Une interruption pour découvrir le milieu dans lequel nous baignons (Penser ce que nous faisons (3))

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Une interruption pour découvrir le milieu dans lequel nous baignons (Penser ce que nous faisons (3))

Nous vivons une épokhè[1], plutôt qu’une crise. Une interruption, une suspension de tout ce qui paraissait « couler de source », selon l’expression de Bernard Stiegler.

Tel un poisson volant nous pouvons, à l’occasion du confinement et pendant un temps limité, découvrir le milieu dans lequel nous baignons en temps normal. Ce milieu ce sont nos conditions existentiales,  « les conditions de base dans lesquelles la vie nous est donnée sur Terre », selon l’expression d’Arendt, et, en particulier le système technique, fait de structuration en réseau numérique et de connexion généralisée, qui s’est installé depuis 1993, avec l’invention du Web et le développement d’Internet.

Si notre milieu, vu de dehors, nous parait tout sauf une mer calme, si agité, si peu adapté à notre pluralité, natalité et liberté humaines, c’est, tout simplement que le désajustement entre ce nouveau système technique numérique et nos systèmes psychiques et sociaux, qui étaient ajustés au système technique précédant le tout numérique, persiste et s’est même aggravé. Nous observons, effrayés et même tétanisés, la fragilité de notre monde, mais est-ce encore un monde,  et l’incertitude qui gouverne nos vies.

La raison principale est le considérable changement d’échelle apporté par le numérique et son pouvoir d’intégration de tous les automatismes. Changement d’échelle au niveau spatial et au niveau temporel. 7 milliards d’êtres humains, 200 nations et des millions d’entreprises et d’institutions pouvant être connectés simultanément à travers un seul réseau. Réseau dans lequel les données numériques circulent à une vitesse se rapprochant de celle de la lumière à comparer à la vitesse moyenne de l’influx nerveux dans notre corps : 200 millions m/s contre 50 m/s.

Que tous nos repères soient bouleversés, rien d’étonnant. Cette connexion généralisée et  permanente et cette vitesse interdisent toute individuation des systèmes psychiques et sociaux, tuant toute réflexion, toute délibération politique et sociale.

En 2015/2016 nous avons travaillé sur la recherche de repères pour un monde numérique, dans le cadre de cours donnés à l’Université du Temps Libre d’Orléans, depuis saccagée comme beaucoup des lieux de réflexion par les nouveaux barbares, aux chaussures plombées, qui nous dirigent. Nous avions alors identifié huit repères à partir du livre de Bernard Stiegler La société automatique.

Profitons de l’intermittence offerte par la pandémie COVID 19 pour développer notre attention individuelle et collective.

 

[1] Mot grec pour arrêt ou suspension. Terme issu du scepticisme antique, repris moyennant quelque modification par le stoïcisme, puis adopté sous sa forme linguistique initiale par Husserl au XXe siècle. Dans la langue allemande le terme Epoche est employé au sens courant d’époque, par exemple dans l’expression Epoche machen (« faire époque »). Il n’acquiert le sens technique de l’arrêt suspensif du contexte antique que dans la phénoménologie husserlienne puis heideggérienne. À la différence du doute radical cartésien, l’épokhè antique ne met pas en doute l’existence du monde externe, mais seulement l’exactitude de nos représentations.

Une interruption pour découvrir le milieu dans lequel nous baignons (Penser ce que nous faisons (3))
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