Vers un espace public ouvert à la pluralité et au risque de l’action
Extrait du livre Réinventer la politique avec Hannah Arendt
(Editions Utopia, 2010, p. 103 et suivantes)
Les lignes qui suivent peuvent résonner étrangement dans une Union Européenne sans autre finalité que la mise en mouvement d’une loi suprême, celle de la « concurrence libre et non faussée » dans le cadre d’un marché qui dévore progressivement l’intégralité du domaine public.
« Ni le national-socialisme ni le bolchévisme ne proclamèrent jamais qu’ils avaient établi un nouveau genre de régime, ni ne déclarèrent que leurs objectifs étaient atteints avec la prise du pouvoir et le contrôle de l’appareil étatique. Leur idée de la domination ne pouvait être réalisée ni par un État ni par un simple appareil de violence mais seulement par un groupement animé d’un mouvement constant : à savoir la domination permanente de chaque individu dans chaque sphère de sa vie(...) L’objectif pratique du mouvement consiste à encadrer autant de gens que possible dans son organisation, et de les mettre et de les maintenir en mouvement ; quant à l’objectif politique qui constituerait la fin du mouvement, il n’existe tout simplement pas. » [1]
Ce texte peut nous paraitre décrire une situation à la fois très lointaine et très proche.
Très lointaine, moins par ce qui est écrit que par ce que nous connaissons, grâce notamment à Hannah Arendt, de la nature même des régimes totalitaires, la terreur, et son instrument central, les camps de concentration et d’extermination. Rien de tel aujourd’hui en Europe. Hannah Arendt a d’ailleurs toujours utilisé avec beaucoup de retenue le terme de « totalitarisme », le réservant à des périodes bien précises du nazisme et du stalinisme, à l’exclusion de tout autre régime, et notamment du fascisme pourtant inventeur de l’expression « État totalitaire[2] ».
Très proche par le concept central de mise en mouvement perpétuel et par la connaissance que nous avons du principe central du totalitarisme l’idéologie, la logique d’une idée poussée jusqu’au bout[3].
Voici ce que nous écrivions en octobre 2007.
Dangers de totalitarisme ? Les technocrates et les politiques européens persistent dans une approche et une mise en œuvre totalement idéologique d’un marché où la concurrence serait libre et non faussée. Une telle approche dogmatique et rigide n’existe nulle part ailleurs et sûrement pas aux États-Unis. Cette démarche, non pas dans son fond, mais dans sa forme rappelle les heures très sombres du XXe siècle où deux idéologies fondées, l’une sur une prétendue « loi de la nature », l’autre sur une prétendue « loi de l’histoire », ont conduit aux régimes totalitaires remarquablement analysés par Hannah Arendt. En quoi consiste ce rappel ? Dans le développement de la logique d’une idée, indépendamment de toute référence aux enseignements de l’expérience. Dans le monde réel, aucun marché ne fonctionne selon les lois de la concurrence pure et parfaite. Dans le monde réel, la concurrence ne conduit pas forcément aux meilleurs prix, à la meilleure qualité et surtout à la satisfaction des vrais besoins. Dans le monde réel, les lois de l’économie ne sont pas des lois naturelles mais des lois humaines fondées sur des conventions, des règles et des institutions créées par les hommes, qui peuvent les amender. Les deux totalitarismes du XXe siècle (nazisme et stalinisme) se sont adossés à une idéologie dont l’important n’était pas le prétendu « contenu » (qui varie du tout au tout entre la tradition socialiste et l’ineptie raciale) mais bien le « mouvement » de déduction, une sorte d’infaillibilité et de sur-sens absurde. Le terme de mouvement est à prendre de manière quasi littérale. : il s’agit de s’immuniser contre la réalité, contre l’expérience, de survivre à la perte du sens commun (ce qu’illustre parfaitement le « cas Eichmann »). En ce sens, les totalitarismes pensent que « tout est possible » alors que selon la formule de David Rousset « les hommes normaux ne savent pas que tout est possible ». Nous ne vivons pas en régime totalitaire en Europe, et à fortiori en France. Il n’existe pas de camp de concentration et la terreur n’est pas la nature de nos régimes politiques. En revanche, alors même que le libéralisme, sous ses deux versants économique et politique, s’est construit par opposition aux totalitarismes, il en reprend un des maux majeurs, l’idéologie, et un des effets majeurs, la désolation et le fait que, dans des sociétés de travailleurs d’où le travail disparaît, de plus en plus d’hommes apparaissent comme « superflus ». |
Pas de totalitarisme, donc, surtout au sens bien limité du mot pour Hannah Arendt, consciente qu’à trop élargir un concept on lui fait perdre beaucoup de sa force. Mais des éléments inquiétants de pré-totalitarisme. Sous couvert de la mort des idéologies, une nouvelle idéologie est mise en avant, celle du tout marché et du tout concurrence imposés par une loi « naturelle » de l’économie. La montée du nombre d’hommes « superflus » dans une société qui fait du travail une obligation tout en le détruisant. Enfin, non citées dans le texte repris ci-dessus, mais longuement évoquées dans ce chapitre, la désintégration d’un monde commun, la disparition du politique derrière la gestion des intérêts privés et l’absence d’un espace public où dialoguer et agir. Il faut lire ou relire les pages des Origines du totalitarisme où Hannah Arendt montre que les mouvements totalitaires ne peuvent exister sans une société atomisée, composée d’individus parfaitement isolés : Hitler en avait hérité ; Staline la fabriqua artificiellement pour transformer la dictature révolutionnaire de Lénine en un totalitarisme authentique[1].
Face à ces risques, il y a cependant des motifs d’espérer grâce à la capacité des hommes à agir ensemble, au sens de démarrer du nouveau, de l’imprévu et de déclencher des suites d’évènements. C’est toute la célébration de l’action que semble faire Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne – « semble », parce qu’elle est parfaitement consciente de la puissance mais aussi des risques et des limites de l’action. Nous avons traité de ces risques en abordant le thème d’un monde menacé par l’action des hommes sur la nature, nous y reviendrons un peu plus loin.
Lors de la réédition américaine, en 2006, de On Revolution[2], essai consacré aux révolutions française et américaine, le préfacier Jonathan Schell commençait son introduction en parlant des « révolutions arendtiennes » (The Arendtian Revolutions[3]). Il englobait sous ce terme « la vague de mouvements non violents qui, entre le milieu des années 1970 et aujourd’hui, ont mené au pouvoir des gouvernements démocratiques dans une douzaine de nations sur tous les continents, de la Grèce à l’Afrique du Sud, du Chili à la Pologne, et finalement, en Union soviétique elle-même ». Si l’on peut ne pas être toujours d’accord avec la qualification de « démocratique » appliquée à certains d’entre eux, il n’en reste pas moins que l’ensemble de ces mouvements, comme l’avaient été, du vivant de Hannah Arendt, la révolution hongroise réprimée dans le sang de 1956 ou les mouvements pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam aux États-Unis, sont des exemples de la puissance des hommes quand ils agissent ensemble, puissance qui peut mettre à bas la force de pouvoirs que l’on croyait tout-puissants. Traiter plus longuement ce thème dépasserait l’objectif et les dimensions de ce livre.
Un exemple plus proche, dans le temps et dans l’espace, et plus modeste quant à ses dimensions, peut cependant nous permettre de revenir à la situation de l’Union Européenne. C’est celui du référendum de mai 2005, en France, sur le projet de Constitution Européenne. L’action de plus en plus concertée de milliers de citoyens à travers le pays pour s’emparer d’un texte volontairement opaque pour le décrypter et en démontrer les enjeux conduisit à une des plus grandes surprises politiques de ces dernières années avec la victoire du non à plus de 55%. La quasi-totalité des médias et des partis politiques se sont ainsi trouvés déjugés, à leur grand étonnement. Ce succès est resté sans lendemain. Les raisons en sont multiples. Parmi elles, la méconnaissance de la nature de la puissance de l’action et la confusion de cette puissance avec la souveraineté, le pouvoir ou la domination de quelques-uns, comme nous l’avons vu plus haut. Les partis et les associations politiques ayant appuyé le non au référendum ont tenté de transformer ce succès lors des échéances électorales classiques, en cassant par là-même la dynamique d’une action d’initiative populaire pour rentrer dans les jeux politiciens d’accès au pouvoir.
On retrouve avec cet exemple l’observation de Hannah Arendt que les « îlots de liberté » que les êtres humains ont été capables d’établir à travers l’action conjointe sont toujours restés peu nombreux et éloignés entre eux. Ils sont entourés par une mer de forces sociales et politiques hostiles. La « chose publique » (res publica) court constamment le risque d’être submergée, de l’extérieur par les ennemis de la liberté, ou de l’intérieur par des citoyens « oublieux des joies et des responsabilités du bonheur public ». Un tel oubli a été, regrette Hannah Arendt, le destin de la Révolution américaine. Des générations d’Américains, privés d’un espace institutionnel où expérimenter les joies du débat public, de la délibération et de la décision, en sont de plus en plus venues à définir la poursuite du bonheur en termes privés et matérialistes. La perte de l’esprit révolutionnaire lui apparaît comme une évolution dangereuse, peut-être même fatale pour la santé de la République[4].
Action politique et espace public sont étroitement liés. L’un conditionne l’autre et réciproquement. C’est l’existence d’un espace public, même éphémère, qui permet l’action politique conjointe. C’est l’action politique qui crée et qui renforce l’espace public. Le référendum de mai 2005 en est un exemple très révélateur. La difficulté principale reste le maintien d’un tel espace qui est menacé par le jeu politique institutionnel classique. Bien que ce soit de façon très différente, le rituel de l’élection présidentielle, aux États-Unis comme en France, dénature l’action politique, telle que l’entendait Hannah Arendt, en la transformant en une simple expression d’abandon de souveraineté au profit d’un ou de quelques-uns. La pluralité et la liberté, dont la coexistence est certes difficile et indispensable à l’existence d’un espace public, sont oubliées.
La vision de la condition humaine par Hannah Arendt nous rappelle que les êtres humains sont des créatures qui agissent en ce sens qu’elles commencent des choses et déclenchent des suites d’évènements. Nous continuons de faire, sans en comprendre toujours les conséquences, au point que le monde humain et la terre elle-même ont été dévastés par les catastrophes que nous nous sommes infligés à nous-mêmes. Regardant ce qu’elle appelle « l’époque moderne » (du XVIIe au début du XXe siècle), elle diagnostique une situation paradoxale dans laquelle des processus économiques radicaux ont été déclenchés par l’action humaine, alors que ceux qui sont concernés pensent de plus en plus qu’ils sont des épaves impuissantes emportées par les courants des forces socio-économiques. Avec le monde moderne, qu’elle fait démarrer avec l’utilisation de l’arme nucléaire, et qu’elle étudiait dans Condition de l’homme moderne, les hommes ont commencé à déclencher puis créer des « processus naturels » sans pouvoir « penser » ce qu’il savaient faire[5].
Puisque le fossé entre pouvoir et responsabilité semble plus large que jamais, son rappel de la capacité humaine à agir et sa tentative « de penser ce que nous faisons » sont particulièrement opportuns. Cependant, nous devons prêter attention à ce qu’elle dit pour ne pas mal comprendre son message en le considérant comme un appel à l’humanité à sortir de sa torpeur, à prendre en charge les évènements et construire consciemment notre propre futur. Le problème avec ce scénario quasi-marxiste est qu’il n’existe aucune « humanité » qui pourrait assumer la responsabilité de cette façon. Les êtres humains sont pluriels et mortels, et ce sont ces traits de la condition humaine qui donnent à la politique sa miraculeuse ouverture et sa désespérante contingence à la fois.
Le message le plus encourageant de La Condition Humaine est son rappel de la natalité humaine et du miracle du commencement. En contraste marqué avec l’insistance de Heidegger sur notre mortalité, Hannah Arendt soutient que la foi et l’espoir dans les affaires humaines vient du fait que de nouvelles personnes viennent continuellement au monde, chacune étant unique, chacune étant capable de nouvelles initiatives qui peuvent interrompre ou détourner la chaîne des évènements mis en mouvement par des actions précédentes. Elle parle de l’action comme de « la faculté faiseuse de miracle de l’homme », soulignant qu’en ce qui concerne les hommes, il est tout à fait raisonnable d’attendre l’inattendu, et que de nouveaux commencements ne peuvent être exclus même quand la société semble enfermée dans la stagnation ou entraînée inexorablement sur une pente dangereuse. Depuis la publication de l’ouvrage, ses observations sur l’imprédictibilité de la politique ont été confirmées de façon saisissante par l’effondrement du communisme. Illustrant sa vision sur la façon pour le pouvoir de surgir comme de nulle part quand les personnes « commencent à agir de concert » et peut abattre de façon inattendue des régimes tout puissants, les révolutions de 1989 furent notablement arendtiennes.
Mais si son analyse de l’action est un message d’espoir dans les temps sombres, elle est aussi porteuse d’avertissements, car le revers de cette miraculeuse imprédictibilité de l’action est le manque de contrôle sur ses effets. L’action met les choses en mouvement, et nul ne peut prévoir les effets de ses propres initiatives, ni conserver son contrôle sur ce qui arrive quand elles rejoignent dans l’arène publique les initiatives des autres. L’action est donc profondément frustrante, puisque ses résultats peuvent se révéler très différents de ce que l’acteur visait. C’est à cause de ce « côté hasardeux » de l’action au milieu d’autres actions que les philosophes politiques depuis Platon ont essayé de lui substituer un modèle de la politique basé sur la fabrication d’une œuvre d’art. À partir du modèle du roi philosophe, qui voit le modèle idéal et façonne ses sujets passifs pour s’y conformer, schéma après schéma, des sociétés parfaites ont été imaginées, dans lesquelles chacun se conformerait aux desseins de leur auteur. La curieuse stérilité des utopies vient du fait qu’on n’y trouve aucune place pour l’initiative, aucun espace pour la pluralité. Bien que cela fasse maintenant quarante ans que Hannah Arendt ait pointé ce fait, la philosophie politique conventionnelle est toujours prise dans le même piège et ne veut toujours pas prendre au sérieux l’action et la pluralité, et cherche encore des principes si « irrésistibles » que même les générations non encore nées doivent les accepter, en rendant de ce fait superflue la contingence fortuite des ajustements effectués dans les arènes politiques réelles.
Arendt observe qu’il existe quelques remèdes aux difficultés de l’action, mais elle souligne leur portée limitée. L’un d’entre eux est de simplement commencer une nouvelle action pour interrompre un processus apparemment inexorable, mais en soi cela ne guérit en rien les dommages du passé ni ne garantit le futur imprévisible. Seules les capacités humaines de pardonner et de promettre peuvent traiter ces problèmes, et encore partiellement. Confronté (comme tant d’organisations politiques contemporaines) à la suite lassante des vengeances des maux passés qui ne produisent que de futures vengeances, le pardon peut rompre cette chaîne, et les récents efforts de réconciliation entre les races en Afrique du Sud en offrent une illustration impressionnante. Comme la philosophe le constate, cependant, personne ne peut se pardonner à lui-même : seule la coopération imprévisible des autres peut le faire, et quelques maux se cachent derrière le pardon. De plus cette façon de rompre la chaîne des conséquences entraînées par l’action ne marche que pour les conséquences humaines ; le pardon n’a aucune portée sur « les actions sur la nature » qui déclenchent des réactions nucléaires ou provoquent l’extinction des espèces.
Un autre moyen de faire face aux conséquences imprévisibles des actions plurielles est la capacité humaine à faire des promesses et à les tenir. Les promesses faites à un autre n’ont rien de fiable, mais quand plusieurs personnes se rassemblent et s’engagent pour le futur, les contrats qu’elles créent entre elles peuvent jeter des « îlots de certitudes » dans « un océan d’incertitudes », en créant une nouvelle sorte d’assurance et en leur permettant d’exercer collectivement un pouvoir. Contrats, traités, et constitutions font tous partie de cette espèce ; ils peuvent être extrêmement forts et sûrs, comme la constitution des États-Unis, ou à l’inverse (comme l’accord au pacte de Munich de Hitler) ils peuvent ne pas valoir le papier sur lequel ils sont écrits. En d’autres termes, ils sont hautement contingents, très différent des accords conclus dans l’imagination des philosophes.
Arendt est bien connue pour sa célébration de l’action, particulièrement pour les passages où elle parle de la gloire éternelle acquise par les citoyens athéniens quand ils s’engagèrent avec leurs pairs dans le domaine public. Mais Condition de l’homme moderne est tout autant consacré aux dangers de l’action, et à la myriade des processus déclenchés par l’initiative humaine et désormais hors de tout contrôle. Elle nous rappelle, bien sûr, que nous ne sommes pas des animaux sans défense : nous pouvons nous engager dans une nouvelle action, prendre des initiatives pour interrompre de tels processus, et tenter de les mettre sous contrôle grâce à des accords. Mais, outre les difficultés matérielles pour regagner du contrôle sur des processus déclenchés sans réfléchir par l’action sur la nature, elle nous amène également à penser aux problèmes causés par la pluralité elle-même. En principe, si nous sommes d’accord pour œuvrer ensemble, nous pouvons exercer un grand pouvoir ; mais l’accord entre plusieurs personnes est difficile à atteindre, et jamais à l’abri d’initiatives perturbatrices d’autres acteurs.
En conclusion, forcément provisoire, de cette réflexion nous voyons comment l’étude de l’œuvre de Hannah Arendt peut nous permettre de redonner un sens, de refonder, de réinventer la politique. Loin d’être l’art de prendre le pouvoir et de gérer les intérêts privés, cette dernière trouve son centre de gravité dans l’action conjointe et l’entretien d’un espace public ouvert à la pluralité, et sa raison d’être dans l’instauration d’un monde durable.
[1] OT, p. 627 et suivantes.
[2]La traduction française, très mauvaise, est épuisée. Gallimard annonce depuis 2003 une nouvelle traduction.... Nous attendons toujours.
[3] Arendt Hannah, On Revolution, Penguin, 2006, p. XI de l’introduction
[4] Thème développé par les études de penseurs politiques américains sur la portée politique de l’œuvre de Hannah Arendt (voir le chapitre 3).
[5] Voir le thème « Un monde menacé par l’action des hommes sur la nature ».
Nous terminerons ce chapitre par deux dernières citations de Hannah Arendt.
La première, extraite de l’essai « Vérité et Politique » rajouté en 1963 au recueil La Crise de la culture :
« Puisque j’ai traité ici de la politique dans la perspective de la vérité, et par conséquent d’un point de vue extérieur au domaine politique, j’ai omis de remarquer, ne fût-ce qu’en passant, la grandeur et la dignité de ce qui se passe en elle. J’ai parlé comme si le domaine politique n’était rien de plus qu’un champ de bataille pour des intérêts partiaux et adverses, où rien ne compterait que le plaisir et le profit, l’esprit partisan et l’appétit de domination. Bref, j’ai traité de la politique comme si, moi aussi, je croyais que toutes les affaires publiques étaient gouvernées par l’intérêt et le pouvoir, qu’il n’y aurait en aucun cas de domaine politique si nous n’étions obligés de nous soucier des nécessités de la vie. La raison de cette déformation est que la vérité de fait entre en conflit avec la politique seulement à ce niveau le plus bas des affaires humaines, de même que la vérité philosophique de Platon se heurta avec le politique au niveau considérablement plus haut de l’opinion et de l’accord. Dans cette perspective, nous restons dans l’ignorance du contenu réel de la vie politique – de la joie et de la satisfaction qui naissent du fait d’être en compagnie de nos pareils, d’agir ensemble et d’apparaître en public, de nous insérer dans le monde par la parole et par l’action, et ainsi d’acquérir et de soutenir notre identité personnelle et de commencer quelque chose d’entièrement neuf. Cependant, ce que j’entendais montrer ici est que toute cette sphère, nonobstant sa grandeur, est limitée – qu’elle n’enveloppe pas le tout de l’existence de l’homme et du monde. Elle est limitée par ces choses que les hommes ne peuvent changer à volonté. Et c’est seulement en respectant ses propres lisières que ce domaine, où nous sommes libres d’agir et de transformer, peut demeurer intact, conserver son intégrité et tenir ses promesses. Conceptuellement, nous pouvons appeler la vérité ce que l’on ne peut pas changer ; métaphoriquement, elle est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de nous. » [1]
Les potentialités offertes aujourd’hui par le développement des technologies de l’information et de la communication, et par l’Internet, rendent cet enjeu de la Vérité de fait particulièrement important comme nous avons pu l’observer dans la France de cet été 2010.
La seconde citation est extraite du prologue de Condition de l’homme moderne.
« À ces préoccupations, à ces inquiétudes, le présent ouvrage ne se propose pas de répondre. Des réponses on en donne tous les jours, elles relèvent de la politique pratique, soumise à l’accord du grand nombre ; elles ne se trouvent jamais dans des considérations théoriques ou dans l’opinion d’une personne : il ne s’agit pas de problèmes à solution unique. Ce que je propose dans les pages qui suivent, c’est de reconsidérer la condition humaine du point de vue de nos expériences et de nos craintes les plus récentes. Il s’agit là évidemment de réflexion, et l’irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir ou répétition complaisante de "vérités" devenues banales et vides) me paraît une des principales caractéristiques de notre temps. Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons. » [2]
Elle nous a servi de guide pour l’écriture de ce petit livre.
À partir d’une lecture, forcément limitée, d’une œuvre particulièrement puissante et pertinente pour comprendre notre présent, nous avons proposé au débat des mouvements politiques désireux de changer de société quelques pistes de réflexion et d’action pour le futur :
Il leur revient de réinventer en pratique la Politique d’aujourd’hui, dégagée de l’art de la conquête du pouvoir et de la gestion des intérêts privés, et ouverte à la pluralité des opinions et à la multiplicité des solutions. |