Entre Passé et Futur (2/2)
Cours donné le 11 décembre 2014 à l'Université du Temps Libre d'Orléans
Voyage vers le XXIe siècle (3/7)
Première diapositive. Quatre premiers essais tournés d’abord vers le passé avec la rupture moderne de la tradition et les concepts antique et moderne d’histoire. Débouchant sur deux interrogations politiques majeures sur la liberté et l’autorité. Avant la confrontation franche avec des problèmes actuels (éducation, culture, vérité, conquête de l’espace) selon l’approche décrite dans la préface et expérimentée dans les quatre premiers essais.
Seconde diapositive sous forme de carte mentale regroupant et distinguant les principales notions développées par Arendt dans sa préface et ses quatre premiers essais.
Trésor perdu du bonheur d’agir ensemble retrouvé lors de chaque révolution. Installation du penseur dans la brèche entre les forces du passé et du futur. Importance de s’exercer à penser dans cette brèche.
Tradition politique débutée avec Platon et terminée avec Marx. Tradition, fil à travers le passé et chaîne liant les générations, usée par les révoltes des penseurs modernes et rompue définitivement par le totalitarisme.
Concept d’histoire directement lié avec celui de la nature et, avec la notion de processus, séparant l’âge moderne des époques l’ayant précédé. Aboutissant à une identification du regard contemplatif de l’historien avec celui du politique, du philosophe fabricant l’histoire avec toute la violence de l’artisan détruisant la nature pour réaliser son modèle. Débouchant sur une double aliénation, double perte de rapport avec le monde, avec la nature, la terre.
Autorité, ni violence ni persuasion, perdue à l’époque moderne. Ancrée depuis les romains dans la fondation de Rome, d’abord, puis de l’Église catholique ensuite.
Liberté politique, d’agir ensemble devenue depuis Saint Augustin puis Rousseau, libre arbitre et confondue avec la souveraineté. Souveraineté à laquelle les hommes doivent renoncer pour retrouver leur faculté de commencer du neuf, de faire de miracles, d’établir une réalité bien à eux.
Quand Arendt publie cet essai dans Partisan Review en 1958, la crise périodique de l’éducation aux États-Unis est devenue un problème politique de première grandeur dont les journaux parlent tous les jours.
C’est que l’éducation y joue un rôle politique incomparablement plus grand qu’ailleurs, pour deux raisons. La première, l’immigration incessante et la gageure de fondre des groupes ethniques aussi divers en un seul peuple par l’éducation, la scolarisation et l’américanisation. La seconde plus décisive, le but de créer un Nouvel Ordre du Monde, création symbolisée par la devise inscrite sur chaque dollar, création garantie par l’arrivée de nouveaux immigrants, de nouveaux venus, création saluée par John Adams dès 1765 : « Je considère toujours l’établissement de l’Amérique comme le début d’un grand dessein de la Providence en vue de l’illumination et de l’émancipation de tous les opprimés de la terres ».
L’extraordinaire enthousiasme pour tout ce qui est nouveau, se révélant dans tous les aspects de la vie quotidienne en Amérique, a conduit à appliquer de façon généralisée l’assemblage de théories modernes de l’éducation, venues d’Europe où elles étaient restées au stade d’expérimentation. Étonnant salmigondis de choses sensés et d’absurdités supposées révolutionner l’éducation sous la bannière du progrès.
Faillite du sens commun qui nous permet, avec nos cinq sens individuels, de vivre dans un monde unique commun à tous.
Trois idées de bases permettent d’expliquer schématiquement l’application de mesures aussi catastrophiques.
La première, l’idée qu’il existe un monde des enfants, autonome de celui des adultes. C’est le groupe des enfants qui détient l'autorité et qui dit à chacun des enfants ce qu'il doit faire et ne pas faire. Affranchi de l'autorité des adultes, l'enfant n'a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité vraiment tyrannique: la tyrannie de la majorité. Avec comme réaction le conformisme, la délinquance juvénile, et souvent un mélange des deux.
La deuxième, la pédagogie devenue une science de l’enseignement en général au point de s’affranchir de la matière à enseigner. Est professeur, pensait-on, celui qui est capable d'enseigner n'importe quoi. Sa formation lui a appris à enseigner et non à maîtriser un sujet particulier. Le professeur non autoritaire qui, comptant sur l'autorité que lui confère sa compétence, voudrait s'abstenir de toute méthode de coercition, ne peut plus exister.
La troisième, le pragmatisme, enfin, cette idée de base dans notre monde moderne que l’on ne peut savoir que ce que l’on a fait soi-même. Sa mise en pratique dans l'éducation est aussi élémentaire qu'évidente, substituer le faire à l'apprendre, le jeu au travail. L’enfant doit, par exemple, apprendre une langue étrangère comme il a appris sa langue maternelle : en jouant et sans rompre la continuité de son existence habituelle.
Au moment où Arendt écrit, la crise de l’éducation en Amérique résulte de la prise de conscience de l’aspect destructeur de ces idées et de la tentative de restaurer l’autorité dans l’enseignement. Ce qui conduit Arendt à explorer deux questions.
Quelle leçon tirer de cette crise quant à l’obligation que l’existence des enfants entraîne pour toute société humaine ? Comme toute crise, elle fait tomber les masques et efface les préjugés et dévoile l’essence d’une question. Et l’essence de l’éducation est la natalité, le fait que des humains naissent dans le monde. Les parents, tout en donnant la vie à leurs enfants, les introduisent dans le monde. En les éduquant ils assument la responsabilité de leur développement mais aussi de la continuité du monde. L’enfant a besoin d’être protégé du monde et le monde protégé des nouveaux venus qui déferlent avec chaque génération.
C’est à cette protection de l’enfant par rapport au monde que les éducateurs se sont attaqués, sans le savoir ni le vouloir, quand, voulant moderniser l’éducation, ils ont repris les préjugés modernes sur la vie privée et le monde public. Là où l’accès à l’espace public des adultes que sont les femmes et les travailleurs fut une véritable libération, celui des enfants fut un abandon, les privant de l’abri sûr dont ils ont besoin pour grandir.
Les éducateurs sont les représentants de ce monde. Et cette responsabilité prend la forme de l’autorité. Mais l’autorité ne joue plus aucun rôle dans la vie politique et publique. Sa disparition se manifeste de façon plus radicale quand elle touche la sphère prépolitique et l’éducation en particulier. L’homme moderne ne peut guère exprimer plus clairement son mécontentement envers le monde qu’en refusant d’en assumer la responsabilité devant ses enfants.
Comme s’il leur disait : « En ce monde, même nous nous ne sommes pas en sécurité. Faites de votre mieux pour vous en tirer. Ne nous demandez pas de comptes. Nous nous en lavons les mains ».
Pour Arendt, le conservatisme est l’essence même de l’éducation qui a toujours pour tâche de protéger, l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant.
Mais ce conservatisme ne vaut que dans les relations entre enfant et adulte, et non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes égaux. En politique, cette attitude ne peut mener qu’à la destruction.
Sans l’action d’êtres humains décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf, le monde serait livré à l’action destructrice du temps.
Pour préserver le monde de la mortalité, il faut constamment le remettre en place.
Notre espoir réside dans l’élément de nouveauté apporté par chaque nouvelle génération. Nous détruisons tout si nous essayons de canaliser cet élément pour que nous, les anciens nous puissions décider de ce qu’il sera.
L’éducation doit être conservatrice pour protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde qui est toujours, du point de vue de la génération suivante, dépassé et proche de la ruine.
Le problème est donc, tout simplement, d’éduquer de façon à conserver chez les nouveaux venus la capacité à innover et à remettre le monde en place.
Dans le monde moderne le problème de l’éducation tient au fait qu’elle ne peut faire fi de l’autorité et la tradition alors qu’elle doit s’exercer dans un monde qui n’est plus structuré par l’une ni retenu par l’autre. Chacun de nous, au-delà des professeurs et éducateurs, doit adopter envers les enfants et les jeunes une attitude radicalement différente de celle que nous avons entre nous. Nous devons fermement séparer le domaine de l’éducation des autres domaines et surtout de la vie politique et publique, pour y appliquer une notion d’autorité et une attitude envers le passé qui lui conviennent, mais qui n’ont pas et ne doivent pas avoir de valeur générale dans le monde des adultes.
En pratique il résulte, premièrement, que le rôle de l’école est d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde et non de leur inculquer un art de vivre. Le monde étant plus vieux, le fait d’apprendre est inévitablement tourné vers le passé. Deuxièmement, la ligne qui sépare les enfants des adultes signifie qu’on ne peut ni éduquer les adultes ni traiter les enfants comme des grandes personnes. Mais cette ligne ne doit jamais devenir un mur qui isole les enfants des adultes comme s’ils ne vivaient pas dans le même monde et, comme si l’enfance était une phase autonome dans la vie d’un être humain.
Avec l'éducation nous décidons si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité et le sauver de la ruine inévitable sans l’arrivée des nouveaux venus, sans le fait de la natalité.
Nous décidons, aussi, si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler un monde commun.
Cet essai est publié, en 1960, dans un contexte d’inquiétude croissante des intellectuels confrontés au phénomène relativement nouveau de la culture de masse.
Mais, pour Arendt, le problème, plus fondamental, est celui du rapport hautement problématique de la société et de la culture. Tout le mouvement de l’art moderne, rappelle-t-elle, commença par une rébellion véhémente contre la société en tant que telle et non contre une société de masse encore inconnue. La question est donc celle de la culture et de ce qu’elle devient quand elle est soumise aux conditions différentes de la société et de la société de masse.
L’accusation que l’artiste porte contre la société s’est résumée très tôt, au tournant du XVIIIe siècle, en un seul mot : philistinisme. Il désigne un état d’esprit qui juge de tout en termes d’utilité immédiate et de valeurs matérielles et n’a pas d’yeux pour des objets et des occupations aussi inutiles que ceux relevant de la nature et de l’art.
Ce philistinisme « inculte », ordinaire, fut très rapidement suivi d’une évolution différente lorsque la société se mit à monopoliser la culture pour ses fins propres. La culture devint l’arme la plus adoptée pour parvenir socialement et s’éduquer et le philistin devint cultivé. Fuyant la réalité, par les moyens de l’art et de la culture, pour les régions plus élevées de l’irréel, où la beauté et l’esprit sont supposés chez eux.
Les artistes flairèrent le danger d’être expulsés dans une sphère de conversation raffinée où ce qu’ils faisaient perdaient toute signification. Ce fut probablement le facteur décisif dans leur révolte contre leurs nouveaux patrons.
Ce qui est en jeu est le statut objectif du monde culturel (livres, tableaux, statues, constructions, musique) qui englobe, pour en rendre témoignage le passé des pays, des nations et finalement du genre humain. Le seul critère authentique de jugement en est la permanence et même l’éventuelle immortalité. Seul ce qui dure à travers les siècles peut revendiquer d’être un objet culturel.
Dès que les ouvrages immortels du passé devinrent l’objet du raffinement social et individuel ils perdirent leur plus fondamentale qualité : ravir et émouvoir le lecteur ou le spectateur par-delà les siècles. Se servir des grandes œuvres d’art à des fins d’éducation ou de perfection personnelles est aussi déplacé que n’importe quel autre usage. Boucher un trou avec un tableau n’est pas moins légitime que de le regarder en vue de parfaire sa connaissance d’une période donnée. Tout va bien tant qu’on a conscience, contrairement au philistin cultivé, que ces utilisations ne constituent pas la relation appropriée avec l’art.
Quand le philistin cultivé se saisit se saisit des objets culturels comme d’une monnaie pour acheter une position sociale, ceux-ci devenus valeurs culturelles subirent le traitement de toutes les valeurs d’échange. Passant de main en main, ils s’usèrent et perdirent leur pouvoir originel d’arrêter notre attention et de nous émouvoir.
Les valeurs culturelles et morales furent liquidées ensemble dans les années vingt et trente en Allemagne, quarante et cinquante en France. Dès lors le philistinisme culturel appartint au passé. Intellectuellement, l’Amérique et l’Europe sont dans la même situation. Le fil de la tradition est rompu et nous devons découvrir les auteurs du passé comme si personne ne les avaient lus avant nous. Dans cette tâche la société de masse nous entrave bien moins que la bonne société cultivée.
La société de masse ne veut pas la culture mais les loisirs (entertainment) et les articles consommés par l’industrie des loisirs sont des biens de consommation. Ils servent à passer le temps. Temps qui n’est pas le temps libre de tout souci et activités nécessités par le travail et, par-là, libre pour le monde et sa culture mais le temps qui reste, biologique par nature, une fois que le sommeil et le travail ont reçu leur dû.
Ne voulant pas la culture, la société de masse constitue, initialement, une moindre menace contre elle que le philistinisme de la bonne société. Mais c’est autre chose quand l’industrie des loisirs, confrontée à des appétits gargantuesques de nouveaux articles disparaissant dans la consommation, se met à piller le domaine entier de la culture passée et présente.
Le problème n’est pas la diffusion de masse qui, en soi, n’atteint pas la nature des objets. Mais leur transformation en un matériau de pacotille facile à consommer.
La culture concerne les objets et est un phénomène du monde. Les loisirs concernent les gens et sont un phénomène de la vie.
Une société de consommateurs est incapable de savoir prendre soin d’un monde et de choses qui appartiennent exclusivement à l’espace des apparences internes du monde. Son attitude centrale par rapport à tout objet, l’attitude de consommation, implique la ruine de tout ce qu’elle touche.
La distinction entre la culture et l’art importe peu pour traiter de ce qu’il advient de la culture dans les conditions de la société et de la société de masse. Elle entre en jeu dès qu’on s’interroge sur l’essence de la culture et son rapport au domaine politique.
La culture, mot et concept, est d’origine romaine. Le mot dérive de colere (cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir, préserver) et renvoie primitivement à l’entretien de la nature en vue de la rendre propre à l’habitation humaine. Il indique une attitude de tendre souci en contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la domination de l’homme. Selon les Romains l’art devait naître aussi naturellement que la campagne. Il devait être de la nature cultivée. Et la source de toute poésie était vue dans « le chant que les feuilles se chantent à elles-mêmes dans la vaste solitude des bois ».
Mais ce n’est pas de cette « mentalité de jardinier », mais de l’héritage grec que la grande poésie et l’art romains sont nés. Héritage que les Romains, et non les Grecs, surent soigner et préserver. Les Grecs ne savaient pas ce qu’étaient la culture parce qu’ils ne cultivaient pas la nature mais plutôt arrachaient à ses entrailles les fruits abandonnés par les dieux. Tandis que les Romains considéraient l’art comme une espèce d’agriculture, de culture de la nature, les Grecs considéraient l’agriculture comme un élément de la fabrication.
Au grand respect romain pour le témoignage du passé nous devons la conservation de l’héritage grec. Mais aussi le double sens de ce que nous appelons culture : aménagement de la nature en un lieu habitable pour un peuple et soin apporté aux monuments du passé. Double sens auquel Arendt ajoute, s’inspirant de ce que Cicéron suggère avec la culture de l’âme, c’est-à-dire la sensibilité à la beauté que les Grecs possédaient à un niveau extraordinaire, un troisième. Le mode de relation qui est requis pour aborder les civilisations à partir des choses les moins utiles et les plus liées à ce monde : les œuvres des artistes, poètes, musiciens, philosophes, etc.
L’élément commun à l’art et à la politique est que tous les deux sont des phénomènes du monde public. Les produits de l’art partagent, en effet, avec les « produits » politiques, paroles et actes la nécessité d’un espace public où apparaître, être vus. La culture indique que le domaine public, rendu politiquement sûr par les hommes d’action, offre son espace de déploiement à des choses dont l’essence est d’apparaître belles. La culture révèle que l’art et la politique, malgré leurs conflits, sont liés et même interdépendants. Sans la beauté, c’est-à-dire sans la gloire radieuse par laquelle une immortalité potentielle est rendue manifeste dans le monde humain, toute vie d’homme serait futile, et nulle grandeur durable.
Arendt utilise le mot goût pour désigner l’amour actif de la beauté qui permet de discriminer, distinguer et juger. Elle s’appuie l’analyse du beau par Kant, dans la Critique du jugement, du point de vue du spectateur qui juge et prend pour point de départ le phénomène du goût compris comme une relation au beau. Le principe de législation, tel qu’établi dans l’impératif catégorique –agis toujours de telle sorte que le principe de ton action puisse être érigé en loi générale –se fonde sur la nécessité pour la pensée rationnelle de s’accorder avec elle-même. Mais Kant a aussi insisté sur une autre façon de penser selon laquelle être en accord avec soi-même serait insuffisant : il s’y agit d’être capable de penser à la place de quelqu’un d’autre. Kant l’appela la mentalité élargie. Il affirma que le goût peut être sujet à débat puisqu’il appelle l’accord de chacun. Il partage avec les opinions politiques leur caractère de persuasion qui réglait le rapport des citoyens de la cité, excluant à la fois la violence physique et la coercition par la vérité.
L’activité du goût décide comment voir et entendre le monde de façon totalement désintéressée. C’est le monde qui est premier et non l’homme.
Le goût, en tant qu’activité d’un esprit vraiment cultivé, fixe les limites à un amour sans discrimination pour le purement beau. Dans le domaine de la fabrication et de la qualité, celui où l’artiste et le fabricateur vivent et travaillent, il introduit le facteur personnel, c’est-à-dire lui donne un sens humaniste. Le goût prend soin du beau à sa propre et « personnelle » façon et produit ainsi une « culture ».
Cet humanisme est le résultat de la culture de l’âme, d’une attitude qui sait prendre soin, préserver et admirer les choses du monde. En tant que tel il a pour tâche d’être l’arbitre et le médiateur entre les activités purement politiques et celles purement fabricatrices, opposées sur bien des plans. En tant qu’humanistes, nous pouvons nous élever au-dessus de ces conflits entre l’homme d’État et l’artiste, comme nous pouvons nous élever jusqu’à la liberté, par-delà les spécialités que nous devons tous apprendre et pratiquer.
Nous pouvons nous élever au-dessus de la spécialisation et du philistinisme dans la mesure où nous apprenons à exercer notre goût librement. Alors nous saurons répondre à ceux qui nous disent souvent que Platon ou quelque autre grand écrivain du passé est dépassé ; nous pourrons répondre que même si la critique de Platon est justifiée, Platon peut pourtant être de meilleure compagnie que ses critiques.
En toute occasion, nous devons nous souvenir de ce que pour les Romains –le premier peuple à prendre la culture au sérieux comme nous –une personne cultivée devait être : quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé.
Cet essai est publié en 1967 à la suite de la polémique générée par Eichmann à Jérusalem. Alors directement confrontée à la question de savoir s’il est toujours légitime de dire la vérité et à l’étonnante quantité de mensonges utilisée à l’encontre de son livre et des faits qu’elle y rapporte, Arendt s’attaque au rapport entre vérité et politique.
Est-il de l’essence même de la vérité d’être impuissante et du pouvoir d’être trompeur ? Quelle réalité la vérité possède-t-elle si elle est sans pouvoir dans le domaine public qui, plus que toute autre sphère de la vie humaine, garantit la réalité aux hommes qui naissent et qui meurent ?
L’époque moderne, qui croit que la vérité n’est ni donnée ni révélée à l’esprit humain, mais produite par lui, a, depuis Leibnitz, rapporté les vérités mathématiques, scientifiques et philosophiques au genre commun de la vérité de raison distinguée de la vérité de fait. Distinction qu’utilisera Arendt pour découvrir quel préjudice le pouvoir politique est capable de porter à la vérité au sens où les hommes l’entendent communément.
Puisque les faits et évènements, engendrés par des hommes vivant et agissant ensemble, constituent la texture même du domaine politique, c’est naturellement la vérité de fait qui est au centre de cet essai.
Et cette vérité est plus fragile, plus vulnérable que toutes les sortes de vérités rationnelles, même les plus spéculatives. Il suffit de songer à une vérité aussi modeste que le rôle, durant la révolution russe, d’un homme du nom de Trotski qui n’apparaît dans aucun des livres d’histoire de la Russie soviétique.
C’est, pourtant, relativement à la vérité rationnelle que le conflit entre la vérité et la politique a été découvert surgissant des deux modes de vie diamétralement opposés du philosophe (Parménide, Platon) et du citoyen. Aux opinions toujours changeantes du citoyen sur les affaires humaines le philosophe opposa la vérité dévoilée dans la solitude.
Aujourd’hui cet antagonisme a disparu. Mais le conflit qui se produit actuellement à une vaste échelle entre la vérité de fait et la politique présente, à certains égards, des traits fort semblables. Tandis qu’aucune époque passée n’a toléré autant d’opinions diverses sur les questions religieuses et philosophiques, la vérité de fait est accueillie avec une hostilité plus grande que jamais et la tendance est grande de transformer le fait en opinion. Si, de par sa pluralité d’acteurs et de témoins, elle appartient au même domaine politique que l’opinion la vérité de fait doit en être soigneusement distinguée. Elle fournit des informations à la pensée politique comme la vérité rationnelle fournit les siennes à la spéculation philosophique. La liberté d’opinion est une farce si la vérité des faits n’est pas garantie.
Même si nous admettons que chaque génération a le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle a le droit de remanier les faits pour les mettre en harmonie avec sa perspective propre. Arendt cite Clémenceau qui, dans les années 1920, à la question posée – « À votre avis qu’est-ce que les historiens futurs penseront de la responsabilité dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale ? » – répondit : « Je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr c’est qu’ils ne diront pas que c’est la Belgique qui a envahi l’Allemagne ». Il est vrai qu’il faudrait un monopole du pouvoir sur tout le monde civilisé pour éliminer ce fait de l’histoire, ce qui pour Arendt est loin d’être inconcevable. Ce qui la ramène à la question de savoir pourquoi même la vérité de fait est ressentie comme antipolitique.
Quand on la considère du point de vue politique, la vérité de fait a un caractère despotique. Les faits sont au-delà de l’accord et du consentement et ont cette exaspérante ténacité que rien ne saurait ébranler, sinon de purs et simples mensonges.
La pensée politique est représentative. Je forme une opinion en considérant une question donnée à différents points de vue, en pensant avec ma propre identité depuis des positions du monde où je ne suis pas. C’est ce que Kant appelle la mentalité élargie qui rend les hommes capables de juger.
Comparée à ce processus l’affirmation d’une vérité de fait possède une singulière opacité, particulièrement irritante. Car les faits n’ont aucune raison décisive d’être ce qu’ils sont. Ils auraient toujours être pu autres, et cette fâcheuse contingence est littéralement illimitée. En d’autres termes, la vérité de fait n’est pas plus évidente que l’opinion. D’autant plus qu’elle est établie grâce aux témoignages, archives, documents qu’on peut tous soupçonner d’être faux. Exposée à l’hostilité des teneurs d’opinion, la vérité de fait est au moins aussi vulnérable que la vérité philosophique rationnelle.
Mais celui qui dit la vérité de fait se trouve dans une situation bien pire que le philosophe de Platon. Les affirmations factuelles ne contiennent pas de principe à partir desquels les hommes pourraient agir et qui pourraient ainsi devenir manifestes dans le monde, mais, plus encore, leur contenu propre se refuse au genre de vérification utilisé, par exemple, par Socrate. Un diseur de vérité de fait qui voudrait risquer sa vie sur un fait particulier ferait une erreur. Ce qui deviendrait manifeste dans son acte serait son courage mais ni la vérité de ce qu’il avait à dire, ni même sa bonne foi.
Le diseur de vérité, quand il pénètre dans le domaine politique et s’identifie à quelque intérêt ou groupe de pouvoir compromet la seule qualité qui aurait rendu sa vérité plausible, sa bonne foi personnelle dont la garantie est l’impartialité, l’intégrité et l’indépendance.
Le menteur a le grand avantage d’être acteur par nature. Il dit ce qui n’est pas parce qu’il veut que les choses soient différentes de ce qu’elles sont. Il tire parti de notre capacité d’agir, de changer la réalité, avec la mystérieuse faculté qui nous permet de dire que le soleil brille quand il pleut des hallebardes. Notre capacité à mentir, mais pas nécessairement notre capacité à dire la vérité, fait partie des quelques données manifestes et démontrables qui confirment l’existence de la liberté humaine.
C’est seulement là où une communauté s’est lancée dans le mensonge organisé que le diseur de vérité commence, qu’il le sache ou non, à agir, à s’engager politiquement, en faisant, à supposer qu’il survive, un premier pas vers le changement de monde.
Mais le diseur de vérité se trouvera bientôt en fâcheuse posture. Du fait de la contingence des faits qui auraient pu toujours se passer autrement et qui ne possèdent pas, par eux-mêmes, de plausibilité pour l’être humain. Le menteur libre d’accorder ses « faits » au bénéfice et au plaisir, ou même aux simples espérances de son public, sera plus convaincant en ayant de son côté la vraisemblance. Son exposé paraîtra plus logique puisque l’élément de surprise, l’un des traits les plus frappants de tous les évènements, aura disparu.
Arendt se tourne ensuite vers le phénomène relativement récent, de la manipulation de masse du fait et de l’opinion tel qu’il est devenu évident dans la réécriture de l’histoire, la fabrication d’images et dans la politique des gouvernements.
Les mensonges politiques modernes, contrairement aux traditionnels, traitent efficacement, non de secrets, mais de choses connues de pratiquement tout le monde. Dans la réécriture de l’histoire contemporaine sous les yeux de ces témoins, dans la fabrication d’images comme substituts de la réalité. Deux exemples cités par Arendt. Deux hommes d’État aussi respectés que de Gaulle et Adenauer ont pu bâtir leur politique sur les fictions d’une France appartenant aux vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale et de la barbarie du national-socialisme n’ayant contaminé qu’un pourcentage relativement faible du peuple allemand.
Le résultat de la substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel –et la vérité relativement à la fausseté en compte parmi les moyens mentaux –sera détruit.
À cette difficulté il n’y a pas de remède. C’est le revers de la troublante contingence de la réalité. Puisque tout ce qui se produit dans le domaine des affaires humaines aurait pu être autre, les possibilités de mentir sont illimitées, et cette absence de limites va à l’autodestruction. Le mensonge cohérent dérobe le sol sous nos pieds sans en fournir un autre sur lequel tenir. C’est une des expériences les plus communes et les plus vives des hommes sous domination totalitaire.
Le pouvoir, par sa nature même ne peut pas produire un substitut pour la stabilité assurée de la réalité factuelle. Les faits s’affirment eux-mêmes par leur obstination et leur fragilité est étrangement combinée avec une grande résistance à la torsion. Ils sont moins passagers que les formations du pouvoir, qui adviennent quand les hommes s’assemblent pour un but mais disparaissent dès que le but est atteint.
Considérer la politique dans la perspective de la vérité c’est prendre pied hors du domaine politique. Le diseur de vérité forfait à sa position et à la validité de ce qu’il a à dire s’il tente d’intervenir directement dans les affaires humaines en parlant le langage de la persuasion et de la violence. Cette position à l’extérieur de la communauté à laquelle nous appartenons et de la compagnie de nos pairs est l’un des différents modes de l’être seul. Solitude du philosophe, isolement du savant et de l’artiste, impartialité de l’historien et du juge, indépendance du découvreur de fait, du témoin et du reporter.
La poursuite désintéressée de la vérité remonte au moment où Homère choisit de célébrer la gloire d’Hector, l’adversaire et le vaincu, non moins que celle d’Achille, le héros de son père. Impartialité homérique qui fit écho à travers toute l’histoire grecque et inspira le premier grand raconteur de la vérité de fait de l’histoire, Hérodote. Passion de l’objectivité sans laquelle aucune science ne serait venue à l’existence.
La politique, et son contenu réel de joie d’être en compagnie de ses pairs, d’agir ensemble et d’apparaître en public, de nous insérer dans le monde par la parole et l’action, et ainsi d’acquérir et de soutenir notre identité personnelle et de commencer quelque chose de neuf, est limitée par ces choses que les hommes ne peuvent changer.
Et c’est seulement en respectant ses propres lisières que ce domaine peut tenir ses promesses.
Conceptuellement, la vérité est ce que l’on ne peut changer. Métaphoriquement elle est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de nous.
Cet essai est écrit en 1963 à l’occasion d’un « Symposium sur l’espace » organisé par les éditeurs de l’Encyclopedia Britannica et en réponse à la question : la conquête de l’espace a-t-elle augmenté ou diminué la dimension de l’homme ? Pour Arendt cette question, inspirée par l’intérêt que l’humaniste porte à l’homme, s’adresse au profane et non au physicien.
Comprendre la réalité physique semble exiger non seulement le renoncement à une vision anthropocentrique et géo(hélio)centrique, mais aussi une élimination radicale de tous les éléments et principes en provenance du monde donné à nos cinq sens ou des catégories inhérentes à notre esprit. Pour le savant l’homme n’est rien de plus qu’un spécimen de la vie organique et son aire d’habitation un spécimen des lois qui régissent l’univers.
Comme profane, il convient de répondre à cette question en faisant appel au sens commun et au langage de tous les jours. Avec peu de chances de convaincre le savant. Savant forcé, sous la contrainte des faits et des expériences, de renoncer à la perception sensorielle, au sens commun qui la coordonne et au langage ordinaire, aussi sophistiqué soit-il.
Les données auxquelles s’intéresse la recherche physique apparaissent comme de « mystérieux messagers du réel » (Planck), dont nous nous rendons compte de la présence seulement parce qu’ils affectent nos instruments de mesure.
Et cet image, selon l’expression d’Eddington, « peut avoir autant de ressemblance » avec ce qu’elles sont en réalité « qu’en a un numéro de téléphone avec son abonné ». Eddington pour qui, cependant et sans aucun doute, ces données surgissent d’un monde réel, plus réel que celui dans lequel nous vivons.
Le but de la science moderne n’est plus d’augmenter et d’ordonner les expériences humaines mais de découvrir ce qu’il y a derrière les phénomènes naturels tels qu’ils se révèlent aux sens et à l’esprit humains. « C’est seulement si nous renonçons à une explication de la vie au sens ordinaire du mot que s’offre à nous une possibilité de prendre en compte ce qui la caractérise » (Niels Bohr).
Mais le savant en est arrivé, dans son champ privilégié d’activité, à un point où les questions et les inquiétudes naïves du philosophe se font ressentir, mais d’une manière différente. Il n’a pas seulement laissé en arrière le profane et son entendement limité. Il a abandonné son propre pouvoir d’entendement quand il va travailler dans son laboratoire et se met à communiquer en langage mathématique. Comme le disait Erwin Schrödinger, le nouvel univers que nous tentons de conquérir n’est pas seulement inaccessible pratiquement, il n’est pas pensable car de quelque manière que nous le prenions il est faux. Peut-être pas aussi absurde qu’un « cercle triangulaire », mais beaucoup plus qu’un « lion ailé ».
L’homme de science peut faire, et avec succès, ce qu’il n’est pas à même de comprendre et d’exprimer dans le langage de tous les jours. État de chose né de leurs travaux dont, parmi les savants, s’inquiétèrent le plus vivement les hommes de la vieille génération comme Einstein, Planck, Bohr, Schrödinger. Fermement enracinés dans une tradition qui demandait aux théories scientifiques de remplir certaines exigences humanistes comme la simplicité, la beauté et l’harmonie. En 1929, peu avant la révolution atomique, marquée par la fission de l’atome et l’espoir de conquête de l’espace universel, Planck demandait que les résultats obtenus par des procédures mathématiques soient retraduits dans le langage de notre monde des sens pour être de quelque utilité.
L’échec prédit par Planck, au cas où échouerait cette retraduction, n’a pas eu lieu. Plutôt qu’une vision du monde physique qui ne « vaudrait pas mieux qu’une bulle prête à éclater au moindre souffle de vent », c’est notre planète qui pourrait partir en fumée du fait de théories entièrement déconnectées du monde des sens et qui défient le langage humain.
Les savants qui amenèrent le plus radical et rapide processus révolutionnaire jamais vu par le monde n’étaient animés par aucune volonté de puissance et de conquête. Mais inspirés par un extraordinaire amour de l’harmonie et de la recherche de lois. Ils furent moins affligés par les usages meurtriers de leurs découvertes que troublés par l’effondrement de leurs idéaux scientifiques de nécessité et d’obéissance à des lois. Idéaux perdus quand les hommes de science découvrirent qu’il n’y a rien d’indivisible dans la matière, que nous vivons dans un univers en expansion permanente, sans limites, et que le hasard semble régner partout dans cette « vraie réalité » du monde physique.
L’entreprise scientifique moderne commença avec des pensées jamais pensées (Copernic « se tenant sur le soleil ») et des choses jamais vues (le télescope de Galilée). Elle trouva son expression classique avec la loi d’attraction universelle de Newton. Einstein généralisa cette science de l’époque moderne avec un « observateur se tenant librement dans l’espace et non juste en un point déterminé tel que le soleil ».
Même aujourd’hui, quand des milliards de dollars sont dépensés chaque année pour des projets hautement « utiles » qui sont les résultats directs du développement de la science pure et théorique, le physicien est encore enclin à considérer tous ces savants de l’espace comme de simples « plombiers ».
La désolante réalité est pourtant que ce n’est pas le savant, mais le « plombier » qui a rétabli le contact entre le monde des sens et la vision du monde de la physique. Les techniciens qui forment la majorité des chercheurs ont fait descendre sur terre les résultats des savants. Et, malgré les paradoxes et la perplexité assaillant le savant, le simple fait que toute une technologie puisse se développer démontre la solidité de ses théories de façon plus convaincante que toute expérience ou observation purement scientifique.
Eu égard à la seule limitation qui reste à l’heure actuelle, la durée de la vie humaine, il est peu probable que l’espèce humaine ira beaucoup plus loin que l’exploration de son environnement immédiat dans l’univers. Mais même pour cette œuvre limitée, nous devons quitter le monde nos sens et de nos corps, pas seulement en imagination, mais en réalité. Comme si l’observateur imaginé par Einstein était suivi aujourd’hui d’un observateur en chair et en os se comportant comme un enfant de l’imagination et de l’abstraction. Faisant entrer dans le monde quotidien de l’homme les embarras théoriques de la nouvelle vision du monde physique et mettant hors circuit son sens commun naturel autrement dit terrestre.
Nous avons atteint, par exemple avec le paradoxe des jumeaux d’Einstein[1], le stade où le doute radical cartésien à l’égard de la réalité peut devenir l’objet d’expériences physiques sonnant le glas de la conviction que, quel que soit l’état de la réalité, je ne peux douter de mon doute et rester incertain si je doute ou non.
Les seules objections valables qui, selon Arendt, pourraient être élevées contre la conquête spatiale, sont celles qui montreraient que cette entreprise pourrait s’autodétruire spontanément. Et quelques indices permettent de penser qu'il pourrait en être ainsi. L’indice le plus significatif réside dans la découverte par Heisenberg du principe d’incertitude et sa limite au-delà de laquelle ne peut aller la précision de toutes les mesures fournies par les instruments conçus par l’homme pour accueillir ces « mystérieux messagers du réel ». Ce principe affirme qu’il y a certaines paires de quantités, comme la position et la vitesse d’une particule, qui sont dans un rapport tel que la détermination de l’une avec une précision accrue entraine la détermination moins précise de l’autre.
Pour Heisenberg nous décidons, par notre sélection du type d’observation, quels aspects de la nature seront déterminés et quels aspects laissés dans l’ombre. Nous pouvons appliquer à un seul et même évènement physique des types entièrement différents de lois naturelles. Du fait, que dans un système de lois, seules certaines manières de poser des questions ont du sens. La recherche de la « vraie réalité » a conduit à une situation dans les sciences elles-mêmes où l’homme a découvert qu’il était toujours confronté à lui-même.
Arendt applique les remarques d’Heisenberg à la technologie moderne qui a apporté une avalanche d’instruments fabuleux et de machines toujours plus ingénieuses. Rendant chaque jour plus improbable que l’homme rencontre quelque chose dans le monde qui n’ait pas été fabriqué par lui-même sous des masques différents. Avec pour incarnation symbolique l’astronaute lancé dans l’espace et emprisonné dans une capsule remplie d’instruments.
L’intérêt que l’humaniste porte à l’homme a gagné le savant. Comme si les sciences avaient réussi là où les humanités ont toujours échoué : prouver et démontrer que cette préoccupation est légitime.
Aujourd’hui les perspectives d’un développement et d’une solution entièrement salutaires de la difficile situation de la science moderne et de la technologie ne paraissent pas bonnes à Arendt.
Nous avons trouvé une manière d’agir sur la terre comme si nous disposions de la nature du point de vue de l’observateur, installé librement dans l’espace, d’Einstein. D’un tel point de vue nous pouvons étudier nos comportements avec les mêmes méthodes que celles utilisées pour étudier les comportements des rats. Nous pouvons voir nos voitures comme une partie aussi inaliénable de nous que la coquille d’un escargot pour son occupant. Nous pouvons considérer la technologie comme un processus biologique à grande échelle. Parole et langage usuel peuvent être remplacés avantageusement par le formalisme extrême et en lui-même vide de sens des symboles mathématiques.
La conquête de l’espace et la science qui le rendit possible se sont périlleusement rapprochées de ce point.
Si jamais elles devaient l’atteindre pour de bon, la dimension de l’homme ne serait pas simplement réduite selon tous les critères que nous connaissons, elle serait détruite.