Les deux écueils de la société moderne : le totalitarisme et le libéralisme (12 avril 2020)
L’analyse du totalitarisme fait ressortir au moins deux aspects qu’on retrouve sous une autre forme dans les sociétés démocratiques modernes :
- la réduction spécifique liée à la prévalence du travail comme activité sociale ;
- la maîtrise technique de la « fabrication » des rapports sociaux pensée sur le modèle de la fabrication de l’œuvre mondaine.
Un double paradigme se retrouve ainsi des systèmes totalitaires dans la modernité en général :
- le paradigme naturaliste, tributaire de la condition de la vie érigée en condition fondamentale ;
- le paradigme artificialiste, celui d’une artificialisation de la nature qui est le propre de l’instauration d’un monde humain, mais élevé à une puissance telle que rien ne semble pouvoir en limiter les effets.
Or, ce doublet qui est au cœur du fonctionnement des systèmes totalitaires n’est pas propre à ces systèmes. Les éléments qui se sont cristallisés pour former le système totalitaire se manifestent dans les sociétés prétotalitaires et persistent dans les sociétés post-totalitaires puisqu’ils définissent de manière générale l’âge moderne. Il nous faut donc analyser les aspects de ces éléments du totalitarisme qui appartiennent à la condition humaine et rendent compte de l’époque moderne.
On ne trouve pas dans la réflexion de Hannah Arendt une problématisation politique du rapport entre société totalitaire et société démocratique, ou entre totalitarisme et démocratie.
Au lieu d’une analyse dynamique des rapports entre démocratie et totalitarisme, on trouve ce qu’on pourrait appeler une analytique des schèmes communs, examinés selon leur déploiement propre qui déterminent la « nature » de la société (au sens de Montesquieu). L’analyse arendtienne doit assumer l’effondrement des catégories politiques qu’a produit le système totalitaire, rendant pour partie vaines les anciennes typologies (par exemple, la distinction entre régimes soumis à la loi et régimes hors-la-loi) ; et elle doit rebâtir sur ces décombres une nouvelle analytique de la pluralité qui tâche de penser les formes selon lesquelles se déploie la société au sein d’une modernité marquée par le totalitarisme.
Aussi la distinction qui prime n’est-elle plus celle des catégories politiques (celle des différents types de régime), mais celle des activités humaines qui permet d’opposer des formes de sociétés, des types de rapports sociaux, qui sont comme les formes sous lesquelles s’actualisent dans la modernité les conditions de l’humain.
En l’occurrence, là où on aurait pu attendre une distinction entre totalitarisme et démocratie, on rencontre une différence entre deux « politiques », c’est-à-dire pas même deux régimes ou deux types d’organisation proprement politique, mais deux formes de société moderne qui chacune se caractérise par la prévalence de certain schème d’activité, valorisant certaine condition de l’humain au détriment d’autres..
Ainsi, peut-on saisir la mise en forme de deux types de rapports sociaux, qu’il est inutile ou réducteur de vouloir rabattre sur des régimes politiques, selon qu’est privilégiée la condition vitale (politique vitale) ou la condition de l’œuvre (politique de l’œuvre), comme deux formes « corrompues » de la condition humaine par hypertrophie d’une activité au détriment des autres. L’analytique des activités et des conditions vient recouvrir l’ancienne typologie des régimes. Elle permet de définir, tels des repères de la forme politique du vivre-ensemble, deux écueils de la société moderne.
À moins de renoncer au monde, à l’action et à la pluralité qui les articule l’un à l’autre, l’institution politique d’un monde commun ne peut en effet que se tenir à égale distance de ces deux écueils que nous repérons comme les deux faces inversées, mais complices, du système totalitaire, et dont nous retrouvons l’impact dans la société moderne.
Il lui faut, d’une part, se tenir à distance d’un sur-sens idéologique, hypostasié en norme absolue, que cette norme s’énonce sous les figures de la nature ou de l’histoire dans le projet d’une domination technique du social, d’une maîtrise de la société par un pouvoir englobant. Il lui faut, d’autre part, se tenir à distance d’un affaissement du sens en fonctions sociales, par où l’humain serait renvoyé à sa condition d’espèce, à sa condition vitale soumise à la seule économie des besoins, condition par elle-même insensée. Dans l’un et l’autre cas, dans la soumission du politique à un projet de maîtrise ordonné à une norme absolue qui excède le domaine politique, ou dans le rabattement du politique sur le social et l’économie, sur le seul registre de la nécessité vitale, ce sont aussi bien l’espace politique que le lien proprement humain qui sont menacés sinon détruits.
Dans le premier cas, dont la logique totalitaire a fourni l’exemple moderne, la subordination du domaine politique à une norme supérieure correspond à une absolutisation de la domination. Il faut retenir ce paradoxe des « politiques » totalitaires qu’Arendt a mis en évidence : le totalitarisme postule un ordre transcendant au domaine des affaires humaines, non pour relativiser le domaine politique, le circonscrire à une des sphères de l’existence humaine qui ne peut valoir pour le tout, mais au contraire pour l’hypostasier en une totalité maîtrisable et le soumettre à une économie du pouvoir. Parce qu’il se réclame d’une prétendue loi de la nature ou de l’histoire, le projet politique se trouve justifié dans sa prétention à exercer une domination totale sur toutes les sphères de l’existence, sociale et économique, privée ou publique.
Dans le second cas, indissociable dans la société post-totalitaire du premier, l’affaissement du politique dans le social signifie qu’au lien politique se substitue l’interdépendance économique dans laquelle le lien humain n’est plus que la forme sociale de la relation du besoin et de l’échange. Cette relation correspond à l’activité du travail qui obéit au processus biologique du corps humain, au cycle de la croissance, de la reproduction, bref au métabolisme des nécessités vitales avec la nature. La condition humaine du travail est la vie elle-même en sa dimension biologique. À soumettre le vivre-ensemble à cette seule condition, ainsi que cela se produit dans une société de travailleurs, à le réduire au cycle naturel de la production et de la consommation, l’humain n’est plus appréhendé que sous l’angle de l’espèce, sous la figure de l’animal laborans.
Or, le travail ignore le monde comme la vie ignore l’appartenance-au-monde. Rien dans l’activité du travail entièrement dévolue à la satisfaction des fonctions vitales ne vise le monde ou n’engage le moindre geste en direction d’un monde, de son instauration ou de sa perpétuation. Au contraire, ordonné au seul principe de la vie, le travail ne produit rien de durable, ne laisse rien derrière lui et, s’épuisant dans la reproduction des forces et la consommation des biens, soumet toute chose au processus dévorant de la vie. La sphère strictement socio-économique des activités humaines tisse entre les hommes un lien de dépendance mutuelle qui ne donne naissance à aucune communauté de monde.
Si la subsomption trompeuse de l’ensemble social à l’ordre prétendument politique est le principe affiché du totalitarisme, on doit à l’inverse convenir que l’affaissement du politique dans le social est un trait dominant de la société libérale moderne. Il se comprend également comme une soumission de l’ordre du monde à celui de la vie : entièrement inféodé aux fonctions vitales et aux processus sociaux, détourné de l’institution d’un espace public des actions, ce registre de l’existence est incapable d’instaurer un sens dont il est lui-même totalement dépourvu.
Ainsi se marquent, schématiquement, les deux extrêmes par lesquels la socialité humaine vient se nier, absorbée qu’elle est dans le schème de la fabrication, dans la fiction technopoiètique d’un univers et d’une société unifiée et réifiée, ou dans le schème du travail, dans la reproduction physique d’une espèce et d’une vie entièrement consommatoires.
D’un côté, l’artificialisation du monde est poussée jusqu’à sa récusation comme monde humain au profit de sa réification purement objectale et instrumentale ; de l’autre, l’affirmation de la condition vitale va jusqu’à interdire l’institution d’un monde commun, qu’elle récuse au sein même de l’œuvre comme si la création d’un monde d’objet était déjà une atteinte à la fonctionnalité du vivant.
À un monde sur-sensé engendré par l’absolutisation contradictoire du politique, d’un côté, monde qu’Arendt avait analysé sous la figure du totalitarisme comme un monde du sur-sens idéologique — proprement immonde dans sa récusation acosmique —, s’oppose de l’autre côté un monde a-sensé engendré par l’affaissement du politique dans le social, monde dépourvu de sens dès lors qu’il se replie sur la seule sphère de la vie — et qui est à vrai dire un non-monde puisqu’il se situe en deçà de toute appartenance-au-monde.
Au non-politique par excès, s’oppose le non-politique par défaut. Au projet d’une société-une, d’une fusion de la pluralité en un corps unique ou, comme l’écrit Arendt, au projet « d’organiser la pluralité des humains comme si l’humanité ne faisait qu’un seul individu », s’oppose la dissolution du lien humain dans l’atomisation, la disparition de la pluralité dans la multiplicité, etc.
À vrai dire, ces deux formes de société ne sont pas absolument séparées. Si elles dessinent à gros traits les deux types de société qui se sont imposées au XXe siècle sous les « régimes » du totalitarisme et du libéralisme, on doit reconnaître que les tendances qu’elles expriment les traversent tous deux à des titres différents.
Au lieu de tenir le système totalitaire et la société moderne dans un face-à-face, leur distinction politique, qui engage une détermination existentiale de la pluralité humaine, doit elle-même être ressaisie selon les catégories proprement existentiales à l’aide desquelles on peut articuler les activités aux conditions, en sorte qu’on peut reconnaître aussi bien comment le système totalitaire a pu se précipiter par la cristallisation d’éléments non totalitaires et comment des schèmes communs sont à l’œuvre, mais différemment, dans les sociétés totalitaire et libérale. Ces schèmes sont eux-mêmes intelligibles depuis une « analytique existentiale » tandis que leur cristallisation relève d’une intelligibilité époquale.
Tout en se donnant les moyens d’une analyse différenciée des formes de société, Arendt met en évidence que l’enjeu philosophique de l’existence politique traverse ces différences. Car, c’est à la destitution du sens et du domaine politique dans le sur-sensé ou l’a-sensé qu’elle tente de répondre par une interrogation sur l’institution du sens et du monde commun, qui est, découvre-t-elle avec radicalité, une institution politique. Et à ces deux formes de déliaison technique et sociale, par servitude fusionnelle ou atomisation servile, effaçant la pluralité dans l’unité ou la multiplicité, elle tente de répondre par une interrogation sur le lien proprement politique de l’humain tel qu’il se tisse dans le concert de l’action.