Domination totale, modernité, action et acosmisme (Penser ce que nous faisons (6))

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Domination totale, modernité, action et acosmisme (Penser ce que nous faisons (6))
Domination totale, modernité, action et acosmisme (Penser ce que nous faisons (6))
Domination totale, modernité, action et acosmisme (Penser ce que nous faisons (6))

Dans sa tentative de rendre compte de « la société telle qu’elle avait évolué et se présentait au moment de succomber à l’avènement d’une époque nouvelle et inconnue[1] », Arendt noue, dans Condition de l’homme moderne, les enjeux de la compréhension de l’époque moderne aux problèmes que soulève l’élucidation de la condition humaine perçue depuis sa négation systématique dans la domination totale, selon l’expression forte et synthétique d’Étienne Tassin[2]

Extrait de la dernière partie du chapitre, « Le totalitarisme au pouvoir », intitulée « La domination totale[3] » des Origines du totalitarisme.

Les camps ne sont pas seulement destinés à l’extermination des gens et à la dégradation des êtres humains : ils servent aussi à l’horrible expérience qui consiste à éliminer dans des conditions scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu’expression du comportement humain et à transformer la personnalité humaine en une simple chose, en quelque chose que même les animaux ne sont pas ;car le chien de Pavlov qui, comme on sait, était dressé à manger, non quand il avait faim, mais quand une sonnette retentissait, était un animal dénaturé. [4]

Dans Les origines du totalitarisme Arendt a dégagé les éléments du totalitarisme et tenté de rendre compte de leur cristallisation en une forme de domination totale inconnue avant l’époque moderne.

Dans Condition de l’homme moderne elle tente d’analyser comment, au-delà de la société et la logique totalitaires elles-mêmes, se trouvent développés à l’époque moderne des éléments culturels et politiques qui, tel des schèmes[5] totalitaires, peuvent se cristalliser dans la prétention à la domination totale de l’humain. Prétention à la domination totale que nous ne pouvons que ressentir aujourd’hui en période de confinement puis déconfinement.

Condition de l’homme moderne nous invite à penser la transformation des conditions humaines à « l’époque nouvelle et encore inconnue » par référence aux transformations de la nature humaine expérimentées dans les laboratoires concentrationnaires. Le gigantesque « processus vital »  mis à l’épreuve dans le système totalitaire se retrouve investi sous forme d’un gigantesque « processus vital » social issu de la logique moderne du capitalisme.

Comme l’écrit Tassin :

 La reconnaissance du lien entre modernité et domination totale permet de comprendre l’ambivalence de l’action qui s’avère être à la fois l’activité propre de la condition politique de l’humain comme commencement (liberté et pluralité) et une menace pour l’humanité elle-même. Si cette menace appartient en propre à l’action politique comme tentation de la démesure inhérente à l’agir, sous la condition du développement historique de l’époque moderne elle prend une dimension différente puisque, soustraite au seul domaine politique où elle tisse des liens entre les hommes et importée dans le domaine des sciences de la nature ou de l’histoire, l’action signifie le pouvoir de mettre en branle des puissances technoscientifiques de transformation des conditions humaines au cours irréversible et aux effets imprévisibles : transformation radicale de la « nature » – qui n’est plus une nature – et de l’ensemble des conditions de l’humain. Par où l’action, caractère éminemment humain parce que mode d’être politique des êtres pluriels, risque d’être aussi ce qui, déplacé de son domaine propre et investi dans l’instrumentalisation technoscientifique de la nature, concourt à l’acosmisme du monde humain.[6]

Acosmisme que huit semaines de confinement, en suspension au-dessus du processus vital social dans lequel nous baignons en temps normal, nous font voir dans toute son horreur nue.

 

[1] CHM, paragraphe 12.

[2] LTP, p. 135-136.

[3] LOT, p. 782-812.

[4] LOT, p. 783.

[5] Le concept de schème a été introduit dans son acception moderne par Emmanuel Kant. Selon Kant, toute connaissance suppose à la fois intuition sensible et conceptualisation par l’entendement. Or ces deux souches étant totalement hétérogènes l’une à l’autre, leur nécessaire articulation requiert un intermédiaire : le schème transcendantal. Kant précise : c’est la « représentation d’un procédé général de l’imagination servant à procurer à un concept son image. » Le schème transcendantal est une détermination a priori qui fonde la formation d’images grâce auxquelles le sujet connaissant peut penser le donné sensible. L’originalité de la thèse kantienne est de faire de l’imagination une faculté constitutive de la connaissance, non pas en termes de contenus d’images mais de règles a priori de production d’images. Le sujet ne va pas directement du perçu au conçu et ne va pas non plus du conçu au perçu : le schème transcendantal constitue l’articulation du perçu et du conçu. Le sujet transcendantal de Kant est donc un sujet cognitif a priori indépendant des conditions empiriques de son inscription historique. La vision de Kant est à prioriste et non-historicisante.

[6] LTP, p. 136-137.

Publié dans Arendt, Tassin, Pænser le monde

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