In memoriam (Bernard Stiegler)
L'association Autour de Hannah Arendt, entre passé et futur a redémarré le 17 septembre 2020 ses travaux.
Prenant en compte ce que nous apprend la période actuelle et ce que nous avons appris de nos lectures et échanges des saisons précédentes le thème de recherche des deux saisons à venir (2020-2022) sera centré autour de trois questions :
- Où en sommes-nous ?
- Où atterrir ?
- Comment bifurquer ?
Les éléments fournis à la discussion seront publiés régulièrement sur ce blog.
Aujourd'hui le premier des textes discutés le 17 septembre 2020.
En mémoire de Bernard Stiegler, disparu début août un texte personnel, un extrait des écrits existentiels de Goliarda Sapienza, auteur de L’Art de la joie, et deux extraits de Thinking Without a Banister (Penser sans garde-fou) de Hannah Arendt.
La disparition de Bernard Stiegler est tragique et me touche au plus profond. Au fil des années, il était devenu un de ces compagnons de pensée dont parle Hannah Arendt à la fin de son essai sur la crise de la culture. Rejoignant ainsi Arendt, elle-même. Ne nous restent maintenant, comme pour Arendt depuis 1975, que ses rétentions tertiaires : ses livres, articles et entretiens.
Des ponts existent entre la pensée de Stiegler et celle d'Arendt, même si ce premier est passé en grande partie à côté, comme beaucoup en France, de la richesse et la profondeur de l’œuvre de cette dernière.
Arendt, écrivant après la catastrophe totalitaire, nous a légué, comme principale rétention tertiaire, après avoir analysé les éléments ayant cristallisé dans les totalitarismes, une analyse historiale et existentielle de la condition humaine à l’époque moderne, avec Condition de l’homme moderne (1958). Stiegler, vivant dans le « monde moderne » né politiquement des explosions atomiques, et dans notre époque, toujours innomée (innommable ?), écrit avant la catastrophe qu’il voit venir, (le devenir numérique empêchant la cristallisation de tout avenir) nous lègue une analyse de ce que la condition humaine est en train de devenir à l’époque numérique et dans l’ère de l’Anthropocène avec La technique et le temps, réédité en 2018, puis La société automatique (2015) et Dans la disruption (2016), et une injonction : la nécessité de Bifurquer (2020).
Avec les deux volumes de Qu’appelle-t-on panser ? Stiegler construit, sans probablement en avoir vraiment conscience, un second pont avec l’œuvre d’Arendt. Autour de ce qu’Arendt appelait le souci du monde, l’amour du monde. Souci du monde dont elle fait la raison d’être de l’éducation des nouveaux venus (enfants et immigrants) dans son essai, très connu et mal compris, sur la crise de l’éducation.
Durant le confinement j’ai tenté, sur mon blog, des premiers croisements entre la pensée d’Arendt, prolongée par Tassin, et celle de Stiegler. Entre la vision d’un monde sans monde (acosmique) et d’une époque sans époque (dans laquelle le Droit ne rejoint pas les faits).
La disparition de Bernard Stiegler est tragique. Elle intervient au pire des moments, au moment où nous aurions le plus besoin de lui.
Heureusement l’inventeur du concept de rétention tertiaire nous laisse des supports de mémoire très précieux : les lignes de ses livres. Mais, aussi, entre ces lignes, ce qui ne s’y trouve pas ou, plutôt, ne s’y trouvait pas encore. Était-il conscient que le temps lui manquerait lorsqu’il truffait ses cours et même ses livres de Inch Allah, Si Dieu veut, lorsqu’il annonçait les thèmes du prochain volume de La Société automatique, du troisième volume de Qu’appelle-t-on panser ?, des quatre volumes à venir de La technique et le temps ? À nous de lire ses lignes et entre ses lignes.
Je n’ai rencontré Bernard Stiegler que trois fois mais le souvenir de ses gestes, ce gilet enlevé et remis lors de ses cours ou sa lutte avec les caprices de son ordinateur, de son visage si lumineux, de son sourire, de sa voix m’accompagnera longtemps. Sa présence va cruellement me manquer.
Chaque personne a droit à son propre secret et à sa propre mort. Et comment puis-je vivre ou mourir si je ne rentre pas en possession de ce droit qui est le mien ? C'est pour cela que j'ai écrit, pour vous demander de me rendre ce droit. (...) et si je meurs foudroyée par l'éclair de la joie, si je meurs vidée de mon sang par les blessures ouvertes d'un amour perdu que rien n'aura pu refermer, je vous demande seulement ceci : ne cherchez pas à vous expliquer ma mort, ne la cataloguez pas pour votre tranquillité, mais tout au plus pensez en vous-mêmes : elle est morte parce qu'elle a vécu.[1]
J'ai une métaphore (...) que je n'ai jamais publiée mais que je garde pour moi. J'appelle cela penser sans rampe (garde-fou) (...). Autrement dit, lorsque vous montez et descendez les escaliers, vous pouvez toujours vous accrocher à la rampe pour ne pas tomber, mais nous avons perdu cette rampe. C'est comme cela que je me le dis. Et c'est bien ce que j'essaie de faire.[2]
Si vous pensez à votre propre naissance, alors vous savez que c'est un accident si votre mère a rencontré votre père, et si vous remontez plus loin, il en est de même de la rencontre de vos grands-parents. Aussi loin que vous remontiez, vous ne trouverez jamais une cause absolue et convaincante. Saint Augustin a dit: « pour qu'il y ait un commencement, l'homme a été créé », et il n'a pas voulu dire par ce commencement la même chose que « au commencement » – bereshith[3] – Dieu créa le ciel et la terre ». Pour le premier verset de la Genèse, il a utilisé le mot latin principium, mais pour le début qu’est l'homme, il a employé le mot initium, qui est la racine de notre mot « initiative ». Ce que Saint Augustin a dit, d'une manière ou d'une autre, c'est que tout cela est le prix à payer pour être libre – et maintenant vraiment libre dans une mesure terrifiante.
Et la question que nous pouvons nous poser est : « Est-ce que j'aime être en vie et être une personne, au point que je suis prêt à payer ce prix ? » Croire que nous pouvons, en quelque sorte, échapper à cette question me paraît plutôt douteux. Je n'y crois pas. Je pense que la crise est vraiment très profonde.
Penser est une façon de faire face à cela. Non pas en nous en débarrassant, mais en nous préparant toujours à nous confronter, à nouveau, à tout ce que nous rencontrons dans notre vie quotidienne. Je pense donc que « penser », sur quoi j’ai écrit et je suis en train d’écrire – penser au sens socratique – est une maïeutique, une mise au monde. C'est-à-dire que penser fait ressortir toutes les opinions, tous les préjugés que vous avez, quels qu’ils soient, et vous savez que jamais, dans aucun de ses dialogues, Socrate n’a, comme accoucheur, mis au monde d’enfant viable. Il est vrai que vous restez en un sens vide après avoir pensé. Et c'est ce que je voulais dire aussi quand j'ai dit qu'il n'y a pas de pensées dangereuses – penser en soi est déjà assez dangereux. En revanche, je dirais que cette entreprise de pensée est la seule qui corresponde en quelque sorte à la radicalité de notre crise, que je voulais porter à votre attention. Et une fois que vous êtes vide, alors (d'une manière difficile à dire) vous êtes prêt à juger – c'est-à-dire, sans avoir de livre de règles sous lequel vous pouvez subsumer un cas particulier, vous devez dire : « C’est bien », « C'est mauvais », « C'est vrai », « C'est faux », « C'est beau », « C'est laid ». Et la raison pour laquelle je crois tant à la Critique du jugement de Kant n'est pas que je m'intéresse à l'esthétique mais que je crois que la manière dont nous disons « C'est vrai, c'est faux » n'est pas très différente de la manière dont nous disons : « C'est beau, c'est laid ». Autrement dit, nous sommes maintenant prêts à affronter les phénomènes, pour ainsi dire, de front, sans aucun système préconçu. (Et s'il vous plaît, y compris tout ce que vous pourriez m'attribuer !)