Bernard Stiegler: “Le Front national est un escamoteur”
Entretien publié dans Philosophie Magazine de janvier 2014
Selon Bernard Stiegler, si Marine Le Pen, comme son père, canalise la souffrance des Français contre des boucs émissaires, elle s’en démarque en prônant un nationalisme étatiste.
Pour 72 % des électeurs Front national (FN), le motif de leur vote est de « manifester un mécontentement » [1].
Bernard Stiegler : Un constat : une « révolution » est nécessaire, qui n’a pas lieu. Il ne s’agit pas de couper des têtes ; une révolution est simplement ce qui se produit quand un cycle est révolu. Or notre modèle de société est révolu : en un siècle, jusqu’à la crise de 2008, le modèle fordo-keynésien qui fondait la société et son économie s’est effondré. Nous sommes passés d’un monde où le salarié avait assez de pouvoir d’achat pour absorber la production à un monde spéculatif et insolvable où le salaire est remplacé par l’endettement et où le rapport entre rémunération du capital et rémunération du travail est honteusement déséquilibré. Ce système repose en outre sur la destruction de l’attention, l’addiction et le court-termisme, qui imposent une « bêtise systémique » où le FN prospère. À ses sympathisants qui souffrent de cette bêtise sans être capables de la nommer, le FN désigne des boucs émissaires qui détournent leur attention. Telle est la base de l’idéologie du Front national.
Quelle est cette idéologie ?
Marx appelle idéologie les discours de détournement d’attention qui dissimulent et légitiment les mécanismes d’oppression. Le FN est un escamoteur : en canalisant la souffrance vers des victimes expiatoires potentielles, il occulte ses véritables causes. Il exploite les conséquences pervers de la révolution conservatrice célébrée par Jean-Marie Le Pen (qui se présentait comme le « Reagan français »), qui exacerbe les effets toxiques de l’économie pilotée par le marketing stratégique au service de la finance spéculative, et par où tout ce qui semblait positif devient négatif. Ce qui constitue la logique du pharmakon, où le remède devient poison. Comme tous les autres partis, sans rien remettre en question du consumérisme qui en est la véritable cause, le FN exploite la logique du pharmakos, la victime expiatoire en grec : c’est la logique qui fait que lorsque l’on est maltraité par quelqu’un, on s’en prend à un autre plus faible que soi. Nous tous sommes ainsi. Pensez à votre attitude si votre patron vous maltraite : vous vous vengerez sur vos proches au moins par votre mauvaise humeur…
Notez que Jean-Marie Le Pen, qui défendait des thèses ultralibérales, n’était pas fasciste. Le fascisme prône un nationalisme étatiste, fustige la liberté économique et renforce les pouvoirs de l’État. Or, Marine Le Pen renverse (en apparence) le discours de son père afin d’exploiter le désir d’une puissance publique régulatrice forte. Elle s’oppose (en apparence) au libéralisme, au capitalisme et prône un État autoritaire : ce discours-là est bien plus proche du fascisme.
Pourquoi vouloir « prendre soin » des électeurs du FN ?
Ce n’est en rien une provocation : c’est ce que je crois qu’il faut faire. Prendre soin des électeurs du FN n’est pas satisfaire leurs fantasmes. Cela signifie entendre leur souffrance, qui est aussi la vôtre et la mienne, celle que provoque partout l’incurie généralisée. Mais, pour cela, il faut élaborer un véritable projet alternatif, politique et économique, qui acte que quelque chose est révolu et que quelque chose commence. C’est en ce sens que dansPharmacologie du Front national, j’avance une quinzaine de propositions issues des travaux d’Ars Industrialis et dessinant les perspectives d’une voie de transition pour sortir du système consumériste reconnu insolvable depuis 2008.