De l’aliénation capitaliste du monde à la barbarie acosmique (14 avril 2020)
L’aliénation capitaliste du monde procède selon trois étapes qui décrivent la rupture des anciennes solidarités natives, des communautés d’appartenance et des structures gentilices d’identification, non pas selon le mouvement clisthénien d’institution d’une polis, mais au contraire selon le mouvement de désolation ou d’atomisation radicale systématisé dans le totalitarisme.
Le premier stade, remarquable, dit Arendt, pour sa cruauté et le dénuement dans lequel il laissa les travailleurs, procède à la privation de la double protection que représentent la famille et la propriété privée. Car la possession familiale privée d’une parcelle du monde, ou foyer, avait toujours permis d’abriter le processus vital en le contenant dans la sphère des activités domestiques au sein de l’oikia .
La substitution de la société à la famille comme sujet du nouveau processus vital marque le deuxième stade de l’aliénation. Avec ce processus se développent les classes, puis la nation, les classes en venant à jouer le rôle que jouait auparavant la famille tandis que la société s’identifie sous la figure de la nation, elle-même confondue avec la propriété collective du territoire.
Le déclin du système des États-nations et le rétrécissement de la planète entraînent l’humanité dans une mondialisation de l’aliénation. Le troisième stade correspond alors à l’avènement de l’humanité comme sujet et de la Terre comme horizon territorial. Offrant en apparence un accès au monde comme tel, sous couvert d’une humanité universelle et d’une propriété collective de la planète, cette ultime étape achève en réalité l’aliénation sociale du monde dès lors qu’elle ne s’ordonne qu’à la loi du processus vital. Si l’« on ne saurait être citoyen du monde comme l’on est citoyen de son pays », ainsi que l’écrit Arendt, c’est que la société (l’espèce humaine) ne saurait avoir la propriété collective de la Terre. Ce qui signifie qu’il ne faut pas confondre l’acosmisme qui résulte du mouvement d’aliénation du monde en faisant disparaître le monde comme tel dans sa désappropriation, avec une « cosmo-politique », seule réponse appropriée à cette aliénation sociale.
Le processus vital d’accumulation du capital ne se déploie, et ne se radicalise de la première à la troisième étape, qu’au prix de l’expropriation du monde. Ce mouvement, qui obéit à la seule condition de la vie et renie celle de l’appartenance-au-monde, interdit du même coup l’action proprement politique, c’est-à-dire l’institution d’un espace public de citoyenneté disjoint de sa condition communautaire gentilice (familiale, de classe, sociale ou nationale). La « socialisation » comme mouvement résultant du processus vital d’expropriation et d’accumulation du capital ordonné à la productivité croissante, ne peut donner lieu à aucune figure de « monde ». Soumise à la logique des nécessités vitales, à la condition de la vie, elle induit une très radicale aliénation par rapport au monde. L’acosmisme n’est pas le seul apanage des systèmes totalitaires.
L’aliénation du monde est un trait constitutif de la modernité. Dans le cas de la société libérale comme dans le système totalitaire, cette aliénation se comprend d’abord, mais pas uniquement, comme une victoire du processus vital sur l’œuvre du monde : « C’est comme si nous avions renversé, écrit Arendt, les barrières qui protégeaient le monde, l’artifice humain, en le séparant de la nature, du processus biologique qui se poursuit en son sein comme des cycles naturels qui l’environnent, pour leur abandonner, pour leur livrer la stabilité toujours menacée d’un monde humain. »
L’aliénation du monde est l’« œuvre » de la société parce qu’elle est l’« œuvre » de la vie qui ne produit rien que la vie (tout de même que l’action ne produit rien que l’action). La vie entre en contradiction avec le monde en forçant le monde à épouser la manière de la vie, ou en se prolongeant elle-même sous l’apparence d’un monde. Or, toute fabrication artificielle suit un procès de fabrication qui, à la fois, emprunte à la nature sa force et sa forme poiètique et, à la fois, s’en différencie et s’y oppose par la finitude du processus et la réification du produit.
D’où l’ambivalence de l’œuvre qui n’est pas moindre que celle du travail. Le travail est un processus naturel en ce qu’il a pour fonction d’accomplir le métabolisme avec la nature et de reproduire le vivant. Et il est aussi créateur, ce pourquoi on peut le confondre avec l’œuvre, comme l’a fait Marx aux yeux d’Arendt. Mais cette dimension d’artificialité qui le caractérise doit se comprendre du point de vue de ce que signifie l’artificialité de l’œuvre. Or, si l’œuvre se déploie contre la nature, elle le fait selon un processus qui est analogue à tout processus naturel et dont le schème poiètique est soit celui de l’engendrement soit celui de la fabrication. Le processus naturel peut donc envahir à la fois le travail et l’œuvre sous la forme d’une « croissance contre-nature du naturel ». Seule l’action permet aux hommes de s’arracher à cette naturalité ténébreuse. Mais le mouvement de la société, et l’époque tout entière, les y ramènent avec obstination.
Si l’époque moderne est constamment menacée de sombrer dans la barbarie acosmique, c’est que la modernité désigne une sorte de pseudo-nature entraînant l’humanité moderne dans une surprenante contradiction : l’artificialisation technologique du monde moderne correspond à une victoire des processus naturels sur l’œuvre de l’homme dans le mouvement même par lequel celui-ci s’abstrait de la nature.