Le social ou la vie contre le monde (13 avril 2020)
Arendt propose une généalogie du social dans son rapport à la modernité qui procède de la distinction du privé et du public, de l’oikia et de la polis, érigée en principe de compréhension de la communauté politique humaine.
La société, dont le concept, issu du lexique romain, est inconnu des Grecs, résulte du recouvrement des deux registres, tenus séparés dans l’expérience athénienne. La confusion historique des sphères — privée et publique — de l’existence humaine, de la sphère familiale et de la sphère politique, marque la naissance de la société qui n’est au sens strict qu’une extension de la maisonnée : « Nous appelons « société » un ensemble de familles économiquement organisées en un fac-similé de famille supra-humaine, dont la forme politique d’organisation se nomme « nation ». » Tel est le moment où l’activité domestique, proprement économique, accède à la sphère publique, l’envahit au point que l’économie domestique, devenue préoccupation collective, cède la place à une « économie politique » qui tient lieu de politique, et que le domaine social finit par se confondre lui-même avec le domaine politique, ces deux domaines se recouvrant « constamment comme des vagues dans le flot incessant de la vie ».
Dans le double recouvrement du public par le privé — de l’espace public par les préoccupations domestiques et de la politique par l’économie —, se généralisent la nécessité naturelle du besoin et le processus dévorant de la vie, érigés en règles du vivre-ensemble. Trois formules résument la condition existentiale à laquelle s’ordonne la société :
1) « Par la société, c’est le processus vital lui-même qui, sous une forme ou sous une autre, a pénétré le domaine public. »
2) « La société constitue l’organisation publique du processus vital », comme l’atteste le fait que « la domination sociale a transformé toutes les collectivités modernes en sociétés de travailleurs et d’employés ».
3) « La société est la forme sous laquelle on donne une importance publique au fait que des hommes dépendent les uns des autres pour vivre et rien de plus […] c’est la forme sous laquelle on permet aux activités concernant la survie pure et simple de paraître en public. »
Bien entendu, l’ordonnancement du rapport social au seul processus vital est en même temps l’affirmation de la seule dimension spécifique (d’espèce) de l’humanité. Ce qui était un caractère de l’existence privée dans la compréhension prémoderne de la vie civile — et la raison pour laquelle la vie privée était perçue comme fondamentalement « idiote » et méprisée, ce caractère spécifique est, dans la société, érigé en « nature » sociale de l’espèce.
Processus vital, spécificité animale et unité sociale sont indissociables. Mais cette unité de l’espèce socialement organisée, et qui n’a, remarque Arendt rien d’imaginaire, représente pour l’humanité une menace d’anéantissement aussi sérieuse que le fut, à sa manière « politique » la réduction spécifique entreprise sous la domination totale.
Une contradiction fondamentale l’habite, qu’Arendt formule ainsi : « La société de masse où règne l’homme-animal social, et où l’on pourrait, semble-t-il, assurer mondialement la survie de l’espèce, peut dans le même temps menacer d’anéantir l’humanité. »
Dès que la survie est la seule raison d’être de l’organisation sociale, l’espèce, mondialement assurée de survivre (comme unité spécifique), fait disparaître l’humanité, mondainement assurée de périr (comme pluralité de singularités). La survie sociale de l’espèce se paie du prix de la vie politique des hommes. L’affirmation du processus vital comme règle de l’organisation sociale de l’unité spécifique est aussi bien la négation de l’institution d’un monde comme règle de l’organisation politique de la pluralité humaine.
Si la société est entièrement soumise à la condition de la vie au détriment de celles de l’appartenance-au-monde et de la pluralité, cela tient à la place qu’y a prise le travail comme activité principielle, au point d’amener Marx à définir l’homme comme animal laborans. Car, avec le travail, c’est le processus vital dont il est dépendant qui vient occuper la place éminente, processus exponentiel qui soumet l’ensemble social à la croissance immaîtrisable et dévorante de la vie.
Il a suffi que le travail accédât au domaine public dans les sociétés capitalistes fondées sur une loi d’économie généralisée de la maisonnée, pour que « l’élément de croissance propre à toute vie organique surmonte, dépasse complètement les processus de dépérissement qui, dans l’économie de la nature, modèrent et équilibrent l’exubérance de la vie. Le règne du social dans lequel le processus vital a établi son propre domaine public, a déclenché, pour ainsi dire, une croissance contre nature du naturel ». Loin que le travail soit, selon une conception somme toute classique, cette négation de la nature et de l’immédiateté par laquelle un être accède à sa dimension proprement humaine, et par là s’affranchit de son animalité, il est au contraire compris comme l’instrumentalisation du processus naturel de la vie animale au sein de la société, instrumentalisation qui en accroît la puissance comme elle augmente d’autant la servilité des travailleurs au sein du règne des nécessités naturelles.
Depuis la société, rien ne peut s’élever pour endiguer le processus de croissance contre nature du naturel, le processus de la vie livré à lui-même, dès lors que les repères du monde ou de l’action sont submergés par le cycle de la nécessité vitale, que les œuvres de l’homo faber sont devenues des biens de consommation et les actions du zôon politikon des processus naturels.
Arendt attribue le développement du pouvoir économique moderne et de la prospérité à la libération de ce processus vital (life process) dans lequel, comme dans le cas de la technologie nucléaire et du totalitarisme, le pouvoir a fini par produire une « impotence » en laissant l’humanité à la merci de forces incontrôlables. Significative de cette soumission de l’économie moderne au processus vital est la transformation de la propriété en richesse, qu’Arendt avait déjà décelée à la racine de l’expansion impérialiste, où se déploie la contradiction entre la stabilité d’un espace mondain et la mouvance d’un flux vital.
La propriété (property) désigne, à la manière prémoderne, la possession d’un lieu privé au sein du monde commun, lieu et propriété stables, lieu d’une habitation du monde et pas simplement bien possédé. La richesse (wealth), en revanche, désigne quelque chose de non substantiel, délié de tout lieu quel qu’il soit, et dont la forme la plus caractéristique est le Capital dont la fonction est de produire plus de richesse encore dans un processus sans fin. Au caractère situé, enraciné, stable et limité de la propriété, s’oppose le caractère processuel et illimité de la richesse.
Si l’époque moderne se caractérise par une aliénation par rapport au monde, celle-ci résulte de l’expropriation qui « prive certains groupes de leur place dans le monde et les expose sans défense aux exigences de la vie ». L’expropriation crée à la fois l’accumulation originelle de la richesse et la possible transformation de la richesse en capital au moyen du travail. Telle est la logique de la productivité capitaliste : expropriation et accumulation de richesse s’entretiennent et s’augmentent mutuellement, engendrant d’autres expropriations, une plus grande productivité, etc., à l’infini. Car ce processus vital de la société est analogue au processus naturel de la reproduction du vivant : « sa capacité à produire des richesses ne peut se comparer qu’à la fertilité des processus naturels par lesquels la création d’un homme et d’une femme » suffit à produire une infinité d’êtres humains. Ce « processus ne peut continuer qu’à condition de ne laisser intervenir ni durabilité ni stabilité de-ce-monde, et d’y réintroduire de plus en plus vite […] tous les produits du processus de production. Autrement dit, le processus de l’accumulation de la richesse, tel que nous le connaissons, stimulé par le processus vital puis stimulant la vie elle-même, n’est possible que si l’homme sacrifie son monde et son appartenance au monde».