Essai de présentation des Origines du totalitarisme
Avec Les origines du totalitarisme Arendt publie en 1951 un livre, en trois parties, répondant à un projet, comprendre ce qui s’est passé à travers trois questions : Que s’est-il passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ?
Pour saisir pleinement l’originalité et la complexité de l’analyse par Arendt du totalitarisme, totalitarisme qu’elle présente en 1946 à son éditrice, comme une solution terrifiante aux problèmes, non encore résolus, de l’époque moderne[1], la lecture des trois parties, dans leur enchaînement original, est indispensable.
Dans la première partie, Arendt cherche à comprendre comment une question d’aussi faible dimension que la question juive a pu être au centre de la machine infernale déclenchée par l’impérialisme. Rejetant les explications classiques et hâtives de l’antisémitisme (haine religieuse, nationalisme, accident…), elle analyse l’imbrication de trois relations :
- celle entre les Juifs et le développement de l’État-nation,
- celle de la place (ou plutôt de l’absence de place) des Juifs dans la société,
- celle de la Bourgeoisie et de la politique.
Le refus, unique dans l’histoire pour une classe dominante, de la Bourgeoisie d’assumer ses responsabilités et de financer le développement de l’État conduit ce dernier à se tourner vers ceux qui restent les seuls capables et disposés à répondre à ses besoins croissants, les banquiers juifs s’appuyant sur la couche plus étendue des Juifs riches des plus grands centres urbains. Poursuivant ainsi la tradition des Juifs de cour. Cette relation privilégiée sera dénoncée et mise à mal par la bourgeoisie quand, à la fin du XIXe siècle, dans sa course à l’expansion pour l’expansion, celle-ci fera appel à l’État pour protéger ses intérêts privés dans les colonies.
Les Juifs, riches ou pauvres, n’occuperont jamais de place stable dans la société, n’appartiendront à aucune classe et ce, malgré et même peut-être à cause de leur émancipation dans les États les plus développés. Leur succès social sera toujours acquis au prix de la détresse politique, leur succès politique au prix de l’affront social.
Malgré des formes différentes selon les pays, l’antisémitisme reproduira des arguments et des images semblables à partir d’une réalité qu’il déforme. En raison de l’étroite relation avec l’État, les Juifs sont identifiés au pouvoir. Parce qu’ils se tiennent à distance de la société, repliés sur le cercle familial, ils sont constamment soupçonnés de travailler à la destruction de toutes les structures sociales.
L’Affaire Dreyfus constitue, pour Arendt, une répétition générale des évènements à venir.
Dans cette deuxième partie Arendt analyse et décrit comment l’antisémitisme a pu, pendant l’ère impérialiste (1884 – 1947), se cristalliser avec d’autres éléments dans la catastrophe sans précédent du totalitarisme.
Elle démarre par l’évènement majeur, sur le plan intérieur, de cette période : l’émancipation politique de la bourgeoisie. Dans un système social fondé sur l’inégalité, la production capitaliste conduit à l’accumulation et la concentration d’un capital superflu condamné à l’inertie s’il reste à l’intérieur des capacités nationales de production et de consommation ce qui conduit la bourgeoisie à multiplier les investissements à l’étranger. Les nombreux scandales et faillites qui s’ensuivent amènent les détenteurs de gros capital à se tourner vers l’État pour lui demander de protéger ses investissements, suivant ainsi la tradition bien établie de la société bourgeoise : ne voir dans les institutions politiques qu’un instrument destiné à protéger la propriété individuelle. Cette émancipation politique de la bourgeoisie conduira à faire porter aux Juifs la responsabilité de toutes les difficultés rencontrées alors dans les relations entre les différentes classes sociales et l’État.
Arendt analyse les deux formes d’impérialisme, colonial et continental, et leur imbrication, autour du racisme et de l’antisémitisme.
L’impérialisme colonial se construit sur l’alliance inédite, entre les hommes superflus, rejetés par les crises de la société productive et le capital superflu, entre la plèbe (mob) et l’élite. Ces deux forces superflues s’unissent pour quitter le pays. L’expansion, exportation du pouvoir gouvernemental et annexion de tout territoire où les ressortissants nationaux ont investi argent ou travail, apparaît comme la seule alternative à la « superfluité croissante » d’argent et d’hommes et semble offrir un remède permanent à un mal permanent. La domination sur ces territoires mettra en œuvre deux moyens : la race et la bureaucratie. Le racisme s’appuiera sur ce qu’Arendt appelle la pensée raciale avant le racisme et ses formes française, allemande et anglaise : race d’aristocrates contre nation de citoyens en France, unité de race comme substitut à l’émancipation nationale en Allemagne, extension à la nation anglaise, par rapport aux autres, des droits de sa classe privilégiée.
La race est « découverte », comme moyen de domination politique en Afrique du Sud, comme réaction semi-consciente face à des peuples dont l’humanité fait honte et peur à l’homme européen. Cette réponse conduit à des massacres sans précédent et à l’introduction triomphante des procédés de pacification dans les politiques étrangères. La bureaucratie, découverte en Inde, Algérie et Égypte, devient le moyen d’organiser le grand jeu de l’expansion où chaque région est considérée comme un tremplin pour de nouveaux engagements, chaque peuple un instrument pour de nouveaux investissements, de nouvelles conquêtes. Mais l’éloignement entre la métropole et les colonies permet de différencier totalement leurs modes de gouvernement. Ce ne sera pas le cas avec l’autre impérialisme, l’impérialisme continental.
L’impérialisme continental ne perce que dans les années 1880 avec la triomphale expansion de l’impérialisme colonial. Les nations d’Europe centrale et orientale sans colonies et espoirs d’expansion outre-mer, décident qu’elles ont le même droit que les autres peuples à l’expansion. S’appuyant sur des mouvements nés avant l’impérialisme, le pangermanisme et le panslavisme, elles décident de s’étendre en Europe, sur la base d’une conscience tribale élargie supposée unir tous les peuples partageant des traditions de même origine, indépendamment de leur histoire et de leur localisation. Ayant d’emblée une plus grande affinité avec la pensée raciale, l’impérialisme continental développera des concepts de race totalement idéologiques dans le cadre de ce qu’Arendt appelle un nationalisme tribal. Ce nationalisme tribal débouchera sur un antisémitisme violent, les Juifs apparaissant à la fois comme les agents d’un appareil d’État oppressif mais aussi comme ceux d’un oppresseur étranger.
Arendt conclut cette deuxième partie en décrivant de façon saisissante la réaction en chaîne qui s’est déclenchée avec la Première Guerre mondiale et dans laquelle nous sommes pris depuis sans que personne ne puisse l’arrêter. La transformation de l’État d’instrument de la Loi en instrument de la nation a fait émerger deux groupes qui ont perdu des droits conçus comme inaliénables, les Droits de l’homme : les minorités et les apatrides. La question des minorités a été depuis, en partie, été réglée par la multiplication des États[2], mais en aggravant considérablement celle des apatrides. La maladie d’un État-nation, qui ne saurait exister sans l’égalité devant la loi, principe juridique prévu à l’origine pour remplacer l’ancien ordre féodal, est, pour Arendt, incurable. Plus son incompétence est manifeste à traiter les apatrides et ce que nous appelons aujourd’hui les « sans-papiers », plus grande y est l’extension de l’arbitraire exercé, à leur encontre, par les décrets et l’action de la police, plus grande est la tentation de priver tous les citoyens de statut juridique et de les gouverner au moyen d’une police omnipotente. Ce que réalise, et nous fait réaliser Arendt, c’est que ce que perdent ces sans-droits de notre monde moderne, ce n’est pas le droit à la liberté mais le droit d’agir. Ce n’est pas le droit de penser mais le droit d’avoir une opinion.
Le danger mortel pour la civilisation (…) est qu’une civilisation globale, coordonnée à l’échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein, à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie qui, en dépit des apparences, sont les conditions de vie de sauvages[3].
Dans cette troisième et dernière partie Arendt analyse les conditions d’apparition des mouvements totalitaires, leur capacité à établir des régimes totalitaires, leur propagande et leur organisation et leurs principes politiques entièrement nouveaux basés sur l’idéologie et la terreur.
Après la première guerre mondiale une vague de mouvements totalitaires déferle sur l’Europe en réussissant à organiser des masses à l’intérieur de sociétés sans classes. Ces mouvements, ne représentant plus des intérêts comme les partis, dépendent de la seule force du nombre. Ils ne réussiront à établir des régimes totalitaires que là où ils contrôleront suffisamment de matériel humain pour permettre la domination totale et les lourdes pertes de population qui en sont inséparables : l’URSS puis l’Allemagne quand les conquêtes à l’Est auront fourni de grandes masses humaines et rendu possibles les camps d’extermination. Avec, pour ces deux pays, deux processus différents de naissance d’une société atomisée d’individus. Effondrement des murs protecteurs des classes en Allemagne et en Autriche lorsque l’inflation et le chômage aggraveront la dislocation consécutive à la défaite militaire. Création d’une société atomisée et individualisée en URSS par Staline à travers un processus de purges répétées : classes paysanne et moyenne, classe ouvrière transformée en armée de forçats, bureaucratie et hauts fonctionnaires de la police ayant mené les purges précédentes.
La propagande totalitaire ne fait que perfectionner les techniques de la propagande de masse et reprendre les thèmes préparés par cinquante années d’essor de l’impérialisme et de désintégration de l’État-nation. Son efficacité met en lumière l’une des principales caractéristiques des masses modernes. Elles se laissent convaincre non par les faits, même inventés, mais seulement par la cohérence du système dont ils sont censés faire partie. Ce qu’elles refusent de reconnaître, c'est le caractère fortuit dans lequel baigne la réalité. Elles sont prédisposées à accepter toutes les idéologies parce que celles-ci expliquent les faits comme étant de simples exemples de lois et éliminent les coïncidences.
Les formes de l'organisation totalitaire sont complètement nouvelles. Elles sont destinées à traduire les mensonges de la propagande en une réalité agissante et à édifier, même dans des circonstances non totalitaires, une société dont les membres agissent et réagissent conformément aux règles d'un monde fictif. Arendt décrit l’organisation nazi sous la forme d’un oignon avec, de l’extérieur vers l’intérieur : sympathisants, parti, SA, SS, Führer. Ce genre d'organisation empêche ses membres d'être jamais directement confrontés avec le monde extérieur. Lorsqu'un mouvement totalitaire a été édifié et a établi le principe que « la volonté du Führer est la loi du parti», le Chef devient irremplaçable. Toute la structure compliquée du mouvement perdrait sa raison d'être sans ses ordres.
Pour décrire le totalitarisme au pouvoir Arendt utilise, dans un sens différent de celui donné par son auteur, le slogan de Trotski de « révolution permanente ». Elle y trouve la caractérisation la plus adéquate de la forme de gouvernement engendrée par les deux mouvements à partir de leur double prétention à une domination totale et à un empire planétaire. En Union soviétique, les purges deviendront une institution permanente du régime stalinien après 1934. En Allemagne la notion de sélection raciale ne connaîtra jamais de trêve avec une radicalisation constante des normes et, donc, une extension de l’extermination.
Derrière la politique totalitaire se cache une conception du pouvoir et de la réalité entièrement nouvelles. Suprême dédain des conséquences immédiates plutôt qu'inflexibilité. Absence de racines et négligence des intérêts nationaux plutôt que nationalisme. Mépris des considérations d'ordre utilitaire plutôt que poursuite inconsidérée de l'intérêt personnel. Foi inébranlable en un monde idéologique fictif, plutôt qu'appétit du pouvoir. Pendant très longtemps, la normalité du monde constituera la protection la plus efficace contre la divulgation des crimes de masse totalitaires. « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible».
Les camps de concentration et d'extermination servent de laboratoires où cette conviction que tout est possible se vérifie. Ils servent à l'horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des conditions scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu'expression du comportement humain et à transformer la personnalité humaine en une simple chose, en quelque chose que même les animaux ne sont pas. Le premier pas consiste à tuer en l’homme la personne juridique. Le suivant est le meurtre de la personne morale en rendant d'une manière générale, et pour la première fois dans l'histoire, le martyre impossible. Le dernier est la destruction de l’individualité, du caractère unique de la personne humaine.
Dans le dernier chapitre, Idéologie et terreur, Arendt analyse le caractère sans précédent des régimes totalitaires, en utilisant les distinctions posées par Montesquieu. Avec le pouvoir totalitaire nous sommes en présence d'un genre de régime totalement nouveau. Il brave toutes les lois, jusqu'à celles qu'il a lui-même promulguées. Mais il n'opère jamais sans avoir la Loi pour guide : Loi de la Nature (lutte des races), pour les nazis, de l'Histoire (lutte des classes) pour les bolcheviks. Ce dont la définition des régimes politiques a toujours eu besoin est ce que Montesquieu nomme un «principe d'action» qui inspire pareillement le gouvernement et les citoyens dans leur activité publique et qui, au-delà du critère seulement négatif de la légalité, sert de norme pour juger toute action dans le domaine public : l'honneur dans une monarchie, la vertu dans une république et la crainte dans une tyrannie. Aucun principe directeur de conduite n'est nécessaire pour mettre en mouvement un corps politique dont l'essence est la terreur.
Ce dont a besoin le pouvoir totalitaire pour guider la conduite de ses sujets, c'est d'une préparation qui rende chacun d'entre eux apte à jouer aussi bien le rôle de bourreau que celui de victime. Cette préparation, substitut d'un principe d'action, c’est l'idéologie. Pour Arendt une idéologie est très littéralement ce que son nom indique: la logique d'une idée. Trois éléments spécifiquement totalitaires sont communs à toutes les idéologies. La prétention à tout expliquer. L’émancipation de la réalité. L’ordonnancement des faits en une procédure absolument logique, qui part d'une prémisse tenue pour axiome et en déduit tout le reste, avec une cohérence qui n’existe pas dans la réalité. Les expériences ne peuvent plus venir contrarier le mode de pensée idéologique, pas plus que celui-ci ne peut tirer d'enseignement de la réalité.
La domination totalitaire, comme forme de gouvernement, est nouvelle en ce qu'elle se fonde sur la désolation, sur l'expérience absolue de non-appartenance au monde, qui est l'une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l'homme. Elle est étroitement liée au déracinement et à la superfluité qui ont constitué l’expérience centrale des masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui est devenue critique avec la montée de l'impérialisme à la fin du siècle dernier. Cette forme de gouvernement, dont danger est toujours présent, vient s’ajouter à celles apparues dans l’Histoire à partir d’expériences fondamentales différentes : les monarchies, les républiques, les tyrannies, les dictatures.
[1] L'impérialisme florissant sous sa forme totalitaire est un amalgame de certains éléments qu'on retrouve dans toutes les situations et tous les problèmes politiques de notre époque. Ces éléments sont l'antisémitisme, le déclin de l'État-nation, le racisme, l'expansion pour l'expansion, l'alliance entre le capital et la plèbe. Chacun d'eux cache un vrai problème non résolu : derrière l'antisémitisme la question juive ; derrière le déclin de l'État-nation le problème non résolu de la nouvelle organisation des peuples ; derrière le racisme le problème non résolu d'un nouveau concept d'humanité ; derrière l'expansion pour l'expansion, le problème non résolu de l'organisation d'un monde qui rétrécit constamment et que nous sommes contraints de partager avec des peuples dont les histoires et les traditions n'appartiennent pas au monde occidental. Le grand appel à un impérialisme florissant [c'est-à-dire au totalitarisme] reposait sur la conviction répandue, souvent délibérée, qu'il fournirait la réponse à ces problèmes et serait capable de maîtriser les tâches de notre époque.
[2] 193 sont membres de l’ONU aujourd’hui
[3] L’impérialisme, p. 307