Repères pour un monde numérique (6/7)
Cours donné à l'Université du Temps Libre d'Orléans le 3 mars 2016
Introduction
Que s'est-il passé au juste sur Terre depuis un quart de millénaire ? L'Anthropocène. C'est notre époque. Notre condition. Cette époque géologique est devenue notre histoire depuis deux siècles et quelques. L'Anthropocène, c'est le signe de notre puissance, mais aussi de notre impuissance. C'est une Terre dont l'atmosphère est altérée par les 1 400 milliards de tonnes de CO2 que nous y avons déversées en brûlant charbon et pétrole. C'est un tissu vivant appauvri et artificialisé, imprégné par une foule de nouvelles molécules chimiques de synthèse qui modifient jusqu'à notre descendance. C'est un monde plus chaud et plus lourd de risques et de catastrophes, avec un couvert glaciaire réduit, des mers plus hautes, des climats déréglés.
Proposé dans les années 2000 par des scientifiques spécialistes du « système Terre », l'Anthropocène est une prise de conscience essentielle pour comprendre ce qui nous arrive. Car ce qui nous arrive n'est pas une crise environnementale, c'est une révolution géologique d'origine humaine.
Les entrepreneurs de la révolution industrielle qui nous ont fait entrer dans l'Anthropocène ont appelé de leurs vœux et activement façonné cette nouvelle époque (deux exemples : Saint-Simon en 1820[1], Eugène Huzar en 1857[2]).
De l'Anthropocène, il existe un récit officiel : « nous », l'espèce humaine, aurions par le passé, inconsciemment, détruit la nature jusqu'à altérer le système Terre. Vers la fin du XXe siècle, une poignée de « scientifiques du système Terre », climatologues, écologues, nous a enfin ouvert les yeux : maintenant nous savons, maintenant nous avons conscience des conséquences globales de l'agir humain.
Ce récit d'éveil est une fable. L'opposition entre un passé aveugle et un présent clairvoyant, outre qu'elle est historiquement fausse, dépolitise l'histoire longue de l'Anthropocène. Elle sert surtout à faire valoir notre propre excellence. Son côté rassérénant démobilise. Depuis vingt ans qu'elle a cours, on s'est beaucoup congratulé et la Terre s'est enfoncée toujours davantage dans les dérèglements écologiques. Dans sa variante gestionnaire, la morale du récit officiel consiste à donner aux ingénieurs du système Terre les clés du « vaisseau Terre » ; dans sa variante philosophique et incantatoire, elle consiste à opérer d'abord une révolution morale et de pensée, qui seule permettrait de conclure un armistice entre humains et non-humains et une réconciliation de tous avec la Terre.
Quels récits historiques pouvons-nous donner du dernier quart de millénaire qui puissent nous aider à vivre l'Anthropocène lucidement, respectueusement et équitablement ? Tel est l'objet de l’ouvrage de Bonneuil et Fressoz, tous les deux historiens au CNRS.
[1] « l'objet de l'industrie est l'exploitation du globe, c'est-à-dire l'appropriation de ses produits aux besoins de l'homme, et comme, en accomplissant cette tâche, elle modifie le globe, le transforme, change graduellement les conditions de son existence, il en résulte que par elle, l'homme participe, en dehors de lui-même en quelque sorte, aux manifestations successives de la divinité, et continue ainsi l'œuvre de la création. De ce point de vue, l'Industrie devient le culte »
[2] « Dans cent ou deux cents ans le monde, étant sillonné de chemins de fer, de bateaux à vapeur, étant couvert d'usines, de fabriques, dégagera des billions de mètres cubes d'acide carbonique et d'oxyde de carbone, et comme les forêts auront été détruites, ces centaines de billions d'acide carbonique et d'oxyde de carbone pourront bien troubler un peu l'harmonie du monde. »
Présentation d’ensemble des neuf chapitres et de la conclusion
Pour vous donner une vision d’ensemble de ce passionnant livre j’ai représenté sous forme de carte mentale l’enchaînement des neuf chapitres le constituant.
Les données et les modèles des sciences du système Terre, présentées dans le chapitre 1, annoncent, de façon de plus en plus certaine, un dérèglement à l'échelle des temps géologiques qui bouleversera radicalement les conditions de l'existence humaine. Succédant à l'Holocène, période de 11 500 ans marquée par une relative stabilité climatique, période qui a vu l'éclosion de l'agriculture, des villes, des civilisations, l'Anthropocène a débuté avec la révolution industrielle. Sous l'emprise de l'agir humain, la Terre opère actuellement sous un état sans analogue antérieur. Les travaux présentés nous offrent un regard nouveau et fondamental sur la Terre comme un système complexe, fragile, non linéaire et finalement très imprévisible. En démontrant le télescopage du temps court de l'action humaine et du temps long de la Terre, les sciences du système Terre ouvrent un nouveau champ d'investigation au croisement des sciences naturelles et des humanités.
Sous ses figures du parc naturel, des écosystèmes, de l'environnement, puis du développement durable, la nature était jusqu'à récemment reconnue comme essentielle mais séparée[1] de nous. Elle ne semblait guère poser de limite sérieuse à la croissance. Avec le concept d'Anthropocène nous faisons face au retour de Gaïa, la déesse grecque de la Terre. Au lieu de maître et possesseur de la nature, nous voici chaque jour un peu plus emberlificotés dans les immenses boucles de rétroaction du système Terre. Nous obligeant à réintégrer l’irascible Gaïa au cœur de l’appréhension de l’histoire, de notre conception de la liberté et de notre pratique de la démocratie. Ce à quoi s’attache ce chapitre.
Les scientifiques qui ont inventé le terme d'Anthropocène ont élaboré un récit sur la Terre, son passé et son avenir partagés avec l'espèce humaine, un récit qui fait de la gestion du système Terre un nouvel objet de savoir et de gouvernement. Le chapitre 3 présente et interroge leur mise en étapes[2] et en courbes de l’histoire ainsi que leur mise en système et leur vision globale depuis l’espace d’une Terre cybernétique. Le chapitre 4 décrypte et critique le grand récit officiel de l'Anthropocène qui met en scène une Terre et une humanité prise comme entité biologique et agent géologique. Ces deux chapitres déjoue ce récit géocratique de l’Anthropocène impliquant une une humanité abstraite, uniformément concernée, voire, implicitement, uniformément coupable.
Comme alternatives à ce récit dominant, apolitique parce qu’évacuant la diversité et la pluralité des actions humaines, Bonneuil et Fressoz propose, dans leur troisième et dernière partie, cinq récits de l’Anthropocène. Ils y réintroduisent la réflexivité environnementale du passé et nous permettent de comprendre comment nous sommes entrés dans l’Anthropocène malgré des alertes, des savoirs et des oppositions très consistantes.
Sous le titre Thermocène le chapitre 5 milite pour une histoire politique du CO2. Qui abandonne le concept de transition énergétique pour celui d’addition[3]. Qui se libère de deux abstractions qui surdéterminent les résultats, le PNB et le concept d’énergie lui-même, pour étudier l’histoire des services énergétiques donnant à voir l’énergie effectivement utilisée par les diverses classes de consommateurs. Qui permette enfin de saisir l’importance des choix politiques dans l’histoire de l’énergie. Avec par exemple, après la Seconde Guerre mondiale l’arbitrage entre dépense de logement et dépense de transport et l’importance du politique dans le choix du mode de transport. Éléments qui amènent les auteurs à conclure que d’un point de vue climatique, l’Anthropocène devrait plutôt s’appeler Anglocène, le charbon constituant d’abord le carburant de l’hégémonie britannique puis le pétrole celui de l’hégémonie américaine.
Le chapitre 6 développe l’hypothèse que l’Anthropocène est aussi (et peut-être avant tout) un Thanatocène. La guerre en créant un état d’exception a justifié et encouragé une brutalisation des rapports entre société et environnement. La préparation à la guerre et le lien entre l’institution militaire, la R & D et les choix technologiques ont joué un rôle fondamental dans l’avènement de l’Anthropocène. Avec, par exemple, la pétrolisation des sociétés occidentales et la mise en place de l’infrastructure de la globalisation économique de la deuxième partie du XXe siècle, préparées par la Seconde Guerre mondiale puis par la Guerre du Vietnam[4]. Construisant ainsi le cadre technique et juridique de la société de consommation de masse.
Le chapitre 7, sous le titre de Phagocène, visite l’Anthropocène sous l’angle de la fabrique et de la puissance du consumérisme. Comment historiquement faire sens de notre incapacité à sortir d’une société de consommation malgré la force[5] et l’ancienneté des critiques à son égard ? Création, grâce au développement de la publicité, de marchés capables d’absorber les nouvelles capacités productives des usines tayloriennes issues de la mobilisation de la Première Guerre mondiale. Apologie de la consommation comme mode de vie et marqueur de normalité sociale. Mise en place d’un nouveau rapport aux objets et à l’environnement et d’une nouvelle forme de contrôle social rendant ce rapport désirable, avec le développement du crédit à la consommation. Disparition des pratiques de recyclage fondamentales au XIXe siècle et développement de l’obsolescence (physique et psychologique) programmée. Définition d’un ordre temporel organisé autour du travail et de la consommation. La question posée au début de ce chapitre sur notre incapacité à sortir d’une société de consommation qui non seulement dégrade les environnements mais altère aussi profondément les corps et la physiologie des consommateurs reste entière.
La destruction des environnements ne s'est pas faite par inadvertance, comme si la nature ne comptait pas, mais en dépit de la prudence (phronêsis en grec) environnementale des modernes. Les auteurs s’attachent dans le chapitre 8, intitulé Phronocène, à restituer les grammaires conceptuelles de la réflexivité environnementale depuis la notion de « choses environnantes » ou circumfusa, concept essentiel de l’hygiène française de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à l’institutionnalisation du mot environnement à partir des années 1970[6], en passant par les notions de climat, de métabolisme, d’économie de la nature, de thermodynamique, d’épuisement. La conclusion s'impose, assez dérangeante en vérité, que nos ancêtres ont détruit les environnements en toute connaissance de cause. L'industrialisation et la transformation radicale des environnements qu'elle a causées par son cortège de pollutions se sont déroulées en dépit de la médecine environnementale. L'utilisation toujours plus intensive des ressources naturelles en dépit du concept d'économie de la nature et de la perception de leurs limites.
La centralité du conflit dans l'histoire de l'Anthropocène apparaît évidente. Les synthèses récentes montrent l'existence dès le XVIIIe siècle d'un « environnementalisme des pauvres », présent dans les pays en voie d'industrialisation comme dans ceux du Sud et porteur d'un « programme social », c'est-à-dire de critiques et de propositions visant à instaurer un ordre social compatible avec un ordre souhaitable de la nature.[7] Les auteurs esquissent dans le neuvième et dernier chapitre, intitulé Polémocène, une histoire, depuis 1750, des critiques de l'agir anthropocénique. À travers, d’abord, le récit de la contestation de la dégradation matérielle de la planète à l’aube de l’industrialisation. Suivi de celui de la contestation des dégâts du progrès à l’âge des empires et de la seconde révolution industrielle. Pour terminer par la contestation de la grande accélération de l’Anthropocène.
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz concluent ainsi leur livre :
L'histoire que nous avons proposée peut paraître déprimante : c'est en connaissance de cause que nos ancêtres ont déstabilisé les écosystèmes et la Terre. Puisqu'il n'y a pas de passage de l'inconscience à la conscience, puisque le capitalisme financiarisé actuel fait bon ménage avec de nouvelles formes de désinhibition, tout porterait à craindre que les choses vont continuer comme avant.
Mais renoncer au récit officiel d'un éveil permet un dialogue plus lucide et fructueux avec les porteurs d'alerte des sciences du système Terre, invitant à des alliances plutôt qu'à des rédemptions. Nous avons aussi en poche des histoires de l'Anthropocène qui invitent à penser en termes politiques les métabolismes d'énergie et de matière commandés par des dispositifs - de production, d'échange et de consommation - qui ont été inventés et imposés par des groupes, des imaginaires, des institutions bien particuliers et dans des circonstances spécifiques. Ces histoires nous invitent à reprendre politiquement la main sur des institutions, des élites sociales, des systèmes symboliques et matériels puissants qui nous ont fait basculer dans l'Anthropocène : les appareils militaires, le système de désir consumériste et son infrastructure, les écarts de revenus et de richesses, les majors énergétiques et les intérêts financiers de la mondialisation, les appareils technoscientifiques lorsqu'ils travaillent dans des logiques marchandes ou qu'ils font taire les critiques et les alternatives. Vivre dans l'Anthropocène, c'est donc se libérer d'institutions répressives, de dominations et d'imaginaires aliénants, ce peut être une expérience extraordinairement émancipatrice.
[1] les externalités des économistes
[2] Trois étapes. La première des débuts de la révolution industrielle à la Seconde Guerre mondiale correspond au basculement ver l’Anthropocène avec la révolution thermo-industrielle faisant sortir la concentration de CO2 de la fourchette des 11500 années de l’Holocène. La deuxième, appelée la « Grande accélération » s’ouvre après 1945, illustrée par un tableau de bord de 24 graphiques d’indicateurs de l’activité humaine. La troisième étape serait celle, avec le GIEC ou le Sommet de la Terre de Rio en 1992, d'une nouvelle « conscience croissante de l'impact humain sur l'environnement global » ainsi que des « premiers essais de construire des systèmes de gouvernance globale pour gérer les relations de l'humanité avec le système Terre».
[3] La mauvaise nouvelle est que si l'histoire nous apprend bien une chose, c'est qu'il n'y a en fait jamais eu de transition énergétique. On ne passe pas du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire. L'histoire de l'énergie n'est pas celle de transitions, mais celle d'additions successives de nouvelles sources d'énergie primaire. L'erreur de perspective tient à la confusion entre relatif et absolu, entre le local et le global : si, au XXe siècle, l'usage du charbon décroît relativement au pétrole, il reste que sa consommation croît continûment, et que globalement, on n'en a jamais autant brûlé qu'en 2012.
[4] Avec l’histoire de la conteneurisation
[5] « Notre identité n'est plus définie par ce que nous réalisons mais par ce que nous possédons... Consommer ne satisfait plus notre recherche de sens, nous avons appris que l'accumulation des biens matériels ne peut combler nos existences vides de sens. »
Le 15 juillet 1979, devant 65 millions de téléspectateurs, Jimmy Carter prononce un grand discours anticonsumériste. Le deuxième choc pétrolier en constitue le contexte immédiat : le président des États-Unis s'engage à réduire les importations de pétrole et appelle ses concitoyens à délaisser leurs voitures. Mais l'idée centrale était que la crise énergétique ne pourrait être combattue sans changer profondément les valeurs : comme en France avec le mot d'ordre de la « chasse au gaspi », les Américains sont appelés à renoncer au consumérisme et à l'individualisme pour renouer avec le fonds des vertus civiques et chrétiennes. Si sa défaite en 1980 face à un Ronald Reagan favorable à une restauration de l'hégémonie états-unienne et aux dérégulations des activités polluantes témoigne de ses limites, le discours de Carter illustre l'influence, sans égale depuis, qu'avait acquise dans l'espace public la critique de la société de consommation.
[6] avec les créations de l'Environmental Protection Agency américaine, de ministères de l'Environnement dans les pays de l'OCDE (1971 en France), ou du Programme des Nations unies pour l'environnement (1972)
[7] Évidemment, il ne s'agit pas, de manière anachronique, de parler d'un mouvement écologiste quand le mot d'écologie ne date que de 1866. Mais une histoire condescendante des alertes et des controverses environnementales du passé, une histoire qui négligerait de donner la parole aux vaincus, aux alternatives marginalisées et aux critiques oubliées qui n'ont cessé d'accompagner les mutations de l'ère industrielle ne serait pas moins anachronique.
Le champ ouvert par ce livre est immense et dépasse le cadre de ce cours consacré à la recherche de repères pour un monde numérique.
Je vous propose d’en retenir six apports principaux pouvant interagir avec cette recherche.
L'Anthropocène est un point de non-retour
L'évolution de 24 paramètres du système Terre depuis 1750 montre que pour 4 d'entre eux la limite (seuil de danger de basculement brutal du système Terre vers des états catastrophiques) est d'ores et déjà approchée (cycle du phosphore) ou dépassée (cycle de l'azote, émissions de gaz à effet de serre, extinction de la biodiversité).
Trois arguments plaident, par ailleurs, pour que les stratigraphistes[1] acceptent d'inscrire l'Anthropocène dans l'échelle des temps géologiques.
Premièrement, le niveau de dioxyde de carbone atmosphérique n'a pas eu d'égal depuis le Pliocène et le réchauffement à venir conduira la Terre à des états inconnus depuis 15 millions d'années. L'extinction de la biodiversité se fait avec une brutalité équivalente à seulement cinq autres épisodes depuis 4 milliards d'années. Ces phénomènes ont donc la double propriété d'être causés par les humains et d'être d'une ampleur rarement constatée dans le passé géologique.
Deuxièmement, les changements anthropiques de la composition de l'atmosphère laissent des traces jusque dans les carottes de glace de l'Antarctique ; les disparitions et modifications de répartition des espèces ne pourront manquer de laisser des traces fossiles dans les sédiments ; les transformations de la faune et de la flore lacustres et côtières causées par le forçage humain des cycles de l'azote et du phosphore laissent aussi une marque spécifique ; quant à la biomasse des 7 milliards d'humains et de leurs animaux domestiques, elle occupe une part croissante de l'ensemble de la biomasse des vertébrés terrestres, ce qui ne manquera pas d'apparaître aux paléontologues du futur. Enfin, le signal stratigraphique laissé par l'urbanisation, les barrages, la production industrielle et les activités minières et agricoles est notable et unique dans l'histoire de la Terre. Il a même été récemment montré que le réchauffement climatique, en modifiant les masses glaciaires, agit sur l'activité volcanique et tectonique.
Enfin, des substances entièrement nouvelles larguées dans les écosystèmes depuis cent cinquante ans (chimie organique de synthèse, chimie des hydrocarbures, plastiques, perturbateurs endocriniens, pesticides, radionucléides dispersés par les essais nucléaires, gaz fluorés) constituent une signature typique de l’Anthropocène dans les sédiments et fossiles en cours de formation.
[1] La stratigraphie est une discipline des sciences de la Terre qui étudie la succession des différentes couches géologiques ou strates.
L’Anthropocène bouleverse nos représentations du monde et mobilise tous nos savoirs
L'Anthropocène bouleverse nos représentations du monde. Prolongeant l'écologie systémique qui avait, il y a quarante ans, inscrit les activités humaines dans une analyse du fonctionnement des écosystèmes et de la biosphère, l'idée d'Anthropocène annule la coupure entre nature et culture, entre histoire humaine et histoire de la vie et de la Terre.
L'Anthropocène appelle donc de nouvelles humanités environnementales qui s'aventurent au-delà de la démarcation entre « environnement » et « société » telle qu'elle fut tracée au matin de l'âge industriel. D'un côté, le territoire des sciences dures qui se firent par trop inhumaines avec leur conception de l'objectivité et leurs certitudes modernes ; de l'autre, celui des sciences de l'homme et de la société qui se firent souvent anti-naturelles en mettant en avant comme le propre de l'Homme et des sociétés humaines le fait de s'arracher aux déterminations et fatalités naturelles et en conférant à « la société » sa totalité autosuffisante.
Contraintes à présent de penser la nouvelle condition humaine hors de ce dualisme, et encouragées à franchir les frontières, les sciences humaines et sociales sont en renouvellement profond. Histoire environnementale, anthropologie de la nature, droit de l'environnement, écologie humaine, sociologie de l'environnement, political ecology, économie écologique, etc., de nombreux domaines s'affirment et dialoguent avec les sciences « inhumaines ». Ils dessinent de nouvelles humanités environnementales qui dépassent le clivage des « deux cultures » et mettent fin au partage jaloux des territoires et à la « guerre des sciences ».
Dans l'Anthropocène, il est impossible d'occulter que les relations « sociales » sont truffées de processus « écosystémiques » et que les divers flux de matière et d'énergie et d'information qui traversent à différentes échelles le système Terre sont souvent polarisés par des activités humaines.
La philosophie apparaît également comme un pan essentiel des humanités environnementales. La polarité entre nature et liberté, décrétée par la fraction « industrialiste » et libérale des Lumières (et souvent contestée par sa fraction « romantique » ou par les premiers socialistes dits utopiques qui voyaient plutôt en l'individualisme et la propriété les vrais ennemis de la liberté), mais aussi la coupure ontologique entre sujet humain et objet de nature, constitutives de la modernité occidentale industrielle, sont sérieusement questionnées à l'heure de l'Anthropocène.
Enfin, pas plus que la liberté, la démocratie effective n'est indépendante de bases matérielles, qui furent inégalement assurées dans le passé et semblent insoutenables dans le futur. D'où l'importance de nouvelles théories politiques intégrant les métabolismes matériels et énergétiques sur lesquels reposent la représentation, l'État, la sécurité, la citoyenneté, la souveraineté, la justice, etc. Ainsi pourra-t-on cerner les conditions dans lesquelles la nécessaire décarbonification, voire la descente énergétique, de nos sociétés pourraient constituer un renouveau démocratique plutôt qu'un « retour à la chandelle », une régression vers une lutte sauvage de tous contre tous, ou à sa régulation autoritaire par un nouveau Léviathan éco-technocratique.
L’Anthropocène est un évènement politique
Événement géologique, l'Anthropocène est en même temps un événement politique. Avec le changement climatique, des gens meurent, des pays disparaissent[1]. L'Anthropocène s'annonce violent. Il pourrait s'avérer plus conflictuel, plus insidieusement barbare que ne le furent les guerres mondiales et les totalitarismes du XXe siècle. Habiter moins effroyablement la Terre devient l'enjeu du XXIe siècle sous peine de secousses politiques et géopolitiques majeures.
Quel réchauffement climatique et quelle montée du niveau de la mer sont acceptables ? Quelles îles du Pacifiques sont condamnées à disparaître ? Combien d'espèces autres que la nôtre voulons-nous laisser survivre ? À partir de quand l'acidification des océans et le déversement de toxiques doivent-ils être déclarés intolérables ? Si les scientifiques peuvent éclairer ces questions, les réponses sont des décisions politiques. À l'heure de l'Anthropocène, le fonctionnement de la Terre tout entière devient une affaire de choix politiques humains.[2]
[1] Actuellement, 30 millions de personnes migrent chaque année suite à une catastrophe naturelle, et ce chiffre ne prend pas en compte les migrations, plus nombreuses encore, indirectement liées aux changements globaux plus lents.
[2] Ainsi, sachant que le réchauffement climatique de ces dernières décennies a été limité par les émissions urbaines et industrielles de dioxyde de soufre (aérosol réfléchissant les rayons du soleil), et que ce sont notamment les émissions d'aérosols soufrés de l'Asie qui ont permis cela dans la décennie passée, la communauté internationale se trouve face au dilemme de réduire les émissions de SO2 par des mesures antipollution, au risque de favoriser le réchauffement, ou bien de limiter ces mesures, voire de conduire des projets de géo-ingénierie consistant à pulvériser massivement du SO2 dans l'atmosphère, pour limiter le réchauffement, mais qui entraîneraient des millions de décès prématurés liés aux maladies respiratoires causées par ce gaz.
Le slogan de la conférence « Rio + 20 » en 2012, traduit, non sans une ambivalence qui cède à l'optimisme prométhéen, que la planète deviendra ce que les humains en feront, plus ou moins volontairement et plus ou moins démocratiquement.
L'Anthropocène est donc un enjeu politique, en même temps qu'une catégorie des sciences du système Terre. Ainsi, on ne peut se contenter d'invoquer l'accroissement de la démographie (multipliée par 2,4 entre 1950 et 2000) ou du PIB mondial (multiplié par 7 dans ce même demi-siècle) comme principales explications de l'accroissement de l'emprise humaine sur la Terre. Ces moyennes globales n'ont aucun sens, puisqu'un Américain du Nord moyen possède une empreinte écologique 32 fois supérieure à celle d'un Éthiopien moyen. De même, l'émission d'un même kilogramme de dioxyde de carbone ou de méthane ne remplit pas les mêmes fonctions pour tous les humains. Pour certains, il en va de leur survie, sous forme de la ration de riz disponible tandis que pour d'autres il ne s'agit que d'accroître une consommation de viande (comme les rizières, les bovins sont de forts émetteurs de méthane) déjà exagérée aux yeux de la médecine.[1]
On n'est donc pas dans la problématique d'une réconciliation des humains avec la nature. L’Anthropocène est politique. Il implique d'arbitrer entre divers forçages humains antagonistes sur la planète, entre les empreintes causées par différents groupes humains (classes, nations), par différents choix techniques et industriels, ou entre différents modes de vie et de consommation. Il importe alors d'investir politiquement l'Anthropocène pour surmonter les contradictions et les limites d'un modèle de modernité qui s'est globalisé depuis deux siècles, et explorer les voies d'une descente rapide et équitablement répartie de l'empreinte écologique des sociétés.
[1] On estime que la moitié des surfaces de culture des céréales du globe sont destinées à l'alimentation animale et que l'élevage et l'alimentation carnée génèrent 18 % des émissions de gaz à effet de serre, soit plus que le secteur des transports : verra-t-on, au XXIe siècle, des programmes de restriction de la consommation carnée comme il y eut des programmes de contrôle démographique au XXe siècle ?
Une explication historique par les nombres et les courbes
L'histoire racontée par les anthropocénologues est un récit global de la coévolution de l'espèce humaine et du système Terre sur des échelles de temps très longues. Par rapport à l'histoire environnementale qui s'est longtemps focalisée sur un territoire ou un objet, cette ambition nouvelle se fait en écho à la montée de l'histoire globale et en interdisciplinarité avec les sciences de la vie et du système Terre. Une fois soulignés les mérites de cette perspective globale des métabolismes socio-écologiques du dernier quart de millénaire, on peut s'interroger sur les formes particulières d'explication historique par les nombres et les courbes qu'elle mobilise.
Les façons de faire preuve des anthropocénologues sont importées des sciences de l'environnement vers l'histoire, exactement comme, au milieu du XXe siècle, l'histoire ambitionnait de faire science par des séries quantitatives empruntées aux sciences économiques[1]. Or, voilà que revient, un demi-siècle après, l’histoire quantitative fascinée par le mouvement de la technique et de l'économie et contestant la primauté du politique. Le récit officiel de l'Anthropocène pourrait bien participer de l'idéologie contemporaine d'une modernisation écologique et d'une « économie » verte internalisant dans les marchés et les politiques la valeur des « services » de la nature. Le grand récit des anthropocénologues ambitionne la vérité au moyen d'une comptabilité des flux et des stocks de la nature. Toutes les valeurs de la nature, même celles qui se trouvent très en amont de la production, voire les plus spirituelles (rebaptisées « services culturels »), entrent ainsi dans une logique comptable présentant « la nature comme la plus grande entreprise de la Terre ».[2]
L'histoire des anthropocénologues pourrait être à l'économie verte contemporaine ce que l'histoire économique et sociale fut à l'économie keynésienne et productiviste d'après-guerre. Comme cette dernière, elle nous raconte une histoire gouvernée par les quantités, qui cette fois sont des grandeurs bio-géochimiques et écologiques[3].
Le récit historique[4] de la crise environnementale qui s'en dégage est celui d'une croissance démographique, économique et technologique, assez indifférenciée, sans que l'on puisse y lire des stratégies d'acteurs, des choix qui auraient pu être faits autrement, des controverses et des conflits autour de ces choix. On aurait donc une sorte de dynamique globale de croissance faisant office de moteur de l'histoire et de danger pour la planète.
[1] Sous l'influence d'économistes comme Walt W. Rostow, auteur en 1960 du classique Les Étapes de la croissance économique, l'écriture de l'histoire en termes d'étapes sur un chemin linéaire et universel était monnaie courante : la société traditionnelle, puis les conditions préalables du démarrage, puis le démarrage, puis le progrès vers la maturité et enfin l'ère de la consommation de masses. Étapes accessibles grâce aux méthodes de l'histoire économique et sociale triomphante qui faisaient des quantités les clés de la narration historique. Aujourd'hui, la notion d'étapes semble obsolète et excessivement téléologique à nombre d'historiens.
[2] Expression utilisée par l’ONG mondiale, L'Union internationale de conservation de la nature.
[3] C'est la concentration en carbone atmosphérique, exprimée en « parties par millions », qui est le principal marqueur découpant les trois phases de l'Anthropocène. Avec, en seconds rôles, d'autres grandeurs telles que la température moyenne mondiale (qui est une abstraction et ne correspond à aucun lieu particulier), les pourcentages de la surface terrestre anthropisée, de poissons pêchés, de rivières barrées ou d'espèces disparues, les millions de tonnes d'azote assimilable et de potasse mis en circulation. À chaque fois, ces quantités sont rapportées aux valeurs préindustrielles comme preuve d'un saut dans l'Anthropocène et de limites dangereuses à dépasser.
[4] Du nouveau sous le soleil, volumineuse somme de l'historien américain John McNeill sur l'histoire environnementale du XXe siècle, est ainsi organisé en chapitres correspondant à chaque compartiment du système Terre : l'atmosphère, la biosphère, l'hydrosphère, la lithosphère. Cet ouvrage par ailleurs remarquable de 500 pages ne consacre qu'une page à l'émergence de la consommation et des marchés de masse, cinq aux échanges économiques internationaux, et une vingtaine aux processus politiques.
Une vision systémique et « déterrestrée » de la Terre
Le récit standard de l'Anthropocène s'inscrit dans une série d'opérations de mise en système, qui donnent à penser la Terre comme une vaste machine cybernétique autorégulée.
En 1958, dans Condition de l'homme moderne[1], Hannah Arendt ouvre son prologue par une réflexion sur la signification philosophique de Spoutnik. Arrachement de l'Homme d'une Terre Mère de toute créature vivante, de son berceau terrestre originel pour s'en détacher et le regarder en surplomb. Elle y voit un déni moderniste de la condition humaine, une révolte contre l'existence humaine telle qu'elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et que l’homme veut échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Cette remarque définit l'Anthropocène. Une humanité abolissant la Terre comme altérité naturelle, pour l'investir entièrement et la transformer en une techno-nature, une Terre entièrement traversée par l'agir humain. Comme si seul ce que l’homo faber fabrique avait véritablement de la valeur. Arendt dénonce cette instrumentalisation du monde et de la Terre, cette dévaluation sans limite de tout ce qui est donné.
Depuis Spoutnik, des milliers de satellites encerclent la Terre en boucles de quatre-vingt-dix minutes. Leurs ondes enveloppent le globe d'une deuxième atmosphère, une techno-sphère. Le réseau dense des données issues d'observations satellitaires et la lourde infrastructure informatique qui permet de les traiter font à la fois partie de « ce qui nous sauve », en nous permettant de mieux connaître les impacts humains sur le système Terre, et de ce qui nous a perdus, en ce qu'ils participent du projet de domination absolue de la planète qui est une des causes de notre enfoncement dans l'Anthropocène après 1945[2].
Surtout, l'image de la Terre vue de l'espace véhicule une interprétation radicalement simplificatrice du monde. Elle procure un sentiment de vision d'ensemble, globale, dominatrice et extérieure, plutôt qu'un sentiment d'appartenance humble. Elle couronne ce que Philippe Descola[3] a nommé le Naturalisme, né en Occident, par lequel nous concevons les autres êtres de la Terre comme partageant la même « physicalité » que nous humains, mais comme étant d'une intériorité radicalement différente de la nôtre, nous positionnant ainsi en surplomb par rapport à la nature, dans l'extériorité stratégique de celui qui gère et pilote le système Terre auquel il appartient.
Cette appréhension de notre place sur Terre à partir d'une perspective spatiale prolonge aussi une vision de l'objectivité comme une « vue de nulle part » née au milieu du XIXe siècle, selon laquelle le bon savoir est celui qui est produit en s'abstrayant du système observé, pour laisser parler la nature. Ainsi, on ne pourrait bien connaître et bien gérer les problèmes de la planète qu'en la regardant de l'espace, par une vision en quelque sorte « déterrestrée[4] ». Ce point de vue supérieur postule non simplement que « nous n'avons qu'une seule Terre »[5], mais aussi qu'il existe un savoir supérieur sur les problèmes de la planète. Il perpétue un imaginaire naturaliste[6] et, plus encore, un imaginaire déterrestré, produit d'une culture technoscientifique qui s'est développée conjointement avec les dynamiques qui nous ont fait basculer dans l'Anthropocène.
Cet imaginaire n'est pas neutre et domine d'autres imaginaires du rapport à la Terre (ceux des communautés indigènes et des mouvements socio-environnementaux populaires par exemple) qui pourraient, eux aussi, être porteurs de perspectives et de solutions pertinentes face aux dérèglements écologiques.
[1] Citation par Bonneuil et Fressoz. Livre que nous réétudierons le 21 avril 2016.
[2] Caractéristiques du pharmakon qu’est toute technique (voir nos trois cours consacrés à La société automatique de Bernard Stiegler).
[3] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[4] Ce terme est emprunté à Geneviève Azam, Le Temps du monde fini : Vers l'après-capitalisme, Paris, Les Liens qui libèrent, 2010. Heidegger parlait dès 1966 d'un « déracinement de l'Homme » par les visualisations de la Terre vue de l’espace.
[5] le fameux slogan de la Conférence de Stockholm en 1972
[6] dont l'anthropologie de Philippe Descola a montré qu'il n'était qu'un des quatre grands modèles de rapport des humains au monde
Les défis de l’Anthropocène exigent une vision différencié de l’humanité
« L'humanité, notre propre espèce, est devenue si abondante et active qu'elle rivalise désormais avec les grandes forces de la Nature en termes d'impact sur le fonctionnement du système Terre. [1]» Tel est le cœur de la thèse, incontestable, de l'Anthropocène. Mais cette thèse sous-tend l'idée d'une totalisation de l'ensemble des agir humains en une « activité humaine » générant une « empreinte humaine ».
Le récit dominant des anthropocénologues fabrique une humanité abstraite, uniformément concernée, voire, implicitement, uniformément coupable. Il ne faudrait pas qu'au nom de l'urgence écologique et de l'intrication des « socio-écosystèmes » soient oubliés les acquis des sciences humaines. Du concept marxiste de classe à l'anthropologie de Claude Lévi-Strauss et aux études féministes et postcoloniales, celles-ci ont attaqué le vieil universalisme de « l'Homme » et mis l'accent sur l'égale dignité mais aussi sur la diversité des cultures, sociétés, classes sociales et identités sexuelles. Et elles ont travaillé à rendre visibles les mécanismes de domination par lesquels certains de ces collectifs en détruisent, exploitent ou soumettent d'autres dans des rapports sociaux asymétriques. Pris dans la tempête de Gaïa, des sociologues et philosophes majeurs ont entrepris de jeter par-dessus bord du « vaisseau Terre » tout l'arsenal analytique, explicatif et critique des sciences humaines et sociales[2].
[1] W. Steffen, J. Grinevald, P. J. Crutzen et J. R. McNeill, « The Anthropocene : Conceptual and historical perspectives », art. cit., p. 843.
[2] Par exemple, dans un essai très influent, Michel Serres file la métaphore géologique des « plaques » visibles « par satellite » : « sur la Planète-Terre interviennent désormais moins les groupes analysés par les vieilles sciences sociales que, massivement, des plaques humaines immenses et denses ». Il devient possible d'écrire des livres entiers sur la crise écologique, sur les politiques de la nature, sur l'Anthropocène et sur la situation de Gaïa sans parler de capitalisme, de guerre ou des États-Unis et sans mentionner le nom de la moindre grande entreprise (un chiffre pourtant : pour produire le pétrole par dégagement de gaz dans les torchères, BP et Exxon émettaient chacun à la fin du XXe siècle plus de CO2 que la Grande-Bretagne et presque autant que toute l'Afrique réunie).
En exagérant un peu, on pourrait dire que l'histoire des anthropocénologues se résume finalement à un ensemble de courbes exponentielles. La spécificité du raisonnement historique, l'effort de construction d'un récit explicatif, s'éclipse au profit d'une vision descriptive et quantitative. Si les courbes croissantes et concordantes sont effectivement des indices chronologiques, elles ne sont que secondaires dans l'ordre explicatif. La statistique environnementale ne fait que mesurer les résultantes de phénomènes historiques qui sont les moteurs premiers de la crise. Une histoire moins indifférenciée et plus explicative de l'Anthropocène devra s'attacher à déplacer la focale de l'étude des milieux atteints et des cycles bio-géochimiques perturbés vers les acteurs, les institutions et les décisions qui ont produit ces atteintes et ces perturbations.
Finalement, le plus étrange dans ce retour en fanfare de « l'espèce humaine » dans l'histoire est que l'Anthropocène fournit la démonstration la plus éclatante que, d'un point de vue environnemental, l'humanité prise comme un tout n'existe pas. Si la biologie unifie l'espèce humaine, l'écologie et les relations économiques la fragmentent en une multitude de groupes aux impacts environnementaux extraordinairement différents.
Car qui est cet anthropos, cet être humain générique des discours de l'Anthropocène ? N'est-il pas éminemment divers, avec des responsabilités extrêmement différenciées dans le dérèglement écologique global ? [1]
Cette différenciation des responsabilités et des incidences entre les classes, les sexes et les peuples de Gaia est masquée par la catégorie abstraite d'« espèce humaine ». Et cela n'est pas sans effets sur le type de « solutions » à apporter aux problèmes écologiques, qui sont ou ne sont pas légitimées dans le récit des anthropocénologues.[2]
Il nous faut donc douter d'un grand récit de l'Anthropocène qui serait le récit des interactions entre l'espèce humaine et le système Terre. Celui-ci conduit à des explications historiques appauvries ou erronées qui confortent les intérêts d'une minorité des habitants de la planète.
Au contraire, les défis de l'Anthropocène exigent une vision différenciée de l'humanité. Non simplement par amour pour la vérité historique ou pour juger les responsabilités du passé, mais aussi pour mettre en œuvre des politiques futures plus efficaces et plus justes. Pour construire un monde commun dans lequel on ne culpabiliserait pas les personnes ordinaires tout en laissant impunis les crimes écologiques des grandes compagnies, dans lequel les habitants des îles menacées par le changement climatique se verraient reconnu le droit de vivre sur leurs terres sans que leur faible nombre les voue à l'inexistence statistique et politique. Un monde dans lequel les 30 000 personnes qui vivent comme chasseurs-cueilleurs et qui sont menacées de disparaître d'ici à 2030 puissent continuer à exister.
Car la richesse de l'humanité et sa capacité d'adaptation future viennent de la diversité de ses cultures, qui sont autant d'expérimentations de façons d'habiter dignement la Terre.
[1] Un Américain moyen ne consomme-t-il pas 32 fois plus de ressources et d'énergie qu'un Kenyan moyen ? Les Indiens Yanomanis, qui chassent, pèchent et jardinent dans la forêt amazonienne en travaillant trois heures par jour sans aucune énergie fossile (et dont les jardins ont un rendement énergétique 9 fois supérieur aux terres des agriculteurs de la Beauce), doivent-ils se sentir responsables du changement climatique et de l'Anthropocène ? Un récent rapport montre que les 1 % les plus riches de la planète accaparent 43,6 % des richesses mondiales tandis que la moitié la plus pauvre de l'humanité doit se contenter de 1 %. Les 500 personnes les plus riches du monde touchent un revenu supérieur à celui des 416 millions les plus pauvres : chacun gagne plus qu'un million de ses frères humains ! Cet élargissement des inégalités est une source majeure du dérèglement écologique global, car les plus riches fixent un standard de consommation que le niveau inférieur cherche à égaler et ainsi de suite, comme l'avait montré Thorstein Veblen dès 1899.
[2] L'article clé des Philosophical Transactions témoigne de l'occultation de ces asymétries, qui ne sont mentionnées que du bout des lèvres dans une délicieuse novlangue : « les enjeux d'équité sont souvent accrus à l'Anthropocène».