La société de l’animal laborans ou l’absorption de l’œuvre dans le travail (16 avril 2020)
Le trait distinctif de la société de consommation à laquelle aboutit la société des travailleurs est qu’en transformant l’œuvre en travail, elle a transformé les œuvres — les objets d’usage autant que les créations culturelles humaines vouées à la gloire et à la contemplation — en produits de consommation, les réintégrant dans le cycle de la nécessité vitale.
L’absorption de toute activité dans celle, vitale, du travail érige la consommation en ultime enjeu de toute production, et l’abondance (le profit) en seul critère d’évaluation des activités.
Elle a, premièrement, pour conséquence de faire disparaître le quasi-domaine public que pouvait constituer le marché, lieu où le produit de l’œuvre se donnait à voir et faisait l’objet d’un échange. Ce qui distingue une société de producteurs (d’artisans vivant de l’œuvre de leurs mains) d’une société de travailleurs (vivant du travail de leur corps), est que la première est encore liée au domaine public du marché, tandis que la seconde fait disparaître cet espace public du marché, le travailleur n’étant propriétaire ni des moyens de production ni du produit de son travail.
On dira que la société de producteurs est a-politique parce que le marché n’institue pas une relation directe d’hommes à hommes, mais une relation médiée par le produit ; et que la société de l’animal laborans est antipolitique puisqu’elle détruit tout rapport des hommes entre eux autre que commandé par la conservation de soi. Si l’œuvrer met encore l’homme en rapport avec le monde et laisse ouverte la possibilité d’un rapport médiat avec les autres, le travail fait disparaître définitivement tout espace d’une communication possible, enfermant l’individu dans un rapport consommatoire à soi qui instrumentalise nécessairement les autres.
Rendue vaine, la réification par laquelle l’œuvre instaure un monde d’objets se trouve absorbée dans la consommation quand, dans le même temps, rendue inutile, l’institution d’un espace public par laquelle l’action instaure un monde commun, se trouve supplantée par la conservation de l’espèce.
Mais cette absorption signifie également, deuxièmement, un enfermement dans le corps, corps producteur et consommateur autant que corps géniteur. L’hypostase du travail accomplit alors la fuite hors du monde pour le « moi », qui n’est que le nom d’une expérience strictement privée et privative de la jouissance consommatoire. Le moi auquel le travail et la consommation nous renvoient est le contraire du qui révélé dans l’action. Si le qui est la manifestation plénière d’une singularité strictement adéquate aux paroles et actions visibles dont il est l’agent, le moi est, au contraire, comme un trou noir qui absorbe toute lumière en une insondable et incommunicable obscurité rétive à toute publicité et à tout monde commun.
De même qu’Arendt demandait de quelle expérience de la communauté est susceptible une société dominée par la terreur totalitaire, il faut nous demander de quelle expérience de la communauté est susceptible une société commandée par le travail et le processus vital.
Dans les modalités mêmes du travail en commun, le rapport social se déploie sur le modèle du rapport de collaboration ou de coopération propre au travail collectif. Deux traits se distinguent nettement. D’une part, en reposant sur le principe de l’unité spécifique qui fait, selon la formulation d’Arendt, de chaque homme un spécimen de l’espèce, le travail correspond au règne de la multiplicité (des identiques) et non de la pluralité (des singuliers). D’autre part, le travail tue la singularité par la production d’un ensemble de travailleurs appréhendés comme formant « un seul homme ». Arendt décrit un processus d’incorporation qui d’un même mouvement fait comprendre et l’élimination de la pluralité dans la fusion des identiques et celle de la singularité dans l’uniformité (et la conformité) des membres, uniformité « liée à l’expérience somatique du travail en commun, où le rythme biologique du travail unit le groupe de travailleurs au point que chacun d’eux a le sentiment de ne plus être un individu mais véritablement de faire corps avec les autres ».
Loin donc de susciter cette « révélation du qui » qui caractérise l’agir de concert, le travail en commun procède plutôt à son occultation. La réduction à l’identique est destruction de l’identité dans la constitution d’une unité qui interdit le déploiement d’un espace de liberté et d’imprévisibilité. À la pluralité des singuliers s’est substituée l’unité des multiples identiques.
Aussi retrouve-t-on, lorsqu’il s’agit de rendre compte du lien social, un constat qui fait écho à celui qu’on a rencontré dans l’analyse de la société totalitaire : « Les meilleures « conditions sociales », écrit Arendt, sont celles dans lesquelles il est possible de perdre son identité. Cette réduction à l’unité est foncièrement antipolitique ; c’est exactement l’opposé de la communauté qui règne dans les sociétés politiques ou commerciales. »
Si la pluralité, condition de l’action et de la parole, a le double caractère de l’égalité et de la distinction, la socialité du travail se caractérise, elle, par le double caractère de l’uniformité et de « l’inaptitude à l’action » dans lesquels se reconnaît l’animal laborans.
L’analyse arendtienne de la société de l’animal laborans ne repose pas pour autant sur une méconnaissance du statut du travail ni, surtout, du rôle particulièrement décisif des mouvements ouvriers dans la reconnaissance des droits et des libertés politiques. Une double distinction préside à cette analyse.
Celle d’abord, classique, qui différencie les luttes syndicales et l’action politique proprement dite, soit les revendications économiques et les objectifs politiques, distinction qui ne prend tout son sens que dans les rares moments de situation révolutionnaire. L’organisation syndicale des revendications économiques ne fait pas accéder les travailleurs à l’espace politique proprement dit : elle assure bien plutôt l’incorporation de la classe ouvrière dans la société moderne.
Cette distinction se déplace sous couvert d’une distinction plus générale, qui maintient différenciés le corps social et l’espace politique. Partis et syndicats ouvriers, dira Arendt, n’auront, comme il se doit, jamais été la plupart du temps que des partis d’intérêts au sein de cette économie généralisée des intérêts que représente l’ensemble social. Par conséquent, la seule véritable expression politique du mouvement ouvrier revient pour les travailleurs à échapper à leur condition de travailleurs, à s’affranchir des déterminations économiques du travail pour accéder à l’espace proprement politique.
Les aspirations politiques du peuple divergent des revendications économiques de la classe ouvrière. Seule une organisation comme le système des conseils, opérant le passage de la condition ouvrière (déterminée par la vie et définie par le travail) à la condition politique (déterminée par la pluralité et définie par l’action), a pu historiquement, et d’une manière on ne peut plus précaire, offrir aux travailleurs une tribune proprement politique.
Cette double distinction des registres d’activité se double d’une « analyse en termes d’histoire » qui distingue, elle, deux étapes dans l’évolution du mouvement ouvrier.
La première étape se caractérise par l’émancipation moderne du travail, devenu travail libre et non plus servile, qui s’accompagne d’un accès massif de toute une couche de population au domaine public. Cette émancipation politique, assurée par la reconnaissance de droits, ne s’accompagne pourtant d’aucune incorporation sociale.
Aussi le mouvement ouvrier, à ses débuts, mena-t-il une bataille proprement politique et pas seulement économique, et put paraître « la seule organisation dans laquelle les hommes agissaient et parlaient en tant qu’hommes, et non en tant que membres de la société ». Agir en tant qu’hommes et non se comporter en travailleurs ou en membres d’un corps social unifié !
Seule une classe non incorporée à l’ensemble social, non intégrée comme partie indissociable d’un tout organique, peut mener une action en termes politiques.
Or, la deuxième étape est précisément celle de l’intégration, de l’incorporation. Elle correspond à l’avènement de la société de masse comme société de travailleurs/consommateurs. Incorporés à la société au nom d’un système de revendications économiques, les acteurs du mouvement ouvrier en sont devenus des membres et ont perdu leur dimension et leur rôle politiques.
Comme Marx, Arendt reconnaît que c’est parce que ses intérêts le situent hors de la société que le mouvement ouvrier peut lutter pour l’institution d’une nouvelle forme politique du rapport social.
Mais contre Marx (parce qu’elle néglige la dimension du politique chez Marx — et singulièrement l’analyse de la commune), elle défend le principe d’une émancipation politique qui ne se confond pas avec une « émancipation sociale », émancipation d’une « humanité socialisée » qui ne serait que l’envers d’une incorporation sociale et d’une réduction à l’espèce. Car la fuite hors du politique, comme figure de l’émancipation humaine totale, nous reconduit toujours à une paradoxale et dangereuse fuite hors de l’humanité elle-même, qui ne connaît d’autre formulation que l’affirmation vitale de l’espèce.
C’est pourquoi la transformation du peuple en travailleurs et de la communauté politique en société du travail n’est pas l’apanage des sociétés socialistes, mais le risque de tout économisme.
Cette première figure de l’aliénation du monde propre à la société de l’animal laborans privé de domaine politique proprement dit est radicale puisqu’en un jeu de conditionnements transitifs elle entraîne les autres formes d’aliénation avec elle.
Quand le travail absorbe l’œuvre, l’œuvre se substitue à l’action. Mais quand l’œuvre se substitue à l’action, elle se laisse contaminer par cette dernière.