Repères pour un monde numérique (5/7)
Cours donné le 4 février 2016 à l'Université du Temps Libre d'Orleéans.
Rappel des épisodes précédents
De l’étude de La Société automatique de Bernard Stiegler j’ai retenu dix repères pour notre monde numérique.
Les deux premiers repères mettent en perspective notre époque et notre monde.
Les deux suivants décrivent le système technique planétaire contemporain et son caractère pharmacologique.
Ils sont suivis de six repères. Les trois premiers pointent les principaux risques et les trois derniers les principales thérapies du pharmakon numérique.
Épisodes à venir
Les trois séances qui viennent seront consacrées à la lecture des trois autres livres à notre programme, lecture qui ne peut être, bien sûr, aussi approfondie que celle de La société automatique à laquelle j’ai consacré trois cours.
Aujourd’hui La gouvernance par les nombres d’Alain Supiot, livre écrit à partir de cours donnés au Collège de France.
Vous trouverez dans le fichier complémentaire à ce support l’ensemble de mes notes de lecture (rétentions) de ce livre ainsi qu’une présentation de son auteur.
Aujourd’hui je me limiterai à vous présenter une vue d’ensemble de ce passionnant ouvrage et ce que j’en retiens comme apports pour compléter nos premiers repères pour un monde numérique.
Je ferai de même le 3 mars, pour L’évènement anthropocène, et le 21 avril pour Condition de l’homme moderne.
Les 12, 19 et 26 mai seront consacrés à la présentation de mon second livre consacrée à Hannah Arendt, en cours d’écriture et de recherche d’éditeur : Lire Hannah Arendt, voyage à travers une œuvre politique.
Hypothèse initiale
Nos institutions, comme toute œuvre humaine, donnent à voir les images qui ont présidé à leur conception. Le Droit, comme la technique, la religion ou les arts, est un fait de culture, qui inscrit dans la durée les représentations du monde qui dominent une époque donnée. Le Droit occupe une position à mi-chemin entre l'art et la technique. Sa référence ultime n'est ni la vérité, ni l'esthétique, mais la justice. Comme l'art, le Droit évolue dans un monde fictionnel comme celui d'une République où règnent la liberté, l'égalité et la fraternité. Mais comme la technique, il vise à agir sur le monde réel et doit donc en tenir compte.
L'hypothèse dont procède ce livre, est que la « crise de l'État-providence » est le révélateur d'une rupture institutionnelle très profonde, qui affecte la manière proprement occidentale de concevoir le gouvernement des hommes.
C'est un même imaginaire industriel qui a donné le jour aux usines électriques, au film Metropolis et au droit du travail. Un imaginaire dominé par les lois de la physique classique, qui nous donnent à voir l'univers comme une vaste horlogerie mue par un jeu implacable de poids et de forces. Poids et forces qui tout à la fois s'imposent aux hommes et peuvent être mis à son service. Conçu lui-même comme une machine destinée à corriger les déséquilibres engendrés par le progrès industriel, l'État social n'a jamais visé à éradiquer les formes nouvelles de déshumanisation du travail, mais plutôt à en compenser les effets et à les rendre ainsi humainement supportables.
Né avec le monde industriel, l’État social ne correspond plus à l'imaginaire cybernétique qui domine aujourd'hui les esprits et porte avec lui l'idéal d'une gouvernance par les nombres. Plus profondément, c'est la figure même de l'État moderne, de cet Être transcendant et immortel inventé par la Révolution grégorienne aux XIe -XIIe siècles et dont l'État-providence n'aura été que l'une des manifestations, qui est atteinte.
Le renversement du règne de la loi au profit de la gouvernance par les nombres s'inscrit dans l'histoire longue du rêve de l'harmonie par le calcul, dont le dernier avatar, la révolution numérique, domine l'imaginaire contemporain. Cet imaginaire cybernétique conduit à penser la normativité non plus en termes de législation mais en termes de programmation. On n'attend plus des hommes qu'ils agissent librement dans le cadre des bornes que la loi leur fixe, mais qu'ils réagissent en temps réel aux multiples signaux qui leur parviennent pour atteindre les objectifs qui leur sont assignés.
La façon de penser le travail occupe une place centrale dans ce renversement avec les nouvelles formes que prend aujourd'hui le mot d'ordre de mobilisation totale, apparu sous sa forme taylorienne lors de la Première Guerre mondiale. La mise en œuvre de ce mot d'ordre montre les impasses auxquelles se heurte toute forme de normativité fondée sur la dénégation de ce qui spécifie l'être humain : sa capacité à penser et à agir avec ses propres idées en tête. Face au dépérissement de l'État et aux formes nouvelles d'aliénation qu'il engendre, une structure juridique réapparaît, de facture typiquement féodale : celle des réseaux d'allégeance, au sein desquels chacun cherche la protection de plus fort que soi ou le soutien de moins fort que soi.
C'est un double mouvement que décrit ce livre. En premier lieu, celui de la quête d'un pouvoir impersonnel, dont le modèle serait une machine à gouverner et qui a abouti à la gouvernance par les nombres. Et en second lieu, celui du retour de l'allégeance personnelle comme réponse aux impasses de cette gouvernance.
Du règne de la loi à la gouvernance par les nombres
L’état de délabrement institutionnel où se trouve plongée l'Europe procède d'une certaine façon de penser le gouvernement des hommes, qui est apparue à l'aube des temps modernes et continue de dominer son imaginaire normatif. Cet imaginaire consiste à se représenter le gouvernement comme une technique de pouvoir, comme une machine dont le fonctionnement doit être indexé sur la connaissance scientifique de l'humain. Rabattre le gouvernement sur le pouvoir est quelque chose qui ne va pas de soi. Cet aplatissement est assez symptomatique d’une culture et d’une époque qu’il faut s’efforcer de situer par rapport à d’autres façons de concevoir la conduite des sociétés humaines. Ce qu’Alain Supiot fait en huit chapitres selon une dynamique représentée par la carte mentale ci-dessous.
De la gouvernance par les nombres aux liens d’allégeance
L'un des enseignements de l'effondrement financier de 2008 est que la gouvernance par les nombres confère un pouvoir immense à ceux qui concourent à leur fabrication, dès lors que cette fabrication est conçue comme relevant d'un savoir technique échappant à tout débat contradictoire. Ces catastrophes à répétition ne sont jamais imputées à un vice de conception de ce type de dispositifs, mais toujours à des défaillances humaines. Ce type de gouvernance n'en conduit pas moins à des impasses qui le rendent insoutenable à terme et font ressurgir des formes nouvelles d'allégeance entre les personnes, ainsi que nous allons le voir dans la seconde partie de ce livre. Dans cette seconde partie Alain Supiot brosse en six chapitres comment cette impasse conduit à la résurgence de ce que l’on croyait avoir disparu avec le féodalisme, l’allégeance.
Analyse juridique
Diagnostiqué déjà par Freud aux lendemains de la crise de 1929, le sentiment de malaise dans la civilisation n'est pas nouveau, mais il a retrouvé aujourd'hui une intensité sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L'analyse juridique peut contribuer à identifier les mouvements de fond à l'œuvre dans une société donnée et à diagnostiquer les maux qui l'affectent.
L'idéal d'un pouvoir impersonnel a pris un nouveau visage depuis la Seconde Guerre mondiale, le nombre remplaçant progressivement la loi comme fondement des obligations entre les hommes. Porté par la révolution numérique, l'imaginaire de la gouvernance par les nombres est celui d'une société sans hétéronomie, où la loi cède sa place au programme et la réglementation à la régulation.
Ce mouvement avait été engagé par la planification soviétique qui, la première, avait réduit la loi à une fonction instrumentale de mise en œuvre d'un calcul d'utilité. Il s'approfondit avec l'imaginaire cybernétique, qui impose une vision réticulaire du monde naturel et humain et tend à effacer la différence entre l'homme, l'animal et la machine, saisis comme autant de systèmes homéostatiques communiquant les uns avec les autres. À ce nouvel imaginaire correspond le passage du libéralisme économique, qui plaçait le calcul économique sous l'égide de la loi, à l'ultralibéralisme, qui place la loi sous l'égide du calcul économique.
Étendu à toutes les activités humaines, l’idéologie du Marché occupe désormais la place de Norme fondamentale à l'échelle du globe. Comme toute idéologie ayant perdu le sens de la limite, elle est condamné à trouver sa limite catastrophique. Celle-ci advient lorsque les représentations mentales qui ignorent le principe de réalité sont rattrapées par lui. L'implosion financière de 2008 nous a donné un avant-goût de cette limite catastrophique, en dépit du tour de force qui a consisté à en tirer argument pour hâter le démantèlement de l'État social. Il est prévisible que ce démantèlement, et l'imposition, au mépris du principe de démocratie, du règne sans partage du calcul d'utilité individuelle, conduira à des violences inédites, qui se combineront aux désastres écologiques engendrés par la surexploitation des ressources naturelles.
Car lorsque l'État n'assume plus son rôle de garant de l'identité et de la sécurité physique et économique des personnes, les hommes n'ont plus d'autre issue que de rechercher cette garantie ailleurs, dans des appartenances claniques, religieuses, ethniques ou mafieuses, et de faire allégeance à plus fort qu’eux. Ces réseaux d'allégeance se déploient aujourd'hui à tous les niveaux de l'activité humaine, sous des formes légales ou illégales. Au sein de ces réseaux, chacun compte sur la protection de ceux dont il dépend et sur le dévouement de ceux qui dépendent de lui.
Radicalisant l'aspiration à un pouvoir impersonnel, qui caractérisait déjà l'affirmation du règne de la loi, la gouvernance par les nombres donne ainsi paradoxalement le jour à un monde dominé par la dépendance entre les personnes. Appliquée indistinctement aux États et aux entreprises, cette gouvernance ignore en effet la distinction du public et du privé qui structurait l'ordre juridique en deux plans orthogonaux : celui, vertical, du public, en charge de tout ce qui relève de l'incalculable ; et celui, horizontal, du privé, qui peut être alors conçu comme le lieu d'ajustement des calculs d'utilité individuelle.
Du gouvernement à la gouvernance
Apparu en français au XIIIe siècle pour désigner l'art de gouverner, le mot gouvernance est passé à l'anglais avant de revenir chargé d'un sens nouveau. Il a d'abord servi à remettre en cause le pouvoir acquis par les cadres dirigeants des entreprises[1]. Indexant les formes d'organisation du travail sur l'impératif de création de valeur pour les actionnaires, la gouvernance a fait de la performance financière le moteur de l’action des dirigeants et a substitué le calcul d'intérêt à la rationalité technique en liant leur rémunération aux performances financières de l'entreprise. Au modèle fordiste de l’entreprise, structure intégrée et hiérarchisée, pourvoyeuse de sécurité économique pour ses salariés qui a dominé les Trente Glorieuses, la gouvernance a substitué celui d'un réseau d'unités de création de valeur, où chacun est mu par la maximisation de son propre intérêt.
Le travail n'a aucune place dans cette nouvelle conception de l'entreprise, qui ne connaît que des actionnaires[2] et des parties prenantes[3]. Les salariés font partie de ces parties prenantes, en tant que détenteurs d'une ressource humaine ou d'un capital humain et non plus en tant que travailleurs, mot banni du vocabulaire de la gouvernance. Cette forclusion du travail succède à la réification dont il avait fait l'objet dans l'univers industriel. Tout travail est métamorphosé en fonctionnement d’une machine à communiquer, programmée pour optimiser ses performances.
La notion de gouvernance a été adoptée à la fin du siècle dernier par les organisations économiques internationales (Banque mondiale et FMI) et utilisée dans le cadre des plans d’ajustement structurel imposé aux pays dits en voie de développement. Elle a conquis à la même époque le vocabulaire de la Communauté puis de l’Union européenne puis a été consacrée au plus haut niveau des textes européens avec l’adoption du Traité pour la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire, entré en vigueur le 1er janvier 2013.
La gouvernance occupe une position centrale dans un champ sémantique qui congédie le vocabulaire de la démocratie politique au profit de celui de la gestion.
Gouvernement |
Gouvernance |
Peuple Souveraineté Territoire Loi Liberté Morale Justice Jugement Règle Réglementation Représentation Travailleur Qualification Syndicats Négociation collective |
Société civile Subsidiarité Espace Programme Flexibilité Éthique Efficacité Évaluation Objectif Régulation Transparence Capital humain Employabilité Partenaires sociaux Dialogue social |
Animée par l’imaginaire cybernétique, la gouvernance ne repose pas sur la subordination des individus mais sur leur programmation. Ce passage est central dans la représentation contemporaine de l’agir humain.
Le rêve de l’harmonie par le calcul
L’essor de la gouvernance par les nombres n'est pas un accident de l'histoire. La recherche des principes ultimes qui président à l'ordre du monde combine depuis longtemps la loi et le nombre. Au travers de la physique et des mathématiques, s'agissant de l'ordre de la nature et du droit et de l'économie, s'agissant de l'ordre social. La gouvernance par les nombres ne conduit pas à la disparition des lois, mais à leur soumission à un calcul d'utilité, en sorte qu'elles servent les harmonies économiques qui présideraient au fonctionnement des sociétés humaines. Mais la loi peut-elle être ramenée au nombre ? Fait-elle autre chose qu'exprimer des accords parfaits que les mathématiques seraient susceptibles de dévoiler ? Ou bien possède-t-elle son domaine propre, qui serait de surmonter les discordes constitutives de la vie en société ?
La prise de conscience proprement juridique de l'impossibilité de donner à la justice un fondement purement mathématique est déjà présente chez les Grecs. Aristote s'est efforcé de donner une expression mathématique aux types de justice qu'il distingue dans L'Éthique à Nicomaque. La justice distributive, qui répartit l'honneur, les richesses ou tous les autres avantages qui se partagent entre les membres de la communauté politique de façon proportionnelle au mérite de chacun. La justice réparatrice, qui consiste à corriger le dommage injustement infligé par une personne à une autre et qui obéit à un principe d'égalité arithmétique. Enfin la justice de réciprocité qui assure la cohésion des associations faites pour les échanges, indispensable à la transaction qui fait demeurer les hommes ensemble.
À la différence de Platon, Aristote ne voit pas dans la loi un pis-aller, dû à notre insuffisante connaissance des vérités mathématiques qui sous-tendraient l'univers entier. Les figures et les nombres peuvent nous aider à y voir clair, et c'est pourquoi il en use pour illustrer ses définitions de la justice distributive et de la justice corrective. Mais ce ne sont pas les mathématiques qui président à l'association des hommes, c'est la nécessité d'accorder la différence de leurs travaux à la similitude de leurs besoins. C'est pourquoi Aristote ne s'oblige pas à donner une formulation mathématique de ce troisième type de justice. Pas davantage il ne prête à la monnaie la capacité d'exprimer spontanément le juste prix des fruits du travail. « Substitut du besoin », la monnaie fournit bien une mesure commune des biens échangés, mais elle est fondée sur la loi et non sur le nombre.
Cette prise de conscience des limites de la raison mathématique pour gouverner les affaires humaines aurait aussi procédé[1] de la découverte des nombres irrationnels, de type P2. S'il existe des grandeurs sans mesure commune alors toute chose n'entre pas en proportion avec toute chose. Dès lors, l'écriture monétaire n’a plus de fondement étranger aux querelles des hommes. Ainsi semble s'évanouir l'espoir de faire régner dans la Cité une harmonie déduite des mathématiques.
Cependant ce rêve a continué d'agiter l'Occident sous diverses formes jusqu'à nos jours, au risque de se transformer parfois en cauchemar.
[1] Selon Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures. Langue, nombre, code. Gallimard, 2007.
Une première forme de gouvernement par les nombres : l’entreprise
La quantification des faits économiques et sociaux depuis le début des temps modernes est principalement connu par les travaux qui, depuis trente ans, ont retracé le perfectionnement par l'État moderne des instruments de mesure de sa population et de ses richesses. Le plus important de ces instruments est la statistique.[1]
La place centrale ainsi accordée à l’État risque toutefois de faire oublier que l’usage normatif de la quantification a d’abord pris son essor dans la sphère marchande, pour répondre aux besoins du gouvernement des entreprises. À travers la première des quatre fonctions normatives[2] que met en lumière le rapprochement des usages privés et public de la quantification, rendre compte, et le développement de la comptabilité.
La comptabilité est tout d'abord une obligation de rendre des comptes. Les commerçants doivent répondre de leur activité à l'égard des tiers et la tenue d'une comptabilité participe de cette responsabilité commerciale. Plus étendue que la responsabilité civile, celle des commerçants s'exerce aussi bien vis-à-vis de leurs contractants que de l'État et du public en général. La comptabilité est ensuite un mode d'accréditation d'une vérité par l'image. L'image comptable a donc un statut qu'on pourrait dire iconique : de même que les icônes religieuses soudent une communauté de fidèles autour d'une vérité religieuse, l'image comptable soude une communauté de marchands autour d'une vérité légale. La comptabilité est aussi la première institution moderne à avoir conféré une vérité légale à des nombres, mais sans l’ouverture à des types d'interprétations comme dans le cas de la loi ou du contrat exprimés en langue naturelle[1]. Enfin, la comptabilité est la première technique à avoir fait de la monnaie un étalon de mesure universel. Cette fonction d'unité de mesure est distincte de celle de moyen de paiement, et rien n'impose de confondre ces deux fonctions de la monnaie comme nous le faisons aujourd'hui.[2] La comptabilité ne compte pas (au sens de dénombrer des choses de même nature), elle évalue. Elle n'évalue pas seulement ce qui est, mais ce qui peut advenir en utilisant la monnaie comme un moyen de domestiquer l'avenir.
Cette première forme de gouvernement par les nombres n'a pas été instaurée par des États, mais par des entreprises. C'est au Moyen Âge qu'ont été posées les bases de la comptabilité moderne avec la tenue de comptes de personnes, puis l'invention de de la comptabilité en partie double, par les marchands des grandes villes italiennes, qui a répondu aux problèmes posés par le développement du crédit entre eux. Selon l’historien et sociologue allemand Werner Sombart[3], à qui l'on doit le mot capitalisme, le capitalisme et la comptabilité ne peuvent pas être dissociés. Ils se comportent l'un vis-à-vis de l'autre comme la forme et le contenu.
[1] Existe toutefois un tempérament à cette valeur dogmatique du nombre inscrit dans les comptes certifiés : l'existence d'une annexe, qui « complète et commente l'information donnée par le bilan et le compte de résultat » et qui doit permettre d'assurer la fidélité de l'image comptable lorsque celle-ci ne peut résulter de la seule lecture des chiffres.
[2] L'idée de séparer ces deux fonctions monétaires réapparaît régulièrement. Keynes a vainement tenté de l'imposer à la fin de la guerre, en proposant l'instauration d'une monnaie de compte, appelée bancor, qui aurait servi de référence monétaire internationale, mettant l'économie à l'abri des manipulations du cours des monnaies nationales (et à l'abri aussi de l'hégémonie du dollar, raison pour laquelle cette proposition a échoué).
[3] 1863 - 1941
Vers un monde plat : du gouvernement par les nombres à la gouvernance par les nombres
Voir dans le calcul la clé de l'harmonie sociale est l'un des nombreux traits communs du capitalisme et du communisme. Toutefois, contrairement à la planification soviétique, le libéralisme classique n'envisageait pas le droit et l'État comme des instruments, mais au contraire comme une condition de l'harmonie par le calcul. Les pères du libéralisme pensaient que l'ajustement spontané des calculs d'intérêts individuels avait pour condition préalable un régime de droit (rule of law ) capable de garantir l'état et la liberté des personnes, de protéger la propriété et de faire respecter les contrats.
L'ultralibéralisme prend, au contraire, pour des faits de nature les fictions juridiques qui fondent le marché. Prenant pour donné ce qui est construit, il étend le paradigme du marché à tous les secteurs de la vie humaine et considère le droit lui-même comme un produit en compétition sur un marché des normes. C'est une œuvre romanesque qui, dès la fin du XIXe siècle, a pour la première fois mis en scène ce monde plat débarrassé de la figure verticale du Tiers garant des relations entre les hommes. Il s'agit d'un conte philosophique intitulé Flatland, publié en 1884 par le mathématicien Edwin Abbott. La métaphore d'un monde plat a ressurgi au tournant des années 2000 sous la forme d'un best-seller que l'économiste Thomas Friedman a publié en 2005 : The World is Flat. A Brief History of the Twenty-first Century. Cette utopie d'un monde plat, tout entier régi par les forces immanentes du marché, est caractéristique de l'ultralibéralisme, qui se situe de ce point de vue beaucoup plus près de l'utopie communiste que du libéralisme classique.
Pour saisir le processus d'hybridation entre capitalisme et communisme, il faut prendre la mesure de tout ce qui oppose la planification de type soviétique à l'univers juridique des pays occidentaux mais aussi de tout ce que partagent dès l'origine ces deux types de régimes.
La planification soviétique repose, d'une part, sur l'abolition de la propriété privée des moyens de production et l'instauration d'une propriété socialiste (d'État ou coopérative (kolkhozienne)). D’autre part, elle engage la société toute entière dans la réalisation d'objectifs chiffrés imposés d'en haut par un gouvernement œuvrant de façon dictatoriale. L'ordre concurrentiel de type libéral repose sur la privatisation des moyens de production et engage tous les individus dans une course à la maximisation de leurs intérêts individuels. En régime libéral, la direction de l'économie échappe à tout contrôle politique ou démocratique, au contraire des gouvernements, qui sont exposés à échéance régulière à la sanction électorale. Le rôle de l'État se borne à garantir la sécurité des calculs économiques qui président au fonctionnement des marchés, en protégeant la propriété privée et en faisant respecter les contrats. À cette fonction première, l'État social ajoute la prise en charge collective du temps long de la vie humaine et de la succession des générations.
Sortis d'une même civilisation, communisme et capitalisme partagent la même foi dans la possibilité de se rendre maître et possesseur de la nature. À ce premier trait commun avec le communisme, l'ultralibéralisme en ajoute un second avec la croyance en un ordre économique de la société , dont le Droit ne serait qu'un instrument. Cette vision d'un monde purgé du politique au profit de la technique était déjà celle des pères du marxisme[1].
[1] Selon Friedrich Engels, une fois la révolution prolétarienne accomplie, « le gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction des opérations de production », conduisant à l'extinction progressive de l'État
L’emprise de la gouvernance par les nombres
La révolution numérique va de pair avec celle qui se donne à voir en matière juridique, où l'idéal d'une gouvernance par les nombres tend à supplanter celui du gouvernement par les lois. À toutes les échelles de l'organisation du travail, celles de l'individu, de l'entreprise et de la nation, on demande désormais moins aux hommes d'obéir à des prescriptions que d'atteindre des objectifs.
Au niveau individuel, la fixation d'objectifs, unilatéralement ou contractuellement, est devenue une pratique courante dans les entreprises. Elle a toujours pour corollaire l'établissement de procédures d'évaluation des performances des salariés sous la forme quantifiée d'une mesure de ces performances et la forme discursive d'entretiens individuels.
Au niveau de l'entreprise, l’emprise de la gouvernance par les nombres s'est traduite par les réformes législatives qui ont permis que les sociétés cotées soient soumises à l'impératif de création de valeur pour l'actionnaire. Elle résulte également de l’expansion de l’organisation en réseaux, facilitée par les technologies numériques, et de l'abandon du modèle intégré qui avait dominé l'ère industrielle.
Au niveau de l'État, la gouvernance par les nombres a été mise en œuvre par la Nouvelle gestion publique qui étend à l'administration publique les règles et méthodes de l'entreprise privée. En 2001 a été adoptée la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) dont l’objectif central est la performance de l'action publique, entièrement orientée vers la réalisation d'objectifs chiffrés (un demi-millier déclinés par les projets et rapports annuels de performance).
Au niveau européen, l'asservissement des États à la réalisation d'objectifs chiffrés a été engagé en 1992 par le Traité de Maastricht, dans le contexte de la création d'une monnaie unique (maîtrise de l'inflation, de la dette publique et du déficit public, stabilité du taux de change et convergence des taux d'intérêt). Dispositif durci en 1997 par le Pacte de stabilité et de croissance qui impose aux États de soumettre chaque année au conseil des ministres de l'Économie un programme de stabilité pour les trois années suivantes et a établi une procédure de sanctions financières des États dont le déficit excéderait l'indicateur objectif de 3 % du PIB. L’histoire de cet indicateur, racontée par l’un de ses concepteurs, alors en poste à la direction du Budget, révèle le fétichisme du chiffre dont usent nos gouvernants et la perte de contact avec l'état réel de l'économie auquel il les condamne.
Le dernier pas vers l'asservissement des États à la réalisation d'objectifs chiffrés a été franchi lors de l'entrée en vigueur, le 1er janvier 2013, du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire ratifié par la France en violation d'un engagement électoral.
Au niveau international, la gouvernance par les nombres a une face publique et une face privée. Sa face publique se donne surtout à voir dans les conditions auxquelles les institutions internationales subordonnent l'aide qu’elles apportent aux États en difficulté financière dans le cadre de plans globaux (les programmes d'ajustement structurel) ou bien de programmes plus ciblés. L’évaluation quantitative des performances des États a aussi une face privée : celle des évaluations chiffrées émises par les agences de notation sur leurs performances et leurs perspectives financières, ainsi que sur la confiance qui doit être accordée aux titres financiers qu'ils émettent.
La perte de l’objet : la carte substituée au territoire
Poursuivant l'utopie d'une normativité entièrement calculable, la gouvernance par les nombres sape les bases même d'un calcul rationnel. On sait depuis Kurt Gödel qu'une série indéfinie d'axiomes, ajoutés les uns après les autres, ne saurait faire échapper un système formel à une part irréductible d'incalculable. La portée exacte de ses travaux ou de ceux d’Alan Turing, à l’origine pourtant de l’informatique, demeure ignorée par de nombreux scientifiques, qui restent attachés au seul formalisme mathématique qui a l'avantage de donner une vision simple et réductrice du monde.
Contrairement à la philosophie du management par objectifs, exprimée notamment par Peter Drucker, qui distingue soigneusement le temps de l'action et celui de son évaluation, la gouvernance par les nombres dote les indicateurs chiffrés, utilisés pour cette évaluation, d'un effet normatif. La satisfaction des indicateurs et la réalisation des objectifs se confondent. Les deux sens différents du concept d'objectif ( but assigné à une action et objectivité d'un jugement porté sur le réel) sont fusionnés. Fusion inévitable avec une évaluation purement quantitative, car dans ce cas les nombres ont déjà été chargés d'une valeur qualitative qui s'impose à l’évaluateur et ne peut être remise en question.
Ainsi en va-t-il de l'évaluation des travaux de recherche, lorsqu'elle est fondée sur des indicateurs bibliométriques qui rapportent leur valeur à celle des revues scientifiques où ils ont été publiés. Le jugement de valeur est incorporé dans le poids numérique attribué à chacune des revues. Il suffit donc de calculer et ce calcul peut être confié à une machine qui assure l'objectivité de l'évaluation. Se manifeste ici la volonté, repérée il y a un demi-siècle par Günther Anders, de remettre le pouvoir de décider à un instrument puisque le dernier mot doit être objectif, et qu'on ne considère aujourd'hui comme objectifs que les jugements prononcés par des objets.
À une échelle beaucoup plus large, le fameux « classement de Shanghai » est devenu en peu d'années la norme d'évaluation des universités du monde entier. Ce classement pèse d'un poids très lourd sur les choix de politique législative en matière d'enseignement supérieur, les engageant dans une course au gigantisme pour améliorer leur place dans ce classement. Classement qui est probablement un avatar de la période de planification communiste de l'économie de la Chine.
Rabattre le jugement sur le calcul conduit à se couper progressivement de la complexité du réel, autrement dit à substituer la carte au territoire. Cette déconnection des réalités est à l'œuvre dans tous les dispositifs juridiques qui mettent en œuvre la gouvernance par les nombres : Loi organique relative aux lois de finance (LOLF) ; indicateurs macro-économiques comme celui des 3 % du PIB assigné au déficit public ; réduction à un indicateur chiffré en dollars de la pauvreté dans les plans destinés à lutter contre elle et dans les Objectifs du millénaire des Nations unies.
Le réel est congédié au profit de sa représentation mathématique, y compris dans l'« indicateur objectif » assignant pour premier objectif aux organismes de recherche français l'amélioration de leur classement international. Substituer la réactivité à des signaux chiffrés à l'activité de recherche, ne peut que casser les ressorts subjectifs du travail des chercheurs, ce travail ne consistant pas à améliorer des scores, mais à résoudre des énigmes.
Il y a une certaine ironie de l'histoire à ce que le monde de la recherche soit ainsi victime à son tour d'un usage de la quantification qu'il a lui-même enfanté en fétichisant les symboles mathématiques, ce qui interdit de penser leur rapport au réel dans toute sa complexité.
Le sujet programmé : la réaction substituée à l’action
Mettant en œuvre la fiction selon laquelle l'homme aurait sur son propre corps un droit de propriété, le code civil a permis que la force de travail puisse être louée par son propriétaire, comme il louerait un moulin ou un cheval de trait. Traitant l'être humain comme une machine intelligente, la gouvernance par les nombres bouscule ce montage juridique. Elle fait advenir un nouveau type de sujet, le sujet programmé, tout entier mu par le calcul, capable de s'adapter en temps réel aux variations de son environnement pour atteindre les objectifs qui lui ont été assignés.
Cette nouvelles forme de déshumanisation du travail n’est pas une fatalité, ni la rançon inévitable du progrès technique. Bien au contraire, les nouvelles technologies de l'information peuvent être un formidable instrument de libération de l'Homme lorsqu'elles lui permettent de concentrer les forces de son esprit sur la part la plus créative de son travail, c'est-à-dire la plus poétique au sens premier du terme. Nos nouveaux outils informatiques pourraient donc être une chance d'arracher le travail à l'abrutissement où l'avait plongé le taylorisme. Mais ces possibilités sont ignorées dès lors qu'on pense le travailleur sur le modèle de l'ordinateur au lieu de penser l'ordinateur comme un moyen d'humaniser le travail. Avec la gouvernance par les nombres, les résultats du travail sont essentiellement mesurés par des indicateurs chiffrés que le sujet doit s'approprier pour rétroagir positivement à l'écart qu’ils dévoilent entre sa performance et ses objectifs. De sujet il est converti en objet réactif.
Les êtres humains n’étant pas des ordinateurs, ne se laissent jamais entièrement programmer ni objectiver, soit qu'ils sombrent dans la maladie mentale ou le suicide, soit qu'ils rusent avec l'univers des nombres pour agir avec leurs propres idées en tête. À la différence des machines, ils comprennent vite que la satisfaction des indicateurs est une présomption indiscutable d'atteinte des objectifs. Faire de la satisfaction d'indicateurs l'objectif d'un travail, non seulement détourne une partie de ce travail d'une action productive, mais le déconnecte des réalités du monde, auxquelles est substituée une image chiffrée construite dogmatiquement.
Cette altération de la qualité de sujet de droit n'est pas réservée aux personnes physiques. Les entreprises elles aussi sont traitées par la gouvernance par les nombres comme des « sujets objectifs » asservis aux signaux qu'ils reçoivent programmés pour atteindre certains résultats. Toute entreprise d'une certaine taille est aujourd'hui à la fois un sujet opérant sur les marchés et un bien sur lequel ces marchés spéculent.
Ce sont enfin les États eux-mêmes, ces Sujets souverains par définition, que la gouvernance par les nombres métamorphose en « sujets objectifs », n'agissant plus librement, mais réagissant à des signaux chiffrés. La mise en œuvre des programmes d'ajustement structurel destinés à rétablir des équilibres budgétaires acte cette perte de souveraineté. Comme le montre l'expérience européenne de la Troïka, dès lors que l'on admet que gérer un pays et gérer une entreprise sont une seule et même chose, en cas de crise financière, il est non seulement concevable, mais indispensable de le placer sous la tutelle d'administrateurs judiciaires et de procéder à la liquidation de ses actifs, à défaut de pouvoir licencier ses habitants. Consulter ces derniers sera alors jugé aussi irresponsable que de laisser un entrepreneur en faillite à la tête de ses affaires.
La dépossession de soi à laquelle conduit la gouvernance par les nombres concerne aussi bien les peuples que les individus et les entreprises.
Après la crise du fordisme quel régime de travail ?
La question posée par la crise actuelle de l'État social n'est pas de conserver ou de détruire l'héritage fordiste, mais bien plutôt de définir un nouveau compromis entre la liberté d'entreprendre et la protection des travailleurs. Depuis la fin du siècle dernier, cette question a donné lieu à de nombreuses réflexions qui, à grands traits, dessinent deux orientations possibles.
La première est celle de la flexicurité, dont les grandes lignes ont été définies par la Commission européenne en 2007, qui se réclame du modèle nordique et qui a été défendue en France par une multitude de rapports et d'experts, qui ont en commun d'envisager le droit du travail comme une variable d'ajustement des politiques économiques. Une toute autre orientation consiste au contraire à placer le travail, et non le Marché, au cœur du politique et à reposer à nouveaux frais la question d'un régime de travail réellement humain en dessinant les lignes de force d'un état professionnel des personnes qui leur permettrait d'exercer une réelle liberté de choix tout au long de leur vie, de passer d'une situation de travail à une autre et de concilier vie privée et vie professionnelle. La flexicurité conduit à raisonner en termes de flexibilité, d'efficacité économique, de Marché, de capital humain et d’employabilité. L'état professionnel des personnes en termes de liberté, de justice sociale, de Droit, de travail et de capacité.
La première orientation peut se réclamer du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui enjoint aux États de promouvoir une main-d'œuvre qualifiée, formée et susceptible de s'adapter, ainsi que de marchés du travail aptes à réagir rapidement à l'évolution de l'économie. La seconde orientation peut se réclamer de la Déclaration de Philadelphie, qui enjoint aux États de promouvoir l'emploi des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun , ainsi que de la Charte européenne, selon laquelle toute personne a le droit de travailler et d'exercer une profession librement choisie ou acceptée. L'évolution du droit du travail en ce début de siècle résulte de la tension entre ces deux conceptions du travail. Un large consensus s'est établi parmi les partis de gouvernement pour accorder la primauté absolue aux libertés du capital sur celles du travail. La croyance dans les bienfaits de la compétition mondiale a acquis pour eux la valeur d'un dogme. À rebours des directives de la Déclaration de Philadelphie, on prend soin désormais de ne pas apprécier l'efficacité du nouvel ordre économique international à l'aune de ses effets en termes de justice sociale.
Il faut cependant noter que les réformes du droit du travail témoignent aussi, quoique à l'état de germes, de la recherche tâtonnante d'un nouveau régime de travail réellement humain. Au plan européen, les bases juridiques existent pour avancer en ce sens. La Charte des droits fondamentaux en est une, pour peu que la Cour de justice ne s'emploie pas à vider ses dispositions sociales de tout effet normatif. De telles bases se trouvent aussi dans les traités et en droit dérivé.
La réalisation d’objectifs sociaux suppose une volonté politique qui semble avoir déserté les institutions européennes, à commencer par la Cour de justice depuis 2007. Son absence pourrait toutefois finir par se heurter à la résistance de certains États membres. Dans sa décision sur le Traité de Lisbonne, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand a ainsi ouvert la voie à un contrôle constitutionnel des atteintes que l'Union européenne porterait aux principes de base d'un État social. En France, on peut douter que nos hautes juridictions soient capables d'une telle fermeté, mais le législateur ne peut ignorer tout à fait le caractère social de la République, si bien que la réforme du marché du travail opérée en 2013, alors même qu'elle répondait aux injonctions de la flexicurité, a été placée sous l'égide de la sécurisation de l'emploi.
De l’échange quantifié à l’allégeance
Sous le régime fordiste, le travail est ramené à un temps quantifié, durant lequel le salarié abdique toute volonté propre pour se tenir prêt à obéir aux ordres qui lui seront donnés par l'employeur ou par le supérieur hiérarchique qui le représente. Le critère de la subordination y est central. Substituant la programmation au commandement, les nouvelles formes d'organisation du travail inhérentes à la gouvernance par les nombres, restituent au travailleur une sphère d'autonomie. Leur analyse juridique met en évidence l'apparition d'un lien d'allégeance du salarié vis-à-vis de l'employeur (avec pour cas extrême les contrats « Zéro heure » au Royaume Uni). Ce lien implique un engagement plus grand de la personne du salarié, qui ne doit plus se contenter d'obéir mécaniquement à des ordres pendant un temps et dans des lieux fixés à l'avance, mais se mobiliser totalement dans la réalisation des objectifs qui lui sont assignés et se soumettre à des procédures d'évaluation de ses performances. Il implique en contrepartie pour l'employeur le devoir de veiller sur les ressources physiques et mentales et la capacité professionnelle du travailleur, afin de préserver son employabilité sur le marché du travail.
Le concept de droits de tirage sociaux permet de penser ces nouveaux droits des salariés et de comprendre ce qui les relie et ce qui les distingue de la sécurité sociale. Ces droits sont attachés non à l'emploi, mais à la personne du travailleur et contribuent à assurer la continuité de l'état professionnel par-delà la discontinuité et l'hétérogénéité des situations de travail. Alors que la sécurité sociale protège contre des risques de l'existence, les droits de tirage sociaux ont vocation à permettre une liberté de choix dans la conduite de sa vie professionnelle. Les évolutions les plus récentes du droit positif montrent que cette perspective n'est pas totalement absente de ce qu'on appelle la sécurisation des parcours professionnels, notamment en matière de formation professionnelle et de santé et de sécurité au travail. Mais la tendance lourde est plutôt celle d'un enfoncement dans la réification du travail, assimilé à un « capital humain » livré à l'empire du Marché total. Si la généralisation des liens d'allégeance semble irrésistible, la forme que ces liens prendront reste cependant largement ouverte à l'action des hommes.
La structure du lien d'allégeance, avec ses trois composantes caractéristiques (la surveillance du vassal par le suzerain, le soutien du vassal par le suzerain et enfin la responsabilité du suzerain pour les agissements du vassal), se retrouve aussi bien dans les rapports entre entreprises dominantes et dominées qu'entre un État impérial, comme les États-Unis et les entreprises multinationales.
L’accord conclu après le drame monstrueux du Rana Plaza fait ainsi apparaître ses trois composantes. Dépendance des fournisseurs, qui doivent se soumettre aux inspections diligentées par le consortium des donneurs d'ordres, appliquer les mesures correctives prescrites par les inspecteurs et mettre en œuvre les programmes de formation à la sécurité de leur personnel. Obligation pour les donneurs d'ordres de soutenir leurs fournisseurs, pour qu'ils puissent faire face à leurs nouvelles obligations. Responsabilité solidaire à l'égard de certains tiers à la relation entre donneur d'ordres et fournisseur.
Trois composantes retrouvées dans la pratique du Parquet américain envers les entreprises multinationale soupçonnées, comme BNP Paribas, d’avoir enfreint la loi américaine. Le pouvoir de marché des États-Unis se présentant comme un pouvoir souverain, auquel on ne peut résister sans risquer la mort économique, toutes les entreprises multinationales font acte d'allégeance aux autorités américaines.