On Revolution (De la révolution)
En 2006, à l’occasion du centenaire de la naissance d’Arendt, deux de ses livres étaient réédités aux États-Unis, chacune avec une préface d’un des connaisseurs de son œuvre : Between Past and Future[1] (préface de Jerome Kohn) et On Revolution[2], (préface de Jonathan Schell). Après la traduction de la première préface, mise à disposition sur ce blog, je vous livre la traduction de la seconde sur ce même blog.
Dans Les Origines du Totalitarisme, publié en 1951, Arendt porte son regard avec chagrin et colère sur le régime totalitaire, récemment vaincu, d’Adolphe Hitler en Allemagne et sur celui, encore existant, de Joseph Staline en Union Soviétique. Dans De la révolution, publié douze ans plus tard, elle jette un œil avec espoir, sans le savoir, sur un futur proche encore invisible, à savoir la vague de mouvements non violents qui, entre le milieu des années 1970 et aujourd’hui, amenèrent au pouvoir des gouvernements démocratiques dans une douzaine de nations sur tous les continents, de la Grèce à l’Afrique du Sud, du Chili à la Pologne et, enfin, en Union Soviétique elle-même. Ces révolutions pourraient être qualifiées d’arendtiennes, mais pas dans le sens où les précédentes étaient dites marxistes. Les nouveaux révolutionnaires, à quelques notables exceptions, n’ont pas étudié Arendt comme les marxistes avaient étudié Marx ; cependant, à un degré remarquable, les révolutions qu’ils ont faites ont suivi, d’une façon ou d’une autre, les sentiers défrichés en pensée pour la première fois par Arendt. N’ayant aucune ambition comme prophète, elle s’est révélée en être un. L’histoire de son voyage d’un livre à l’autre, éclaire quelque peu, il me semble, les évènements ultérieurs prévus, sans le savoir, par De la révolution. Toutes ses révolutions sont arrivées, bien sûr, après qu’Arendt ait écrit son livre et les lecteurs de cette introduction, qui peuvent toujours préférer lire le livre avant tout commentaire et éviter ainsi tout aperçu sur lui, sont invités à se tourner d’abord vers Arendt et à considérer ce texte comme un épilogue. Arendt combinait une réponse viscérale, passionnée aux évènements contemporains et une profondeur immense de savoir historique et philosophique. Elle était une adepte avisée des actualités, où ce « vieil escroc d’Histoire mondiale », (selon l’expression usuelle employée par son mari et elle dans leurs lettres) était à l’œuvre, et son chœur de « Ach ! », autres soupirs et explosions d’émotion en regardant les reportages télévisés était l’objet de commentaires affectueux et amusés entre ses amis. Il est tentant de dire qu’elle a fait appel à la philosophie pour peser sur les évènements ; mais la vérité semble plus proche de l’opposé. Ce sont les évènements qui mettaient son esprit en mouvement, et la philosophie qui devait s’ajuster. Parfois l’ajustement était mineur –un reproche avisé à quelque opinion communément admise (par exemple, l’idée que le totalitarisme était juste une nouvelle version de dictature) –et quelquefois il était monumental (par exemple, sa contestation de la faible place dévolue à la politique dans toute la tradition occidentale depuis et après les Grecs anciens). Pourtant, si comme penseur, elle était plus déductive qu’inductive, plus proche de Bacon que d’Aristote, ni le moderne ni l’ancien modèle de la science ne représentait vraiment son style de recherche ; en effet, si elle ne partait pas de généralisations pour rechercher des exemples, elle ne commençait pas vraiment par collecter des évènements pour en déduire une règle. Sa pensée, plutôt, semble se « cristalliser » (le mot est d’elle) autour des évènements, comme un récif de corail se ramifiant, une pensée menant à une autre. Le résultat en est une réflexion indépendante, cohérente mais jamais organisée en système qui, alors qu’elle se développe pendant sa vie selon des lois et des principes propres à elle-même, réussit, en même temps, à constamment éclairer les affaires contemporaines.
Il y a, cependant, des tournants brusques sur la route, et le décalage de substance et d’humeur entre Les Origines du Totalitarisme et De la révolution est l’un deux. Un lecteur confronté à ces seuls deux livres, pourrait trouver difficile d’imaginer qu’ils ont été écrits par le même auteur. Dans les Origines nous sommes dans un monde de mal déchaîné et triomphant. Les folies du totalitarisme ont, de loin, dépassé quoi que ce soit dans le passé. Alors que les tyrans précédents s’étaient contentés principalement de la domination de la sphère politique, ignorant la vie privée et de larges pans de la vie économique et culturelle, les totalitaristes ont visé tous les recoins de l’existence humaine. L’essence du totalitarisme, affirme Arendt, est la domination totale des êtres humains par la terreur. Ce n’est pas seulement l’échelle des crimes qui est nouvelle ; c’est leur caractère même. En leur cœur se trouve la tentative d’éliminer toute « spontanéité » humaine, c’est-à-dire la liberté humaine. Ce n’est rien de moins qu’une chirurgie radicale sur la « nature humaine » qui est tentée. À cette fin le moyen essentiel est le camp de concentration, perfectionné sous différentes formes par Staline et Hitler. Il agit en anéantissant la dignité humaine, couche par couche, en effaçant d’abord la « personnalité juridique », pour, au final, détruire « l’individualité », le siège de la spontanéité, et laisser à la place d’êtres humains reconnaissables, « des marionnettes horribles à face humaine ».
Non seulement les individus, mais le monde humain auquel ils appartiennent – classes, communautés, peuples – est jeté aux « oubliettes ». Les morts meurent une seconde fois en étant oubliés. Les totalitaristes purent accomplir de telles prouesses grâce à un de leurs nouveaux talents, l’attaque globale du monde factuel et son remplacement par un monde factice de leur propre invention.
Quant aux organisateurs de ces atrocités, Arendt trouve qu'ils affichent, aussi, de nouveaux traits effrayants. Leurs motivations ne ressemblent pas plus à celles des tyrans classiques que leurs crimes à ceux du passé. Insensibles aux passions familières comme la cupidité, l’expansion territoriale, ou même la soif de pouvoir, ils font aussi peu cas de leur propre survie que de celle des autres, « et ne se soucient pas s’ils sont eux même en vie ou morts, s’ils ont jamais vécu ou ne sont jamais nés ». Plutôt, tant est qu’une motivation soit détectable, ils trouvent satisfaction à participer à, ou au moins à être emportés par, de gigantesques processus historiques dont les étapes et les destinations sont exposées dans leurs systèmes idéologiques.
Avide d’un terme décrivant la nouvelle réalité, elle se tourne provisoirement vers l’expression d’Emmanuel Kant de « mal radical. » Le mal est radical quand il détruit non seulement ses victimes, mais aussi les moyens par lesquels les survivants pourraient chercher à répondre. Comme elle l’écrira plus tard, la marque des actes radicalement mauvais est qu’ils « transcendent le domaine des affaires humaines et les potentialités de la puissance humaine, qu’ils détruisent radicalement tous les deux partout où ils font leur apparition. » Même si elle renoncera plus tard à cette expression, elle révèle l’étendue de la victoire du mal dans sa compréhension du totalitarisme. Le monde ne semble avoir à sa disposition que des outils brisés. La tradition occidentale de pensée est un champ de ruines. Les droits de l’homme ont été mis en pièces. La loi est impuissante, même après les faits, à faire face aux crimes qui ont été commis, puisqu’ils ont eux-mêmes transcendé ou, en réalité, détruit le système légal par lequel ils auraient pu être jugés. (Seule une cour avec une juridiction avec de larges compétences pourrait convenir, mais au début des années 1950 aucune n’est à l’horizon, et encore moins en session). Des ressources spirituelles ont été épuisées : le pardon –un moyen d’en finir avec des mauvaises actions –ne peut pas prendre en compte l’immensité de ces crimes. La réalité elle-même s’est révélée de peu d’aide face à l’attaque totalitaire. Si le régime ment, il peut modifier la réalité elle-même pour qu’elle corresponde à l’illusion –par exemple, en assassinant des classes ou des races entières pour « prouver » que l’Histoire les a condamnées. Même la nature humaine, autrefois considérée inattaquable, a été démantelée dans le système concentrationnaire.
À côté de ce portrait du monde politique, De la Révolution semble appartenir à un autre univers moral. Les deux livres pourraient sembler, au premier coup d’œil, être l’œuvre de deux écrivains différents appartenant aux camps opposés d’un débat. Mais un tel débat n’est pas engagé. Les conclusions découlant de l’analyse du totalitarisme ne sont pas réfutées (ni dans aucun des écrits d’Arendt) ; elles sont plutôt remarquables par leur absence. À la place des camps de concentration, la scène historique au centre de De la révolution est le pacte du Mayflower. Ici aucune terreur ou domination de quelque sorte. Au lieu de cela quelques douzaines d’hommes s’approchant d’une nature sauvage « s’accordent et s’allient » eux-mêmes en un « corps politique civil ». En agissant ainsi, guidés par aucune tradition, ils ne découvrirent rien de moins que « la grammaire élémentaire de l’action politique et sa syntaxe plus compliquée.»[1] Leur action affirme leur « pluralité » qui est, nous l’apprenons, la caractéristique de la vie humaine nécessaire et suffisante pour toute activité politique. Non seulement la politique en général, mais le pouvoir politique en particulier sont générés par une telle participation non violente et positive, ou « action concertée ». Elle explique : « La grammaire de l’action : l’action est la seule faculté humaine qui requiert une pluralité d’hommes ; et la syntaxe du pouvoir : le pouvoir est le seul attribut humain qui s’applique uniquement à l’espace intermédiaire ancré dans le monde grâce auquel les hommes sont mutuellement liés, s’associent dans l’acte de fondation en vertu de leur faculté de faire et tenir des promesses, ce qui dans le domaine de la politique, pourrait bien être la plus haute faculté humaine. »[2] Être libre ce n’est pas simplement ne pas être entravé ; c’est mener une action positive avec d’autres. Aussi Arendt s’engage-t-elle, pour une décade, dans une analyse minutieuse du pouvoir politique qui, affirme-t-elle, n’est pas seulement différent de la violence mais est son « opposé ». Quand des régimes perdent la coopération, semblable à celle du pacte du Mayflower, de leur peuple, leur pouvoir s’évapore et s’ils peuvent conjurer, pour un temps, la défaite par la violence, cela ne peut les sauver. En fait la violence peut précipiter leur chute. « Car le pouvoir peut évidemment être détruit par la violence ; c’est ce qui se produit dans les tyrannies, où la violence d’un seul individu annihile le pouvoir de la multitude, et c’est pourquoi selon Montesquieu, les tyrannies se détruisent de l’intérieur ; elles périssent parce qu’elles engendrent l’impuissance au lieu du pouvoir. »[3]
La terreur, la ressource principale des régimes totalitaires, s’est avérée être une perversion de la révolution, souvent déchainée par ce qu’Arendt considère comme la tentative erronée, illustrée par la Révolution française, d’utiliser la révolution pour résoudre « la question sociale », pour soulager la misère des pauvres, dont les terribles besoins conduisent la révolution « à sa perte ». Elle croit que simplement parce que les révolutions se sont préoccupées des pauvres, la désastreuse Révolution française a été étudiée et prise pour modèle, alors qu’au grand regret d’Arendt la Révolution américaine a été maintenue dans l’ombre. (Ce refus de faire de la cause des pauvres un projet révolutionnaire a provoqué une tempête d’objections des marxistes et de ceux concernés par la pauvreté et reste l’un des aspects les plus contestés de ce livre.)
Arendt constate, cependant, que des épisodes de véritable action concertée ont eu lieu, pratiquement ignorés ensuite par les historiens, sous la forme de création spontanée de « conseils. » Dans la révolution française, les communes municipales et les sociétés populaires; en Russie en 1905 et 1917 les Soviets, bientôt renversés et ensuite éliminés (lors de la rébellion Kronstadt de 1921, sinon plus tôt) par le parti Bolchevique; en Allemagne en 1918 et 1919 les räte, bientôt confédérés dans des groupements nationaux pour entreprendre la révolution et même la gouverner.
Il n’y a, bien sûr, aucune contradiction entre dire que les camps de concentration d’Hitler et de Staline étaient abominables et le pacte du Mayflower admirable. Mais la contradiction n’est pas la question. Plutôt De la révolution semble représenter un nouveau monde de pensée politique, une nouvelle humeur, presque un nouveau tempérament, et la question est est celle de la relation avec son travail précédent et du comment et du pourquoi du changement. (Le nouvel esprit est visible, quoique de façon moins éclatante, dans Condition de l’homme moderne, publié en 1958, dans lequel le développement par Arendt de sa conception de la politique est inséré dans un cadre théorique plus large.)
J’ai suggéré que dans l’œuvre d’Arendt les évènements entrainent la réflexion. Les événements qui ont suscité Les Origines de Totalitarisme sont assez clairs : ils sont désignés dans le titre du livre et ils ont façonné la vie d'Arendt. D'origine juive, elle s'est enfuie d’Allemagne en 1933 après une arrestation de courte durée par les Nazis. Elle a passé les dix-huit années suivantes comme apatride, d'abord en France, travaillant pour l’Aliyah des jeunes, une organisation sioniste et ensuite, quand la France est tombée aux mains des Nazis, aux États-Unis, dont elle est devenue citoyenne en 1951. Mais ce n’est sûrement pas sa souffrance personnelle, comparativement modeste pour quelqu'un dans sa situation, à cette époque et dans ces lieux, qui l'a d'abord poussé à écrire son livre. C’est plutôt, par-dessus tout, les nouvelles, l'atteignant à New York à la fin de 1942 et au début de 1943, sur ce que les Nazis étaient en train de faire aux Juifs dans les camps. « Tout d’abord nous n’y avons pas cru… » dira-t-elle plus tard. « Auparavant on se disait : eh bien ma foi nous avons des ennemis. C’est dans l’ordre des choses. Pourquoi un peuple n’aurait-il pas d’ennemis ? Mais il en a été tout autrement. C’était vraiment comme si l’abime s’ouvrait devant nous… Cela n’aurait jamais dû arriver. [1]»
Est-ce qu’un nouvel évènement a « cristallisé » les nouveaux courants de pensée qui conduisent, à travers Condition de l’homme moderne, à De la Révolution ? Je suggère qu’un évènement l’a fait : la Révolution hongroise contre le gouvernement soviétique en octobre 1956. La révolution fut précédée par le célèbre discours de déstalinisation de Nikita Khrouchtchev au Vingtième Congrès du Parti communiste en février. Le premier des pays satellites à se rebeller fut la Pologne, où la répression de la protestation des ouvriers contre la hausse des prix suscita un mouvement national exigeant des changements fondamentaux dans le régime. Les événements polonais furent bientôt dépassés par l'insurrection beaucoup plus radicale en Hongrie, qui, en l'espace de douze jours renversa le gouvernement en place et commença la fondation d’un nouveau, qui fut ensuite écrasé par les chars soviétiques. Lorsque Arendt reçoit les premières nouvelles de Hongrie, elle écrit à son mari, Heinrich Blücher, sa "joie." "Enfin, enfin, ils devront montrer comment les choses sont vraiment![2]» écrit-elle. Les choses étaient comme elle avait dit qu’elles étaient dans Les Origines du totalitarisme, mais maintenant, elles étaient révélées par les personnes participant à la première grande rébellion de l'intérieur contre le totalitarisme. (Pas de révolution comparable contre le régime nazi, écrasé par les armées alliées.) Le plus important, les Hongrois avaient résisté.
Il y a une preuve plus impressionnante de la réaction d’Arendt dans un texte qu’elle écrivit à l’occasion du premier anniversaire de la révolution. L’histoire de sa publication est particulière. Elle l’a inclus, comme un épilogue, dans la deuxième édition, sortie en 1958, mais retiré ensuite dans les éditions postérieures. Il n’est jamais réapparu dans aucun autre volume. Je suppose qu'elle l'a retiré parce qu'elle a reconnu que l'essai était l’entrée d’un nouveau chemin de pensée qui culminerait dans De la Révolution. C'était le début d’un travail fondamentalement nouveau, pas la fin d’un ancien. En effet, plusieurs livres qu’Arendt a beaucoup travaillés dans les années encadrant la révolution hongroise n'ont jamais été terminés, peut-être en partie parce qu'ils chevauchaient les deux époques, et les deux trains de pensée. (Récemment, des extraits de ce matériau ont été publiés sous le titre La promesse de la politique.) Un texte qu'elle a écrit pour The Meridian, une lettre d'information de l'éditeur du livre, Meridian Books, vient en soutien de cette interprétation :
On trouve dans ce chapitre un certain espoir — accompagné bien sûr de nombreuses réserves - qu'il est difficile de concilier avec l'affirmation (de la dernière section des Origines du totalitarisme) selon laquelle la seule formulation claire des problèmes les plus actuels de notre époque a été l'horreur du totalitarisme (...) [la Révolution Hongroise] a mis au monde une fois encore une forme de gouvernement qui peut difficilement être dit nouveau …. Je parle du système des Conseils… Je ne nourrissais aucun espoir de les voir resurgir (...). La Révolution hongroise m'a donné une leçon.[3]
Cela vaut la peine de s’arrêter sur ce passage. Elle aurait pu dire : le totalitarisme est le problème; les conseils et la politique qu'ils incarnent sont la réponse. Mais elle ne dit pas tout à fait cela. Au contraire, elle identifie quelque chose appelée les «problèmes de l’époque», mère à la fois du totalitarisme et des conseils, chacun vu comme une expression des problèmes, l’une cauchemardesque, l’autre pleine d’espoir.
Dans sa biographie, Hannah Arendt : Pour l'amour du monde, Elisabeth Young-Bruehl observe que, dans la note à Underwood, Arendt continue, en effet, à décrire le totalitarisme comme "une solution" terrifiante, bâtarde des problèmes de l’époque –problèmes qui sont restés très réels et absolument non résolus. Arendt écrit que « derrière le déclin de l'État-nation », il y a « le problème non résolu de la nouvelle organisation des peuples ; derrière le racisme le problème non résolu d'un nouveau concept d'humanité ; derrière l’impérialisme, le problème non résolu de l'organisation d'un monde qui rétrécit constamment… »[4] La liste est saisissante pour sa pertinence contemporaine et peut aisément être appliquée à notre ère post-soviétique. Si nous ne voyons le totalitarisme que comme le problème, alors nous pouvons nous réjouir avec Francis Fukuyama, auteur de La Fin de l'Histoire et le dernier homme, du triomphe du libéralisme. Mais si comme Arendt nous voyons le totalitarisme comme un mal qui a grandi, en premier lieu, de cette même civilisation libérale, nous serons à la recherche des nouveaux maux qui peuvent, de nouveau, surgir des problèmes sous-jacents toujours non résolus du libéralisme.
Arendt a complété cette liste des problèmes de l’époque dans le matériau, publié à titre posthume, rassemblé pour l’une des œuvres jamais terminées de cette période, Introduction à la politique. Elle écrit : « Tant…le totalitarisme que la bombe atomique …attise la question du sens aujourd’hui de la politique. »[5] L'expression "le sens de la politique" se réfère à la signification qui émerge de nos institutions comme le système de conseil décrit dans De la Révolution. Curieusement, ses réflexions sur la bombe atomique, quoique tout à fait étendues dans ce manuscrit, n’ont jamais été intégrées dans l’œuvre publiée de son vivant. (Elles ont, heureusement, maintenant été rendues disponibles dans La promesse de la politique.)
En résumé, pour Arendt, la Révolution hongroise fut comme une torche éclairant l'obscurité autrement impénétrable du donjon totalitaire. Peut-être a-t-elle même montré la sortie. Quoique se méfiant de son propre enthousiasme, Arendt était en fait incapable de le maîtriser. Le fait était que la révolution lui a donné un premier moment de soulagement par rapport au poids écrasant du phénomène totalitaire et a soulevé les espoirs les plus profonds dans son cœur.
Le texte lui-même le montre clairement. Elle débute avec un concert de louanges pour les révolutionnaires. La révolution est « un authentique évènement dont la dimension est indépendante de la victoire ou de la défaite ; la tragédie qu’il provoqua en conforte la grandeur. » Car « Ce qui s’est passé en Hongrie ne s’est passé nulle part ailleurs et les douze jours de la révolution renferment davantage d’histoire que les douze ans qui se sont écoulés depuis que l’armée Rouge « a libéré » le pays de la domination nazie. »[6] On voit presque que le miasme totalitaire commence à s’évacuer de son esprit quand elle écrit, « La voix qui depuis l’Europe de l’est parlait si clairement et si simplement de liberté et de vérité, exprimait comme une conviction élémentaire : la nature humaine ne peut être changée, le nihilisme sera vain et une aspiration à la liberté et la vérité montera toujours du cœur et de l’esprit de l’homme, même là où elles ne sont pas enseignées et où l’endoctrinement est envahissant. »[7] Arendt écrivait rarement avec un ton résonnant si affirmativement, particulièrement pas en réponse à un événement contemporain spécifique. Mais ici, il semblait, se trouvait la nouvelle terre ferme sur laquelle elle estimait qu'elle pourrait se tenir debout.
Le choc brut de l'événement était toujours palpable une année plus tard : « Car ce qui s’est passé à ce moment-là, c’était ce à quoi plus personne ne croyait, si tant est que quelqu’un y ait jamais cru –ni les communistes ni les anticommunistes, pour ne rien dire de tous ceux qui parlaient de la possibilité ou du devoir qu’avait le peuple de se révolter contre la terreur totalitaire, sans avoir conscience ou sans s’inquiéter du prix que les autres peuples auraient à payer. »[8] Elle-même figurait, écrit-elle à Underwood, parmi ceux qui n’y avaient pas cru. Dans son essai elle affirme que « chaque politique, chaque théorie, et chaque pronostic » concernant le totalitarisme « demande un réexamen. » Mais elle ne s’est pas engagée, au moins dans ses publications, dans ce réexamen. Au lieu de cela, elle avance sur le chemin de réflexion plein d’espoir qui sera pleinement visible dans De la révolution. L'essai sur la révolution hongroise, en effet, continue à mentionner beaucoup de ce qui deviendront les éléments principaux ce livre : une brève description du système de conseil, la localisation de la liberté dans l’action, le potentiel d’une toute nouvelle forme de gouvernement.
Bien sûr, sa réponse au coup de tonnerre hongrois n'est pas arrivée dans un vide intellectuel. D’une part, son analyse du totalitarisme avait révélé, comme dans une image négative, les caractéristiques malveillantes auxquelles les conseils ont fourni des contreparties positives : l’automatisme versus l’action spontanée; la volonté d'un individu seul ou d'un parti versus la participation plurielle de beaucoup; la loi de l’Histoire versus la loi humaine. D'autre part, son expérience du système politique américain, qu’elle loue dans De révolution, lui a également donné de l'espoir, qui a augmenté avec la disparition du maccarthysme. Et elle avait déjà eu connaissance de l'histoire du système de conseil, à travers les œuvres de Rosa Luxemburg et l'observation de première main de son mari, qui avait participé aux événements de 1918 -1919 en Allemagne. Quand elle a compris que ce n'était pas le cas, tout l'appareil formidable de son intelligence a apparemment été lancé dans une nouvelle direction. Douze mois seulement après les événements de Hongrie, elle est arrivée à la prémonition suivante remarquable d'une chute soudaine et pacifique de l'Union Soviétique. Des événements de 1956, elle écrit :
…il serait imprudent de les oublier. S’ils annoncent quelque chose, c’est un effondrement soudain et dramatique du régime bien plus qu’une normalisation progressive. Une évolution aussi catastrophique n’implique pas nécessairement le chaos, comme la révolution hongroise nous l’a appris… »[9]
Et cela se passa ainsi.
[1] La tradition cachée, p. 241-242.
[2] Correspondance Hannah Arendt – Heinrich Blücher, p. 410 (lettre du 24 octobre 1956).
[3] Hannah Arendt, Elisabeth Young-Bruehl, Pluriel, p. 263-264.
[4] Hannah Arendt, Elisabeth Young-Bruehl, Pluriel, p. 264.
[5] Qu’est-ce que la politique, Hannah Arendt, point seuil, p. 66.
[6] Réflexions sur la révolution hongroise, dans le Quarto Les origines du totalitarisme –Eichmann à Jérusalem, p. 896.
[7] Réflexions sur la révolution hongroise, dans le Quarto Les origines du totalitarisme –Eichmann à Jérusalem, p. 916.
[8] Réflexions sur la révolution hongroise, dans le Quarto Les origines du totalitarisme –Eichmann à Jérusalem, p. 899.
[9] Réflexions sur la révolution hongroise, dans le Quarto Les origines du totalitarisme –Eichmann à Jérusalem, p. 938.
L'importance de la révolution hongroise dans le développement de la pensée d'Arendt suggère une nouvelle périodisation pour la vague des révolutions démocratiques de la fin du XXe siècle. Son commencement devrait peut-être être daté de 1956 plutôt que, comme cela est usuellement fait, du milieu des années 1970, quand la série a semblé commencer en Europe du Sud avec le renversement de la junte grecque en 1974, de l'autocratie du Portugal la même année et la transition vers la démocratie en Espagne en 1975. La longue parade des révolutions qui ont suivi inclut, parmi d'autres, le mouvement Solidarité en Pologne dans les années 1980, le renversement de la junte argentine en 1982, la chute de la dictature militaire au Brésil voisin en 1985, l'expulsion du dictateur Fernando Marcos des Philippines en 1986, par la révolution du "Pouvoir du Peuple", la chute de l'autocrate Chun Doo-hwan en Corée du Sud, l’effondrement de l'Union soviétique et de son empire à la fin des années 1980 et au début des années 1990, le remplacement du régime d'apartheid de l'Afrique du Sud avec la règle de la majorité au début des années 1990, la chute de Slobodan Milosevic en 2003, "la Révolution des roses" en Géorgie en 2003 et "la Révolution Orange" en Ukraine en 2005. La grande majorité de ces mouvements et révolutions affichent un nombre remarquable de caractéristiques arendtiennes. La plupart visent à établir des conditions de liberté plutôt qu’à résoudre des questions sociales. (En conséquence ces questions sociales sont malheureusement laissées sur la table dans le nouveau monde de mondialisation du marché, qui s’étant montré incapable ou peu disposé à les traiter, fait maintenant face à un retour de manivelle puissant, en Amérique du Sud et ailleurs.) La plupart (de ces mouvements) ont tendance à ne plus se tourner vers les modèles de révolution français, russe, ou chinois mais plutôt vers l’un ou un autre ou vers la Révolution américaine, qui soudainement récupère l'attention internationale et la respectabilité. Tous sont fondamentalement non violents, abandonnant délibérément la violence révolutionnaire, sans parler de la terreur. Peut-être le plus intéressant et le plus important, ils justifient la nouvelle conception du pouvoir d'Arendt et sa relation à la violence. Non seulement «non violents», ils représentent aussi, dans un sens positif, un terrain propice pour ce qu'elle avait identifié comme étant la véritable source du pouvoir : une action vigoureuse et concertée entres pairs prêts à se sacrifier pour leurs convictions. À maintes reprises, comme en Hongrie en 1956, les mouvements ont convaincu les cœurs et les esprits de majorités nationales, privant les gouvernements répressifs de légitimité et à maintes reprises ces gouvernements se sont effondrés, dans un processus décrit avant les faits par Arendt :
Que toute autorité repose en dernière analyse sur l’opinion, rien ne le démontre avec plus de force que le refus d’obéissance qui, soudain et de manière inattendue, déclenche ce qui va se transformer en révolution.[1]
Nous trouvons une description semblable dans le grand essai de Vaclav Havel (1978) Le pouvoir des sans-pouvoirs. Havel n'avait pas, pour autant que je sache, lu Arendt à l'époque. Pourtant cette conception de la puissance de ce qu'il appelle "vivre dans la vérité" (qu’Arendt appelle plus abstraitement la force de « l’opinion») et de comment elle peut soudainement abattre un pouvoir gouvernemental oppressant et semblant inattaquable est remarquablement proche de la sienne :
Car la croûte formée par la vie de mensonges est faite d’une substance étrange. Tant qu’elle recouvre hermétiquement la société entière, elle semble faite de pierre. Mais dès que quelqu'un la brise en un endroit, qu’une une personne crie, "l'empereur est nu!" – dès qu’une seule personne transgresse les règles du jeu, l'exposant ainsi comme un jeu - tout apparaît soudainement sous une autre lumière et la croûte entière semble ensuite être faite de de tissu sur le point de se déchirer et de se désagréger de manière incontrôlée.
Il est vrai aussi qu'il y a beaucoup de développements qu'Arendt n'avait pas prévus et qui l'auraient sans doute autant étonnée que les caractéristiques spécifiques de la révolution hongroise. L’un est le rôle d'une nouvelle conception "du social" dans beaucoup de mouvements et par-dessus tout en Afrique du Sud, en Pologne et en Tchécoslovaquie, les deux derniers constituant des tournants critiques dans la chute de l’Union Soviétique. (En effet le précurseur polonais de Solidarité, le Comité de Défense du Travailleur, définissait sa tâche comme une "assistance sociale", qui incluait l'aide aux victimes de la répression et à leurs familles.) Arendt distingue nettement le social et le politique et s'est opposé à tout mélange des deux, craignant que l'intégrité du domaine politique, dont le but et la signification devraient être l'exercice de liberté, soit polluée et pervertie par toutes sortes d'autres buts sociaux, comme le travail « d'économie domestique » de guider une économie moderne. Les Polonais et les Tchèques, ainsi que d'autres, cependant, se sont rendu compte que la société offrait non seulement un refuge contre la politique, mais un domaine d'action dans lequel le pouvoir, y compris le pouvoir politique, pourrait se développer. En effet Solidarité en Pologne, craignant de renverser l'état Communiste et de déclencher une intervention militaire soviétique comme celle qui a mis fin à la révolution hongroise, proposa une répartition des rôles dans laquelle le mouvement contrôlerait "la société" et le gouvernement serait laissé responsable "du pouvoir". À son âge d'or, Solidarité, avec ses dix millions de membres, y compris des contingents du Parti communiste, devint un gigantesque assemblage "de conseils". Cependant, son activité n’était pas, selon l'idéal d'Arendt, la politique en soi, mais presque n’importe quoi d’autre, incluant éducation honnête, protection de l’environnement et œuvres sociales de toutes les sortes. Il arriva, cependant –avec une ironie que, j'imagine, Arendt aurait appréciée –que ceux qui émergèrent dans la société acquirent de toute façon le pouvoir politique, presque malgré eux. À leur surprise immense et non négligeable crainte, le pouvoir tomba entre leurs mains en 1989 quand l'état polonais chancelant et usé, réalisant qu’il ne pouvait plus remplir ses fonctions et ayant perdu le soutien soviétique, se tourna vers Solidarité pour bénéficier de sa légitimité et de son aide. Deux ans plus tard, l'Union soviétique elle-même avait disparu.
Un autre développement qui pourrait avoir surpris Arendt est l'utilisation par les mouvements populaires de résultats d'élection, falsifiés ou réels, comme levier pour conquérir le pouvoir. Le modèle apparaît d’abord en Philippines en 1986 où Marcos après avoir appelé à une élection, annule ensuite la victoire de son adversaire, Corazon Aquino, veuve du leader d'opposition assassiné Benigno Aquino. Deux ans plus tard, le mouvement démocratique chilien Acuerda Nacional se sert d'un plébiscite initié par Augusto Pinochet pour organiser, avec succès, un vote "Non". Quand les chefs militaires, s'alignant maintenant sur une majorité de Chiliens plutôt que sur le dictateur, refusent son ordre de proclamer la loi martiale, Pinochet est obligé d’abandonner sa fonction de président. Le chemin philippin de monter un mouvement d’opposition contre le vol d'une victoire électorale est suivi plus tard en Serbie et en Ukraine. Dans presque toutes les révolutions de la vague démocratique, les mouvements non violents ont conduit à des gouvernements démocratiques, mais dans ces deux cas le processus a été au moins partiellement inversé. Des élections démocratiques ont aidé les mouvements non violents, qui ont poursuivi ensuite leur chemin jusqu’à la victoire.
Il y a au moins un grand espoir d'Arendt qui ne s’est pas réalisé. Elle voyait les conseils révolutionnaires comme les embryons de ce qui pourrait devenir une forme totalement nouvelle de gouvernement dont l'élément vital serait le type de participation continue et active à la politique expérimentée dans les révolutions. Mais partout les conseils ont été mis à l'écart ou mis sous contrôle par des partis politiques, ou pire. L'histoire est restée similaire depuis l’époque où elle écrivait. Les conseils sont apparus de nouveau et ont disparu de nouveau –cette fois en faveur de systèmes de gouvernement plus ou moins démocratiques, plus ou moins représentatifs, familiers pour tous après deux siècles d'utilisation aux États-Unis, en Europe et ailleurs.
La parenté entre les révolutions de la vague démocratique est notable, mais c’est bien sûr le totalitarisme qu’Arendt a connu et la résistance à lui qui l'a intéressée le plus profondément. (Vraie fille de l'Ouest et de la tradition Occidentale, elle réfléchissait rarement en détail sur des événements se produisant dans d'autres parties du monde.) C'est dans le contexte de ces intérêts que cela pourrait être particulièrement fructueux de dater le début de la vague entière de 1956 plutôt que 1974. Notons, par exemple, que les événements polonais qui ont précédé la révolution hongroise ont été provoqués par des demandes de conseils d’atelier ouvriers indépendants. Quand des travailleurs en grève ont été tués, la population dans son ensemble a réagi avec colère, contraignant à un changement dans le gouvernement. Les graines du mouvement Solidarité de 1980, probablement le tournant décisif dans le destin du pouvoir soviétique, ont été ainsi semées en 1956. C’est alors que les travailleurs polonais ont pour la première fois évalué leur pouvoir et formulé certaines des demandes que Solidarité reprendra plus tard. Personne ne le savait à l'époque mais la combinaison politique qui abattrait l'Union soviétique était née : réforme du Parti communiste au sommet plus résistance populaire non violente à la base. Dans les années 1950, le réformateur était Khrouchtchev et la résistance était la révolte de courte durée des ouvriers et dans les années 1980 le réformateur était le beaucoup plus libéral Gorbatchev et la résistance le beaucoup plus puissant mouvement Solidarité et ses successeurs. En 1956 Arendt était presque seule à comprendre que la révolution hongroise, bien qu’éteinte, avait été un coup dur pour l'Union soviétique. Au moment où le Printemps de Prague reprit la cause antitotalitaire en 1968, Arendt, se servant de sa nouvelle compréhension conceptuelle, put écrire, « La confrontation récente entre les chars russes et la résistance, totalement non violente, du peuple tchécoslovaque constitue un exemple typique de l’opposition entre la violence et le pouvoir à l’état pur. (…) On peut obtenir la victoire en se servant de la violence comme d’un substitut du pouvoir, mais le prix à payer est très élevé ; car il n’est pas payé seulement par le vaincu, mais également par le vainqueur, qui voit s’affaiblir son pouvoir. »[2]
À la lumière de ces concepts et des événements ultérieurs, une nouvelle histoire du déclin et de la chute du pouvoir soviétique semblerait se dessiner. Dans cette histoire, les mouvements polonais, hongrois et tchèques battus ne figureraient pas comme de nobles défaites, mais comme les précurseurs de la victoire complète de 1989-91. Une des caractéristiques les plus surprenantes de cette histoire serait l'importance de la rébellion de communistes autrefois dévoués. Les ouvriers polonais furent à une époque probablement de meilleurs partisans des idées communistes que la plupart des polonais. Comme beaucoup d'intellectuels polonais qui ont joué un rôle central dans Solidarité comme conseillers. Un d'entre eux, Adam Michnick, qui a grandi dans une famille communiste, a écrit plus tard que comme jeune garçon il avait cru « qu’un communiste est un homme qui se bat pour la justice sociale, pour la liberté et l'égalité, pour le socialisme…Il va en prison à cause de ses idées." Et Gorbatchev est resté un partisan d’un système communiste reformé jusqu’à la fin.
Il est aussi surprenant que les méthodes expérimentées par les rebelles de la vague démocratique, avec une grande originalité et un superbe courage, au cours de décennies, se soient révélées être semblables les unes aux autres dans l’opposition à des régimes aussi disparates que les régimes militaires de l'Europe du Sud, les dictatures de droite de l'Amérique du Sud et le régime d'apartheid de l'Afrique du Sud. C’est assez pour croire qu'Arendt voyait juste quand elle a écrit que les signataires du pacte du Mayflower, qui illustre sa nouvelle compréhension de la politique, avaient découvert la véritable "grammaire" et "la syntaxe" de toute action.
Nous fêtons le cinquantième anniversaire des événements hongrois et les réflexions sur les commencements suggèrent des réflexions sur les fins. La vague de démocratisation arendtienne poursuit-elle sa course ? La question est en débat. Une école soutient que sous la direction des États-Unis, la démocratie est sur le point de faire un grand bond en avant et conquérir le globe entier. Le président George W. Bush s'est donné l’objectif "de mettre fin à la tyrannie ", sans cependant fixer de date. Une autre école craint que le mouvement soit en danger de corruption par cette intervention même de l'Amérique. Ce qui est incontestable est que depuis l’effondrement soviétique, le contexte ambiant a changé. Le plus important étant que les États-Unis ont adopté une politique de démocratisation d'autres pays par la force armée. Le changement de politique a même commencé avant les attentats du 11 septembre avec l'idée d'intervention humanitaire. Cela a été pratiqué par les États-Unis en Somalie, en 1991, pour circonscrire une famine épouvantable et ensuite en Serbie, en 1999, pour chasser la Serbie du Kosovo. Cela n'a, notablement, pas été pratiqué dans, de loin, la pire crise humanitaire de la période, le génocide de la population Tutsi du Rwanda par le gouvernement à direction Hutu. Le changement s’est accéléré après le 11 septembre, quand les États-Unis ont ajouté la démocratisation à l'humanitarisme comme but d'intervention. Beaucoup d'avocats de la nouvelle politique, tant libéraux que conservateurs, l'ont franchement nommée impériale et ont invité les États-Unis à assumer les charges d’empire global. Leurs adversaires craignent que la militarisation ne favorise pas, mais nuise au développement de la démocratie. Indubitablement, le seul pays où cette politique a été mise entièrement en œuvre est l'Irak. Et la démocratisation a été présentée comme une sorte de succédané quand le but annoncé de la guerre, se saisir de présumées armes de destruction massive, s’avéra être un mirage.
La Chine, dont "1989" fut la suppression du mouvement démocratique de la Place Tiananmen, n'a jamais rejoint la tendance. Avec le président Vladimir Poutine, la Russie est retombée dans l'autoritarisme. Également important et pertinent pour notre sujet, une ombre est tombée sur la liberté américaine. En réalité, et encore plus aux yeux du monde, les États-Unis, dans la poursuite de leur guerre contre le terrorisme, perdent la trace de leurs idéaux fondateurs, qu'Arendt, pour sa part, admirait tant. Une administration a revendiqué le droit de jeter en prison, à sa discrétion, des citoyens américains ou étrangers, de mettre sur écoute des citoyens américains ou étrangers sans permission du Congrès et de maltraiter des prisonniers dans des prisons secrètes dans le monde entier. Au moment où nous demandons si l’expansion de la démocratie reste plausible, nous sommes en droit de nous demander si elle prospèrera, ou même survivra, aux États-Unis, où elle existe déjà. Dans tous les cas, les conséquences pour la vague démocratique qui dure depuis cinquante ans doivent nécessairement être considérables.
Rappelons qu'Arendt croyait que le totalitarisme, tout en étant, bien sûr, un mal en lui-même, était aussi une tentative démente de solution aux problèmes profondément enracinés dans le système moderne. Une, bien sûr, était l'impérialisme. Une réapparition aujourd'hui d'ambition impériale au cœur de l'ordre libéral dominant aurait probablement une signification profonde et sinistre pour elle.
Les nouvelles utilisations de la force militaire américaine constituent un nouveau test de ses conceptions de la politique et du pouvoir. Arendt, adversaire précoce et déclaré de la Guerre du Viêtnam, qu'elle désignait comme impériale, savait que les États-Unis étaient à peine immunisés contre les tentations qui ont détruit d'autres grandes puissances dans le passé. Il est hasardeux de faire parler les morts pour commenter l’actualité. Mais ne devrions-nous pas écouter aujourd'hui la prévision d'Arendt « d'un renversement dans la relation entre le pouvoir et la violence, augurant un autre renversement dans la relation future entre petites et grandes puissances » ? C’est un présage fortement favorable à la démocratie, mais défavorable aux empires avec des prétentions globales, qu’ils soient totalitaires ou républicains, mis en œuvre par des Soviétiques, des Américains, ou qui que ce soit d'autre.