Où en sommes-nous ? (11) : Sciences naturelles (« dures ») et incertitude (Eric Hobsbawm) (CHN)
À partir d’un triple point de vue : philosophique, politique et historique.
Quatrième texte
[1] Extrait du chapitre Sorciers et apprentis : les sciences naturelles de l’Âge des extrêmes
Aucun domaine des sciences ne paraissait plus solide, cohérent et méthodologiquement certain que la physique newtonienne, dont les fondations mêmes devaient être minées par les théories de Planck et d'Einstein ainsi que par la transformation de la théorie atomique consécutive à la découverte de la radioactivité dans les années 1890.
Elle était objective : elle se prêtait à des observations convenables. Elle était sujette à des contraintes techniques résultant du matériel d'observation : par exemple, le microscope optique et le télescope. Elle était dénuée d'ambiguïté : un objet ou un phénomène était soit une chose, soit une autre, et la distinction était nécessairement claire. Ses lois étaient universelles, également valables au niveau cosmique et au niveau microcosmique. Les mécanismes liant divers phénomènes étaient compréhensibles : par exemple, susceptibles d'être exprimés sous la forme de relations de « cause à effet ».
En conséquence, le système tout entier était en principe déterministe, et la fin de toute expérience en laboratoire était de démontrer cette détermination en éliminant autant que possible le fouillis complexe de la vie ordinaire qui la dissimulait. Seul un fou ou un enfant prétendrait que le vol des oiseaux ou des papillons nient les lois de la gravitation. Les hommes de science savaient fort bien l'existence d'énoncés « non scientifiques », mais en tant que scientifiques, ils n'en avaient rien à faire.
Toutes ces caractéristiques allaient être remises en question entre 1895 et 1914. La lumière était-elle un mouvement ondulatoire continu ou une émission de particules discrètes (photons) ainsi que l'affirmait Einstein à la suite de Planck ? Il était plus fécond d'adopter tantôt la première approche, tantôt la seconde, mais comment les lier, à supposer que la chose fût possible ? (...)
En vérité, ce sont les certitudes mêmes de la science qui furent ébranlées lorsqu'il apparut que le processus même d'observation affecte les phénomènes au niveau subatomique : ainsi, plus nous voulons connaître avec précision la position d'une particule subatomique, plus sa vitesse doit être incertaine. « L'observer, c'est le knockouter », a-t-on pu dire à propos de tout moyen d'observation minutieux pour découvrir où est « vraiment » un électron.
Tel est le paradoxe que Werner Heisenberg, jeune et brillant physicien allemand, devait généraliser en 1927 sous la forme du fameux « principe d'incertitude » qui porte son nom. L'insistance même sur le terme incertitude est significative, puisqu'elle indique ce qui préoccupait les explorateurs du nouvel univers scientifique lorsqu'ils laissèrent derrière eux les certitudes de l'ancien. Non qu'eux-mêmes fussent incertains ou que leurs résultats fussent douteux. Si invraisemblables et bizarres fussent-elles, leurs prédictions théoriques devaient être au contraire confirmées par l'observation et les expériences banales – à commencer par la théorie de la relativité générale d'Einstein (1915) que sembla corroborer en 1919 une expédition britannique : étudiant une éclipse, elle constata en effet que la lumière venue d'étoiles lointaines était déviée vers le soleil ainsi que le prédisait la théorie. En pratique, la physique des particules était aussi sujette à des régularités et aussi prévisible que la physique newtonienne, bien que de façon différente.
Au niveau supra-atomique, en tout cas, Newton et Galilée demeuraient parfaitement valables. C'est le fait de ne pas savoir comment faire cadrer l'ancien et le nouveau qui inquiétait les hommes de science.
Entre 1924 et 1927, un brillant coup de physique mathématique – la construction de la « mécanique quantique », élaborée presque simultanément dans plusieurs pays – devait éliminer, ou plutôt esquiver, les dualités qui avaient tant troublé les physiciens du premier quart du siècle.
La « réalité » vraie, à l'intérieur de l'atome, n'était ni l'onde ni la particule, mais des « états quantiques » indivisibles, qui pouvaient se manifester sous l'une et l'autre forme, voire sous les deux. Il ne rimait à rien d'y voir un mouvement continu ou discontinu, parce qu'il nous serait à jamais impossible de suivre la trajectoire d'un électron « pas à pas ».
Le fait est simplement que les concepts de la physique classique comme la position, la vitesse ou l'élan ne s'appliquent pas au-delà de certains points, marqués par le « principe d'incertitude » d'Heisenberg. Au-delà de ces points, bien entendu, d'autres concepts s'appliquent, qui sont loin de donner des résultats incertains (...)
(...)
Les physiciens pourraient-ils s'accommoder de la contradiction permanente ? Étant donné la nature du langage humain, il n'y avait pas moyen d'exprimer la totalité de la nature dans une seule description. Il ne pouvait y avoir de modèle unique, d'emblée complet.
La seule manière de saisir la réalité était d'en rendre compte de différentes façons, de les réunir afin qu'elles se complètent en une « superposition exhaustive de descriptions divergentes qui intègrent des notions en apparence contradictoires ».
Tel était le principe de « complémentarité » de Bohr, concept métaphysique proche de la relativité qu'il dériva d'auteurs très éloignés de la physique et auquel il prêtait un champ d'application universel. La « complémentarité » de Bohr n'était pas destinée à faire avancer les recherches des spécialistes de l'atome, mais plutôt à les réconforter en justifiant leurs confusions. Son attrait sort du champ de la raison.
Car si nous savons tous, et les hommes de science intelligents les premiers, qu'il est différentes façons de percevoir la même réalité, qu'elles sont même parfois incomparables, voire contradictoires, nous savons aussi qu'il est toujours nécessaire de la saisir dans sa totalité, mais nous n'avons encore aucune idée de la manière de les rattacher les unes aux autres.
L'effet d'une sonate de Beethoven est passible d'une analyse physique, physiologique et psychologique ; on peut aussi l'assimiler en l'écoutant : mais comment se rattachent ces divers modes de compréhension ? Nul ne le sait.