La réduction à l’espèce et le schème de l’Un, ou l’écrasement des conditions mondaines et plurielles de l’existence (11 avril 2020)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

La réduction à l’espèce et le schème de l’Un, ou l’écrasement des conditions mondaines et plurielles de l’existence (11 avril 2020)

Si l’isolement rejette les individus dans une insignifiante multiplicité, il ne produit, ni même ne vise, une unification communautaire.

Si la désolation rejette les individus dans une insignifiante grégarité, elle produit l’union compacte et massive d’un corps indifférencié qui a définitivement détruit la pluralité.

La grégarité spécifique de l’animal laborans qui lui tient lieu de lien social, à défaut du moindre lien politique, ne donne jamais lieu à l’institution d’un espace public, à l’établissement d’un vivre-ensemble politiquement organisé et à l’instauration d’un monde commun. La grégarité, seule forme d’être-ensemble d’êtres désolés, est ce que produit systématiquement la domination totale qui « en son cercle de fer, comprime les masses d’hommes isolés et les maintient en vie dans un monde qui est devenu pour eux un désert ».

Mais la désolation, qui est « devenue l’expérience quotidienne des masses toujours croissantes de notre siècle », ne trouve, dans son déploiement social hors de toute domination totalitaire, guère d’autre forme « communautaire » que l’informelle grégarité de l’espèce. La domination totalitaire est habitée du projet de construire une société-une, ce qui ne peut s’accomplir que dans la systématisation d’une grégarité déjà à l’œuvre au sein des sociétés capitalistes modernes. L’unité spécifique est la matière dont peut se soutenir une société fantasmée comme une communauté unie et que peut retenir le « cercle de fer » qui comprime les individus désolés en un seul Homme. Mais qu’advient-il de cette unité spécifique hors du cercle de fer de la terreur totalitaire ? De quelle « société » est susceptible l’espèce de l’animal laborans dès lors qu’elle est réduite à la seule condition de la vie et à la seule activité de la reproduction de la vie ?

Arendt croise de plusieurs manières les concepts de société et d’humanité. Elle utilise différemment les termes man-kind, mankind et humanity : man-kind (avec trait d’union) désigne the human species ; mankind (sans trait d’union) désigne the human beings pris tous ensemble, tandis que humanity est réservé à l’humanitas, idée abstraite de l’homme opposée au men, à la pluralité des hommes.

Évoquant la society of man-kind, society of human species, pour commenter la substitution de l’animal socialis au zôon politikon — « substitution du social au politique [qui] montre jusqu’à quel point s’était perdue la conception originale grecque de la politique » —, Arendt renvoie à la societas generis humanis qui marquera, dans une acception assez moderne de l’expression (avec le stoïcisme), la « condition humaine fondamentale ». La société naturelle de l’espèce n’est pas un trait « spécifiquement » humain : la socialité du genre humain ou de l’espèce humaine n’est tout au plus que « the natural, merely social companionship of the human species (man-kind) [which] was considered to be a limitation imposed upon us by the needs of biological life, which are the same for the human animal as for other forms of animal life ».

Le lien social spécifique relève tout entier des nécessités biologiques. Il est ordonné à la vie, à la nécessité vitale qui caractérise l’espèce et se redéploie, dans la société moderne, société de masse (grégaire) et de travail (reproduction de la vie).

Si le cercle de fer de la domination totale produisait par la terreur l’unité d’une espèce animale, la grégarité spécifique de l’animal laborans dans les sociétés de travail modernes reproduit « naturellement » l’être générique du man-kind. L’unité spécifique, proprement animale, du man-kind interdit que se déploie la « paradoxale pluralité d’êtres uniques » par laquelle seule peut se comprendre une humanité des hommes.

Que la réduction spécifique soit l’œuvre du totalitarisme ne signifie pas que le schème spécifique n’en domine pas pour autant la société libérale moderne, au contraire. En réalité, ces deux figures opposées de « l’in-humanité » vitale des hommes désignent comme les deux extrêmes d’une représentation antipolitique de l’existence humaine : l’une au-delà du domaine politique qui vise dans une perspective artificialiste à forger un être par sa maîtrise totale, l’autre en deçà du domaine politique qui vise à laisser se déployer l’ordre naturel des nécessités vitales en lieu et place d’un lien humain et d’un monde commun.

Dans les deux cas, la condition vitale vient écraser les conditions mondaines et plurielles de l’existence ; dans les deux cas, l’activité de la reproduction des forces vitales et du métabolisme avec la nature dessine l’unique plan sur lequel déployer les efforts d’une vie vouée à périr.

Si le premier use de la puissance artificialiste de la technè pour réduire l’humanité à sa pure fonctionnalité organique, le second recourt à cette même artificialité technique pour accroître la puissance du processus vital naturel érigé en norme implicite de la vie commune.

Publié dans Arendt, Pænser le monde, Tassin

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