux membres du parti.
La même division entre gouvernement réel et gouvernement apparent s'instaurera en Russie soviétique sur des bases très différentes. Le gouvernement apparent sera, à l’origine, l'émanation du Congrès des soviets de toutes les Russies qui, pendant la guerre civile, perdra son influence et son pouvoir au profit du parti bolchevique. Dès lors, les soviets deviendront le gouvernement fantôme au sein duquel, par l'intermédiaire des cellules formées par les membres du parti bolchevique, agiront les représentants du pouvoir réel désignés par le comité central, à Moscou, et responsables devant lui. Les Bolcheviks n'aboliront pas les soviets et s'en serviront d'ornement et de symbole de leur autorité pour l’extérieur.
La seule règle sûre, dans un État totalitaire, est que plus les organes de gouvernement sont visibles, moins le pouvoir est grand. Moins est connue l’existence d’une institution, plus celle-ci finira par s’avérer puissante. Le pouvoir réel commence où le secret commence.
L’absence de forme de l’État totalitaire s'avère l'instrument idéal pour la réalisation du principe du Chef. La continuelle concurrence entre les services, dont non seulement les fonctions se chevauchent, mais dont les tâches sont identiques, ne laisse à l'opposition ou au sabotage pratiquement aucune chance de se traduire en actes.
Le principe du Chef n'établit pas plus une hiérarchie dans l'État totalitaire qu'il ne le fait dans le mouvement totalitaire. L'autorité de haut en bas du corps politique n'est pas filtrée par toute une série de niveaux intermédiaires, comme c’est le cas dans les régimes autoritaires. Le principe d'autorité est, pour l'essentiel, diamétralement opposé à celui de la domination totalitaire. L'autorité, sous quelque forme que ce soit, implique une limitation de la liberté, mais jamais l'abolition de celle-ci. C’est cependant à cette abolition et même à l’élimination de toute spontanéité humaine en général que tend la domination totalitaire, et non simplement à une restriction, si tyrannique qu'elle soit, de la liberté.
En dépit du pouvoir immense, matériel et organisationnel dont il dispose le chef de la police ne semble pas être en mesure de s'emparer du pouvoir et diriger lui-même le pays, que ce soit Himmler, jamais proposé comme successeur de Hitler, ou Beria, qui, après la mort de Staline abandonnera volontairement toutes ses fonctions non sans savoir qu'il paierait de sa vie les quelques jours où il aura eu l’audace de miser sur le pouvoir de la police contre celui du parti.
L'absence complète de révolutions de palais, victorieuse ou non, met clairement en lumière que l'isolement d'individus atomisés constitue non seulement le fondement dans les masses du pouvoir totalitaire mais encore se répercute jusqu'au centre de la structure tout entière.
Notre étonnement devant le caractère anti-utilitaire des structures de l'État totalitaire naît de l’idée erronée que nous avons affaire, somme toute, à un État comme les autres - une bureaucratie, une tyrannie, une dictature. Lorsque les dirigeants totalitaires proclament que le pays où ils ont réussi à s'emparer du pouvoir n'est à leurs yeux que le quartier général temporaire d'un mouvement international en marche pour la conquête du monde, lorsqu'ils considèrent victoires et défaites en termes de siècles ou de millénaires et que les intérêts planétaires priment toujours les intérêts locaux de leur propre territoire, nous tenons ces propos pour négligeables.
Ce que l'observateur extérieur considère comme «une folie prodigieuse» n'est que la conséquence de l'absolue primauté du mouvement non seulement sur l'État, mais aussi sur la nation, le peuple, et le pouvoir dont sont investis les dirigeants eux-mêmes. L'ingénieux système de gouvernement, avec cette concentration absolue, inégalée, du pouvoir dans les mains d'un seul homme, n'avait jamais été expérimenté auparavant parce qu'aucun tyran ordinaire ne fut jamais assez fou pour écarter toute considération d'intérêt limité et local - économique, national, humain, militaire - en faveur d'une réalité purement fictive dans on ne sait quel avenir lointain et indéfini.
Pour connaître les fins ultimes de la domination hitlérienne en Allemagne, mieux vaut se fier aux discours de propagande et à Mein Kampf qu'à l'éloquence du chancelier du Reich. De même qu'il vaut mieux ne pas croire les phrases de Staline sur « le socialisme dans un seul pays », opportunément inventées afin de s'emparer du pouvoir après la mort de Lénine, et prendre plus au sérieux l'hostilité dont il ne cessera de faire preuve à l'égard des pays démocratiques.
En 1940, on comprendra à quel point les nazis prennent au sérieux leur fiction subversive, faisant d'eux les futurs maîtres du monde. Lorsque - malgré la nécessité et malgré leurs chances bien trop réelles de se concilier les peuples occupés de l'Europe - ils commenceront leur politique de dépeuplement des territoires de l'Est sans tenir compte du manque de main-d'œuvre ni des graves conséquences qui en résulteront sur le plan militaire.
Le vrai problème avec les régimes totalitaires n'est pas qu’ils manipulent le pouvoir politique d'une manière particulièrement impitoyable, mais que derrière leur politique se cache une conception du pouvoir entièrement nouvelle, de même que derrière leur Realpolitik se trouve une conception sans précédent de la réalité.
Suprême dédain des conséquences immédiates plutôt qu'inflexibilité. Absence de racines et négligence des intérêts nationaux plutôt que nationalisme. Mépris des considérations d'ordre utilitaire plutôt que poursuite inconsidérée de l'intérêt personnel. « Idéalisme », c'est-à-dire foi inébranlable en un monde idéologique fictif, plutôt qu'appétit du pouvoir. Tout cela introduit dans la politique internationale un facteur nouveau, plus troublant que l’agressivité pure et simple.
Pendant très longtemps, la normalité du monde constituera la protection la plus efficace contre la divulgation des crimes de masse totalitaires. « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible»
Bien que nous ayons assez de documents provenant des camps de concentration pour affirmer que la domination totale est possible et avoir un aperçu de 1’abîme du possible, nous ne connaissons pas l'étendue de la transformation des mentalités sous un régime totalitaire.
On saisit aisément à quel point la propagande et même certaines des institutions totalitaires répondent aux besoins des nouvelles masses déracinées, mais il est presque impossible de savoir combien, exposés plus longtemps à la perpétuelle menace du chômage, acquiesceraient avec joie à une « politique de la population» qui consiste à éliminer régulièrement ceux qui sont en surnombre ; combien, après avoir pleinement pris conscience de leur inaptitude croissante à porter les fardeaux de la vie moderne, se conformeraient de gaieté de cœur à un système qui, en même temps que la spontanéité, élimine la responsabilité.
Nous avons beau connaître les activités et le rôle spécifique de la police secrète totalitaire, nous ne savons pas dans quelle mesure et jusqu'à quel point son « secret» correspond, à notre époque, aux désirs secrets et aux secrètes complicités des masses.
La domination totale, qui s'efforce d'organiser la pluralité et la différenciation infinies des êtres humains comme si l'humanité entière ne formait qu'un seul individu, n'est possible que si tout le monde sans exception peut être réduit à une identité immuable de réactions : ainsi, chacun de ces ensembles de réactions peut à volonté être changé pour n'importe quel autre. Le problème est de fabriquer quelque chose qui n'existe pas, à savoir une sorte d'espèce humaine qui ressemble aux autres espèces animales et dont la seule « liberté» consisterait « à préserver l'espèce». La domination totalitaire essaie d'atteindre ce but de deux manières à la fois: par l'endoctrinement idéologique des formations d'élite, et par la terreur absolue dans les camps ; et les atrocités pour lesquelles les formations d'élite sont utilisées sans merci deviennent, en somme, l'application pratique de l'endoctrinement idéologique –le banc d'essai où ce dernier doit faire ses preuves - tandis que l'effroyable spectacle des camps eux-mêmes est censé fournir la vérification « théorique» de l'idéologie.
Les camps de concentration et d'extermination des régimes totalitaires servent de laboratoires où la conviction fondamentale du totalitarisme que tout est possible se vérifie. En comparaison de celle-ci, toutes les autres expériences sont secondaires - y compris celles qui touchent au domaine médical et dont les horreurs figurent en détail dans les minutes des procès intentés aux médecins du IIIe Reich -, bien qu'il soit caractéristique que ces laboratoires aient été utilisés pour des expériences de toutes sortes.
Les camps ne sont pas seulement destinés à l' extermination des gens et à la dégradation des êtres humains : ils servent aussi à l'horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des conditions scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu'expression du comportement humain et à transformer la personnalité humaine en une simple chose, en quelque chose que même les animaux ne sont pas ; car le chien de Pavlov qui, comme on sait, était dressé à manger, non quand il avait faim, mais quand une sonnette retentissait, était un animal dénaturé.
Dans des circonstances normales, ce projet ne peut jamais être accompli parce que la spontanéité ne peut jamais être entièrement éliminée dans la mesure où ce n'est pas seulement à la liberté humaine mais à la vie elle-même qu'elle est liée, dans le sens d'un simple maintien en vie. C'est seulement dans les camps de concentration qu'une telle expérience est peu possible, et donc ils ne sont pas seulement «1a société la plus totalitaire encore réalisée» (David Rousset), mais aussi l'idéal social exemplaire de la domination totale en général. Comme la stabilité du régime totalitaire dépend de l'isolement du monde fictif du mouvement par rapport au monde extérieur, l'expérience de domination totale menée dans les camps de concentration dépend de leur soustraction de ces derniers au monde de tous les autres, le monde des vivants en général, même du monde extérieur constitué par un pays où règne le totalitarisme. Cet isolement explique le singulier manque de réalité et de crédibilité qui caractérise tous les récits en provenance des camps de concentration.
Il constitue l'un des plus grands obstacles à une vraie compréhension de la domination totalitaire, dont le maintien ou la chute dépend de l'existence de ces camps de concentration et d'extermination, car, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, ces camps sont la véritable institution centrale du pouvoir d’organisation totalitaire.
En comparaison de la démence du résultat –la société concentrationnaire -, le processus par lequel les homme sont préparés à cette fin, les méthodes employées pour adapter le individus à cet état de choses sont limpides et logiques. La fabrication massive et démentielle de cadavres est précédée par la préparation historiquement et politiquement de cadavres vivants. L'impulsion et, ce qui est plus important, le consentement tacite, donnés à 1’apparition de cet état de choses sans précédent sont le fruit de ces évènements qui, dans une période de désintégration politique, ont soudain privé, contre toute attente, des centaines de milliers d'êtres humains de domicile et de patrie, en ont fait des hors-la-loi et des indésirables, tandis que des millions d'autres êtres humains sont devenus, à cause du chômage économiquement superflus et socialement onéreux. Cela n’a pu à son tour se produire que parce que les droits de l'homme qui, philosophiquement, n'avaient jamais établis mais seulement formulés, qui. politiquement, n’avaient jamais été garantis mais seulement proclamés, ont, sous leur forme traditionnelle, perdu toute validité.
Le premier pas essentiel sur la route qui mène à la domination totale consiste à tuer en l’homme la personne juridique. En soustrayant certaines catégories de personnes à la protection de la loi, en plaçant le camp de concentration en dehors du système pénal normal et sélectionnant les détenus en dehors de la procédure judiciaire normale selon laquelle un crime déterminé encourt une sanction prévue d'avance.
Le pas décisif suivant dans la préparation de cadavres vivants est le meurtre en l'homme de la personne morale. On y procède en rendant d'une manière générale, et pour la première fois dans l'histoire, le martyre impossible: «Combien, ici, croient encore à l'importance, même historique. d'une protestation ? Ce scepticisme-là. c'est le vrai chef-d'œuvre des SS. Leur grande réussite. Ils ont corrompu toutes les solidarités humaines.[1]»
Une fois tuée la personne morale. il ne subsiste qu'un obstacle à la métamorphose des hommes en cadavres vivants : la différenciation des individus, l'identité unique de chacun.
Les méthodes utilisées pour en finir avec ce caractère unique de la personne humaine sont nombreuses. Monstrueuses conditions de transport vers les camps, arrivée au camp, avec le choc savamment préparé des premières heures, avec le rasage du crâne, avec la tenue grotesque du camp, tortures absolument inimaginables, juste dosées pour ne pas tuer le corps, en tout cas pas rapidement. Avec un but unique : manipuler le corps humain - avec ses infinies possibilités de souffrir - de manière à lui faire détruire la personne humaine aussi inexorablement que certaines maladies mentales d'origine organique.
Détruire l'individualité, c’est détruire la spontanéité, le pouvoir qu’a l'homme de commencer quelque chose de neuf à partir de ses propres ressources, quelque chose qui ne peut s'expliquer à partir de réactions à l'environnement et aux événements. Rien donc ne demeure, sinon d'affreuses marionnettes à face humaine, qui toutes se comportent comme le chien dans les expériences de Pavlov, qui toutes réagissent d'une manière parfaitement prévisible même quand elles vont à leur propre mort, et qui ne font que réagir.
La tentative totalitaire de rendre les hommes superflus reflète l'expérience que font les masses modernes de leur superfluité sur une terre surpeuplée. Le monde du mourir, où l'on enseigne aux hommes qu'ils sont superflus à travers un mode de vie où le châtiment n'est pas fonction du crime, où l'exploitation se pratique sans profit, où le travail ne produit rien, est un lieu où se fabrique quotidiennement de l'absurde. Pourtant, dans le cadre de l'idéologie totalitaire, rien ne saurait être plus sensé ni logique; si les détenus sont de la vermine, il est logique qu'on doive les tuer avec des gaz toxiques ; s'ils sont dégénérés, on ne doit pas les laisser contaminer la population ; s'ils ont des «âmes d'esclaves» (Himmler), personne ne doit perdre son temps à tenter de les éduquer.
En 1952 Arendt écrit, d’abord en allemand à Paris, puis réécrit en anglais à New York, un texte Idéologie et Terreur , qui paraîtra dans les deux langues et les deux versions en 1953. Il deviendra, remanié, le dernier chapitre de l’édition allemande des Origines du totalitarisme, édition réalisée par Arendt elle-même en 1955. La version anglaise, à peine modifiée, remplacera, en 1958 la conclusion de l’édition originale.
[1] Le système totalitaire, p. 281
Le régime totalitaire fait éclater l'alternative même sur laquelle reposaient toutes les définitions de l’essence des gouvernements dans la philosophie politique. Entre gouvernement sans lois et gouvernement soumis à des lois, entre pouvoir légitime et pouvoir arbitraire. Que le régime soumis à des lois et le pouvoir légitime d'une part, l'absence de lois et le pouvoir arbitraire d'autre part, aillent de pair au point d'être inséparables, voilà qui n'a jamais fait question.
Pourtant, avec le pouvoir totalitaire nous sommes en présence d'un genre de régime totalement différent. Il brave toutes les lois, jusqu'à celles qu'il a lui-même promulguées. Mais il n'opère jamais sans avoir la Loi pour guide et il n'est pas non plus arbitraire.
La politique totalitaire accomplit la Loi de l'Histoire ou de la Nature sans la traduire en normes de bien et de mal pour la conduite individuelle. Elle applique la Loi directement au genre humain sans s'inquiéter de la conduite individuelle des hommes.
Que les nazis parlent de Loi la Nature ou que les bolcheviks parlent de Loi de l'Histoire, ni la Nature ni l'Histoire ne sont plus la source d'autorité qui donne stabilité aux actions des mortels. Elles sont elles-mêmes des mouvements. Cette interprétation s’appuie sur la formidable mutation intellectuelle, qui se produisit au milieu du siècle dernier, et qui consista en un refus d'accepter chaque chose «comme elle est» pour systématiquement l’interpréter comme stade d'une évolution ultérieure. Le terme de «Loi» lui-même change de sens. Au lieu de former le cadre stable où les actions et les mouvements humains peuvent prendre place, elle devient l'expression du mouvement lui-même.
La grandeur, mais aussi l'inconvénient des lois dans les sociétés libres, est qu'elles disent uniquement ce que l'on ne devrait pas, mais jamais ce que l'on devrait faire. Le mouvement nécessaire à un corps politique ne peut jamais être découvert dans son essence, ne serait-ce que parce que cette essence a toujours été définie dans la perspective de sa permanence. La durée semble être l'un des critères les plus sûrs de la qualité d'un régime.
C'est pour Montesquieu la preuve suprême du caractère mauvais de la tyrannie que seules les tyrannies sont susceptibles d'être détruites de l'intérieur, d'engendrer leur propre déclin. quand tous les autres régimes ne sont détruits que par l'effet de circonstances extérieures.
Ce dont la définition des régimes a toujours eu besoin est ce que Montesquieu nomme un «principe d'action» qui, différent selon chaque type de régime, inspire pareillement le gouvernement et les citoyens dans leur activité publique et qui, au-delà du critère seulement négatif de la légalité, sert de norme pour juger toute action dans le domaine public.
Ces principes directeurs et ces critères d'action sont, d'après Montesquieu, l'honneur dans une monarchie, la vertu dans une république et la crainte dans une tyrannie.
Aucun principe directeur de conduite, lui-même emprunté au domaine des actions humaines, tels la vertu, l'honneur, la crainte, n'est nécessaire, ni ne peut être utile, pour mettre en mouvement un corps politique qui n'utilise plus la terreur comme moyen d'intimidation, mais dont l'essence est terreur.
En lieu et place, celui-ci introduit dans les affaires publiques un principe entièrement nouveau qui se passe complètement de la volonté humaine d'agir et en appelle au besoin insatiable de pénétrer la loi du mouvement selon laquelle opère la terreur et dont, par conséquent, dépendent toutes les destinées particulières.
Ce dont a besoin le pouvoir totalitaire pour guider la conduite de ses sujets, c'est d'une préparation qui rende chacun d'entre eux apte à jouer aussi bien le rôle de bourreau que celui de victime.
Cette préparation à deux faces, substitut d'un principe d'action, est l'idéologie.
Les idéologies, ces «ismes» qui, à la grande satisfaction de leurs partisans, peuvent tout expliquer jusqu'au moindre événement en le déduisant d'une seule prémisse, sont un phénomène tout à fait récent, qui, jusqu’à Hitler et Staline, ont joué un rôle négligeable en matière politique. Les idéologies ont la prétention de constituer une philosophie scientifique. Le mot «idéologie» semble impliquer qu'une idée peut devenir l'objet d'une science au même titre que les animaux sont l'objet de la zoologie.
En fait une idéologie est très littéralement ce que son nom indique: la logique d'une idée.
Son objet est l'Histoire, à quoi « l’idée » est appliquée. Le résultat de celte application n'est pas un ensemble d'énoncés sur quelque chose qui est, mais le déploiement d'un processus perpétuellement changeant. L'idéologie traite l'enchaînement des événements comme s'il obéissait à la même « loi» que l'exposition logique de son «idée». Si les idéologies prétendent connaître les mystères du processus historique tout entier, les secrets du passé, les dédales du présent, les incertitudes de l'avenir - c'est à cause de la logique inhérente à leurs idées respectives. Toutes les idéologies contiennent des éléments totalitaires, mais qui ne sont pleinement développés que par les mouvements totalitaires. Cela crée l'impression trompeuse que seuls le racisme et le communisme ont un caractère totalitaire. En vérité, c'est plutôt la nature réelle de toutes les idéologies qui s'est révélé seulement dans le rôle que l'idéologie joue dans l'appareil de domination totalitaire. Sous cet angle, il apparaît qu'il existe trois éléments spécifiquement totalitaires, propres à toute pensée idéologique.
- La prétention à tout expliquer qui les amène à ne pas rendre compte de ce qui est, mais de ce qui devient, de ce qui naît et meurt.
- L’émancipation de la réalité que nous percevons au moyen de nos cinq sens et l’affirmation d'une réalité «plus vraie». Cette réalité plus « vraie » requiert pour l’apercevoir la possession d'un sixième sens, justement fourni par l'idéologie, à travers l’endoctrinement fourni par les établissements d'éducation créés pour entraîner les «combattants politiques» dans les Ordensburgen des nazis, ou les écoles du Komintern et du Kominform.
- L’ordonnancement des faits en une procédure absolument logique, qui part d'une prémisse tenue pour axiome et en déduit tout le reste, avec une cohérence qui n’existe pas dans la réalité.
Une fois les prémisses établies, le point de départ donné, les expériences ne peuvent plus venir contrarier le mode de pensée idéologique, pas plus que celui-ci ne peut tirer d'enseignement de la réalité.
Quel genre d'expérience fondamentale de la communauté humaine imprègne une forme de régime, sans précédent, dont l'essence est la terreur et le principe d'action l’idéologie se demande Arendt. En effet, dit-elle, tout corps politique est inventé par des hommes et répond d'une certaine manière à leurs besoins.
L'isolement et l'impuissance, c'est-à-dire l'incapacité fondamentale et absolue d'agir, ont toujours été caractéristiques des tyrannies, sous lesquelles les contacts politiques entre les hommes sont rompus. Mais toute la sphère de la vie privée, avec ses possibilités d'expérience, d'invention et de pensée est laissée intacte. La terreur totalitaire, elle, ne laisse pas d'espace à une telle vie privée et détruit chez l'homme la faculté d'expérimenter et de penser aussi certainement que celle d'agir.
Ce que nous appelons isolement dans la sphère politique se nomme désolation[1] dans la sphère des relations humaines. La désolation intéresse la vie humaine dans sa totalité. La domination totalitaire, comme forme de gouvernement, est nouvelle en ce qu'elle se fonde sur la désolation, sur l'expérience absolue de non-appartenance au monde, qui est l'une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l'homme.
La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire, et préparation des exécutants et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à la superfluité qui ont constitué la malédiction des masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de l'impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque.
Être déraciné, cela veut dire n'avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres. Être superflu, cela veut dire n'avoir aucune appartenance au monde.
Prise en elle-même, abstraction faite de ses causes historiques récentes et de son nouveau rôle dans la politique, la désolation va à l'encontre des exigences fondamentales de la condition humaine et constitue en même temps l'une des expériences essentielles de chaque vie humaine. C'est seulement parce que nous possédons un sens commun, c'est seulement parce que ce n'est pas un homme mais les hommes au pluriel qui habitent la terre, que nous pouvons nous fier à l'immédiateté de notre expérience sensible. Pourtant, il nous suffit de nous rappeler qu'un jour viendra où nous devrons quitter ce monde commun, qui continuera après nous comme avant, et à la continuité duquel nous sommes superflus, pour prendre conscience de notre désolation, pour faire l'expérience d'être abandonnés par tout et par tous.
Ce qui rend la désolation si intolérable c'est la perte du moi, qui, s'il peut prendre réalité dans la solitude, ne peut toutefois être confirmé dans son identité que par la compagnie confiante et digne de confiance de mes égaux. Dans cette situation, l'homme perd la confiance qu'il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et de faire une expérience sont perdus en même temps.
La désolation organisée est bien plus dangereuse que l'impuissance inorganisée de tous ceux qui subissent la volonté tyrannique et arbitraire d'un seul homme. Elle menace de dévaster le monde - un monde qui partout semble avoir atteint sa fin –avant qu’un nouveau commencement, naissant de cette fin, n’ait eu le temps de s’imposer.
La crise de notre temps et son expérience centrale ont suscité l'apparition d'une forme de gouvernement entièrement nouvelle. Celle-ci constitue un danger toujours présent et ne promet que trop d'être désormais notre partage comme toutes les autres formes de gouvernement qui, apparues à différents moments de l'histoire, sur la base d'expériences fondamentales différentes, ont été le partage l'humanité : les monarchies et les républiques, les tyrannies, les dictatures et le despotisme.
Mais, conclut Arendt, chaque fin de l'histoire contient, comme promesse et message, un nouveau commencement.
Le commencement, avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l'homme. Politiquement, il est identique à sa liberté.
« Pour qu'il y eût un commencement, l'homme fut créé» a dit saint Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance. Il est chaque homme.
[1] La désolation est la solitude de l’homme que le totalitarisme déracine.
Pendant l’écriture et juste après la publication des Origines du totalitarisme quelques évènements ont un impact sur la vie et la pensée de Hannah Arendt. J’en ai sélectionné quatre.
La création d’Israël
Au printemps 1948, le travail sur la troisième partie des Origines du totalitarisme s’interrompt. Alors qu'elle décrit l'horreur de la Solution Finale nazie, Arendt est confrontée, avec quelle émotion, au destin des Juifs de Palestine. Ceux-ci se préparent à la guerre. Les Britanniques mettent fin à leur mandat territorial, rendant l'affrontement entre Juifs et Arabes inévitable.
Arendt revient à la politique juive en mai 1948, avec un article intitulé «Sauver la patrie juive : il est encore temps». Pour la première fois, elle est entendue. L'article gagne à Arendt l'admiration de Judah Magnes[1]. Mais alors même qu'il salue l'article, le 11 mai, il n’est plus temps de trouver une autre solution qu'un État séparé. L’État d’Israël est créé le 14 mai 1948. Toutefois, après le 14 mai, ils se rejoignent: il est encore temps de sauver le nouvel État de l'extinction.
Dans la patrie des Juifs, Hannah Arendt aimerait voir tous les éléments qui constituent les fondements de sa théorie politique : de nouvelles formes sociales, des conseils politiques locaux, une fédération et une coopération internationale. Elle aurait été ravie de penser que son peuple, victime d'un régime totalitaire, offre au monde un modèle d'institutions politiques capables d'empêcher tout retour du totalitarisme. Sa déception la rend acerbe et ironique. Mais elle n'abandonne pas pour autant, et le groupe lié à Magnes lui offre une base politique. Malheureusement, Judah Magnes meurt le 27 octobre. Hannah Arendt soutient la Fondation Judah Magnes mais en refuse la présidence «Je n'ai aucune compétence pour le travail directement politique», écrit-elle alors à Elliot Cohen. « Cela nuirait définitivement à mon travail d’écrivain »
Le 4 décembre 1948 elle cosigne avec Albert Einstein une lettre de protestation au New-York Times, lorsque le terroriste juif Menehem Begin[2] vient chercher du soutien aux États-Unis pour son parti, Herut.
[1] Judah Leon Magnes (July 5, 1877 – October 27, 1948) was a prominent Reform rabbi in both the United States and the British Mandate of Palestine. He is best remembered as a leader in the pacifist movement of the World War I period and as one of the most widely recognized voices of 20th Century American Reform Judaism. (Wikipedia)
[2] Le 22 juillet 1946, Menahem Begin coordonne l'attaque de l'hôtel King David à Jérusalem (92 morts et 45 blessés). Premier ministre d'Israël de juin 1977 à octobre 1983. Prix Nobel de la paix en 1978 avec Anouar el-Sadate, président égyptien.
La Guerre de Corée
Le 25 juin 1950 Hannah Arendt écrit à Karl Jaspers : «Depuis hier la ville est pleine de rumeurs de guerre. Nous n'y croyons pas, mais avec l'histoire mondiale - avec cette histoire mondiale qui de toute façon est devenue folle -, on ne sait jamais». L'armée nord-coréenne, appuyée par l'Union Soviétique, a poussé jusqu'au 38eme parallèle. Deux jours après la lettre d’Arendt, Truman annonce que les forces aériennes et navales des États-Unis sont envoyées pour soutenir la Corée du Sud. Cette situation conforte Arendt dans sa décision de compléter son travail par une analyse du stalinisme, c'est-à-dire en étudiant les tendances totalitaires du marxisme. À la fin de l'été, Les origines du totalitarisme est définitivement écrit en anglais et prêt à partir chez son éditeur, Robert Giroux, chez Harcourt Brace, après le refus de Houghton Mifflin sur les conseils d'un historien d'Harvard. La préface de cette édition dont je vous ai fourni une traduction personnelle traduit bien le climat de ces mois.
ALe Maccarthysme
Dans un article de la revue dirigée par Henry Kissinger, Confluence, Arendt écrit, fin 1952 : « Face à une idéologie à part entière, le plus grand danger pour nous est de la contrer par une idéologie de notre composition. Si nous essayons une fois de plus d’insuffler une vie politique publique grâce à la « passion religieuse », ou d’utiliser la religion comme moyen de reconnaissance politique, il pourrait bien en résulter une transformation et une perversion de la religion en idéologie et la corruption de notre combat contre le totalitarisme en un fanatisme étranger à l’essence même de la liberté ». En privé Arendt exprime une indignation et une forte inquiétude à propos de la menace grandissante de l’anticommunisme fanatique de Joseph McCarthy et des hésitations de tant d’intellectuels américains. De retour d’Europe à la fin de l’été 1952 elle se met à la recherche d’alliés qui partagent son souci et ses vues sur « l’Amérique et l’Europe ». Elle travaille, mais sans que cela aboutisse, avec Mary McCarthy, Arthur Schlesinger sur un projet de revue, lieu d’expression de tous ceux qui n’étant engagés ni à gauche ni à droite se « trouvent entre deux chaises ». La situation politique a empiré lorsqu’Arendt envoie à Jaspers, en mai 1953, juste après la mort de Staline un rapport dactylographié de six pages.
La révolution hongroise
Revenant sur les Origines du totalitarisme à l'occasion de sa seconde édition en 1958 Arendt explique pourquoi elle a ajouté un chapitre sur la Révolution hongroise de 1956[1] :
« La Révolution Hongroise a mis au monde une fois encore une forme de gouvernement qui, il est vrai, n'avait jamais été poussée à bout, mais qui peut difficilement être dite nouvelle dans la mesure où, depuis plus d'un siècle, toutes les révolutions l'ont fait réapparaître avec une singulière régularité. Je parle du système des Conseils, des Soviets russes, qui furent abolis aux premières étapes de la Révolution d'Octobre, et des Rate de l'Europe centrale qui furent d'abord liquidés en Allemagne et en Autriche avant que les fragiles partis démocrates de ces pays ne fussent implantés. Bien que tout à fait avertie du rôle que les Conseils ont joué dans toutes les révolutions depuis 1848, je ne nourrissais aucun espoir de les voir resurgir. La Révolution hongroise m'a donné une leçon . »
[1] Chapitre supprimé dans la dernière édition de 1966. Arendt consacrera un livre entier au thème de la révolution, livre que nous étudierons la saison prochaine.