Un triple mouvement d’amalgame des activités humaines entre elles (15 avril 2020)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Un triple mouvement d’amalgame des activités humaines entre elles (15 avril 2020)

Comment l’analyse de l’aliénation moderne du monde se noue-t-elle à celle des « conditions permanentes » de l’humain, ou encore, comment l’analyse époquale de l’aliénation s’articule-t-elle à l’analyse existentiale des conditions ? L’aliénation du monde suppose-t-elle, ou entraîne-t-elle une altération radicale des conditions de l’humanité ? Qu’est-ce qui, dans la perte de monde, est irréversiblement altéré ?

Si les schèmes de l’aliénation exhibés dans le système totalitaire, et retrouvés dans la société moderne, caractérisent l’époque moderne, il reste à examiner les trois dimensions sous lesquelles la modernité a déployé ces schèmes. Au regard des catégories mises en place par Arendt dans Condition de l’homme moderne, elles se laissent résumer en un triple mouvement asymétrique et transitif, d’absorption, d’assimilation et de contamination :

  • absorption de l’œuvre dans le travail ;
  • assimilation de l’action à l’œuvre ;
  • contamination de l’œuvre par l’action.

En sa première dimension, l’aliénation du monde propre à la société de l’animal laborans, qui réduit « la paradoxale pluralité d’êtres uniques » à l’unité spécifique, résulte de l’absorption de l’œuvre dans le travail et de l’assignation de l’humain au seul schème vital de la conservation de l’espèce.

Sous son deuxième aspect, l’aliénation du monde propre au déploiement historial de la pensée « métaphysique » est celle par laquelle la modernité a développé un schème artificialiste en procédant à l’assimilation de l’action (politique) à la fabrication (technique), schème qu’on sait érigé, dans le système totalitaire, en procédure technopoiètique de maîtrise du social.

Selon sa troisième dimension, l’aliénation technoscientifique du monde, propre à l’époque moderne, est celle par laquelle l’arraisonnement rationnel de la nature relève d’une contamination de la fabrication, de la poièsis humaine et naturelle, par les caractères de l’action.

L’aliénation du monde se comprend donc à partir d’un amalgame des activités qui porte atteinte aux conditions dont elles relèvent. L’altération des conditions humaines résulte de celle d’une ou de plusieurs conditions attachées aux activités lorsque la dimension propre de chacune d’elles s’abîme ou disparaît dans son absorption, son assimilation ou sa contamination par l’autre.

À cette analyse est consacré le chapitre V de Condition de l’homme moderne qui examine les trois dimensions de l’aliénation.

Reprenant au paragraphe 30 (« Le mouvement ouvrier ») les éléments caractéristiques de la « société » de l’animal laborans, Arendt montre les conséquences de la réduction de toutes les activités au travail et dégage le principe antipolitique de l’organisation sociale du travail qui, se substituant à tout espace public, interdit que s’élève un monde commun politiquement garanti.

Examinant au paragraphe 31 (« La substitution traditionnelle du faire à l’agir ») les éléments caractéristiques de la « politique » de l’homo faber, Arendt montre les effets de l’assimilation de l’action à la fabrication, ou de la politique à une technologie, et révèle comment l’instrumentalisation de l’action provoque la dégradation de la politique en moyen et escamote l’horizon de monde qui donne sens à l’agir.

Analysant au paragraphe 32 (« L’action comme processus ») les éléments caractéristiques de la « physique » de l’homme acosmique, Arendt montre comment l’importation des caractères propres de l’action du domaine des rapports des hommes entre eux vers celui du rapport des hommes à la nature met en branle une poièsis désorientée qu’aucune science n’est en mesure de contrôler et qui élève l’acosmisme politique du domaine des affaires humaines à la puissance d’un acosmisme total dont le champ recouvre aussi bien le lien humain, le lien vital, le lien naturel et le lien terrestre.

C’est alors que par une série de glissements, de déplacements, de recouvrements transitifs des activités et des conditions, il peut arriver que plus rien ne subsiste de ce qui constitue le jeu des conditions humaines.

Publié dans Arendt, Pænser le monde, Tassin

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