Cheminer avec Hannah Arendt - Compléments sur la pensée
Compléments sur la pensée
La préface d'Entre passé et futur (La crise de la culture) ouvre sur le thème qui a le plus occupé Arendt à la fin de sa vie et l’a amené à revenir à la philosophie avec son dernier livre, interrompu par la mort, La vie de l’esprit, livre dont les deux premières parties (La pensée, La volonté) ont été éditées et publiées par Mary McCarthy, la dernière partie, Le jugement, n’ayant pu être rédigée par Arendt.
On voit apparaître le thème de la pensée dans des entretiens ou à l’occasion de conférences sur l’œuvre d’Arendt, dont les textes sont disponibles dans les deux volumes d’essais rassemblés et édités par l’assistant d’Arendt, Jerome Kohn, en 1994 puis en 2018 chez l’éditeur américain dont où elle occupa un poste de direction : Schocken Books. Titre de ces deux recueils : Essays in Understanding.
Le danger de penser, et plus encore, de ne pas penser, est mis en avant plusieurs fois par Arendt, ainsi que ce qui est essentiel pour elle, comprendre.
L’écriture est au service de ce besoin de comprendre et fait partie de son processus de pensée.
Extrait d’un entretien entre Hannah Arendt et Günter Gaus, à l'époque un journaliste bien connu et plus tard un haut fonctionnaire du gouvernement de Willy Brandt, diffusé le 28 octobre 1964 à la télévision ouest-allemande[1].
Ce qui est important pour moi est de comprendre. Pour moi écrire est un moyen de rechercher cette compréhension, une part du processus de compréhension…Certaines choses se formulent. Si j'avais une assez bonne mémoire pour vraiment retenir tout ce que je pense, je doute fort que j'aurais écrit quoi que ce soit – je connais ma propre paresse. Ce qui est important pour moi c'est le processus de pensée lui-même. Tant que j'ai réussi à réfléchir à quelque chose, je suis personnellement assez satisfaite. Si je réussis à exprimer ensuite ma pensée de manière adéquate par écrit, cela me satisfait également.
Vous posez des questions sur les effets de mon travail sur les autres. Si je peux ironiser, c'est une question masculine. Les hommes veulent toujours être terriblement influents, mais je vois cela comme quelque chose d'un peu extérieur. Est-ce que je m'imagine être influente ? Non. Je veux comprendre. Et si les autres comprennent – dans le même sens que j'ai compris – cela me donne un sentiment de satisfaction comme si je me sentais chez moi.
Écrivez-vous facilement ? Formulez-vous facilement des idées ?
Parfois, je le fais ; parfois je ne le fais pas. Mais en général, je puis vous dire que je n’écris jamais tant que je ne peux pas, pour ainsi dire, écrire sous la dictée de moi-même.
Jusqu'à ce que vous y ayez déjà pensé.
Oui. Je sais exactement ce que je veux écrire. Je n’écris pas jusqu'à ce que je le fasse. Habituellement, je n’écris qu'une seule fois. Et cela va relativement vite, puisque cela ne dépend vraiment que de la vitesse à laquelle je tape[2].
Penser sans rampe (sans la rampe de la tradition), telle est la traduction littérale du sous-titre retenu par Jerome Kohn, ancien assistant d’Arendt, pour son édition du second volume des Essays in Understanding[3] couvrant les années 1953 à 1975, le premier volume ayant couvert les années 1930 à 1954[4].
Cette expression a été employée par Arendt en novembre 1972 invitée d’honneur d’une conférence consacrée à son œuvre[5].
J'ai une métaphore (...) que je n'ai jamais publiée mais que je garde pour moi. J'appelle cela penser sans rampe (...). Autrement dit, lorsque vous montez et descendez les escaliers, vous pouvez toujours vous accrocher à la rampe pour ne pas tomber, mais nous avons perdu cette rampe. C'est comme cela que je me le dis. Et c'est bien ce que j'essaie de faire[6].
Une des plus célèbres citations d’Arendt sans que, le plus souvent, sa source soit donnée. Très proche de la précédente. Cette phrase se trouve dans le recueil Thinking without a Banister édité par Jerome Kohn parmi des Remarks[7] d’Arendt qui sont des réponses à des textes et une discussion de son œuvre lors de la quatorzième rencontre annuelle de la Society of Christian Ethics, tenue à Richmond en Virginie le 21 janvier 1973.
Si vous pensez à votre propre naissance, alors vous savez que c'est un accident si votre mère a rencontré votre père, et si vous remontez plus loin, il en est de même de la rencontre de vos grands-parents. Aussi loin que vous remontiez, vous ne trouverez jamais une cause absolue et convaincante. Saint Augustin a dit: « pour qu'il y ait un commencement, l'homme a été créé », et il n'a pas voulu dire par ce commencement la même chose que « au commencement » – bereshith[8] – Dieu créa le ciel et la terre ». Pour le premier verset de la Genèse, il a utilisé le mot latin principium, mais pour le début qu’est l'homme, il a employé le mot initium, qui est la racine de notre mot « initiative ». Ce que Saint Augustin a dit, d'une manière ou d'une autre, c'est que tout cela est le prix à payer pour être libre – et maintenant vraiment libre dans une mesure terrifiante.
Et la question que nous pouvons nous poser est : « Est-ce que j'aime être en vie et être une personne, au point que je suis prêt à payer ce prix ? » Croire que nous pouvons, en quelque sorte, échapper à cette question me paraît plutôt douteux. Je n'y crois pas. Je pense que la crise est vraiment très profonde.
Penser est une façon de faire face à cela. Non pas en nous en débarrassant, mais en nous préparant toujours à nous confronter, à nouveau, à tout ce que nous rencontrons dans notre vie quotidienne. Je pense donc que « penser », sur quoi j’ai écrit et je suis en train d’écrire – penser au sens socratique – est une maïeutique, une mise au monde. C'est-à-dire que penser fait ressortir toutes les opinions, tous les préjugés que vous avez, quels qu’ils soient, et vous savez que jamais, dans aucun de ses dialogues, Socrate n’a, comme accoucheur, mis au monde d’enfant viable. Il est vrai que vous restez en un sens vide après avoir pensé. Et c'est ce que je voulais dire aussi quand j'ai dit qu'il n'y a pas de pensées dangereuses – penser en soi est déjà assez dangereux. En revanche, je dirais que cette entreprise de pensée est la seule qui corresponde en quelque sorte à la radicalité de notre crise, que je voulais porter à votre attention. Et une fois que vous êtes vide, alors (d'une manière difficile à dire) vous êtes prêt à juger – c'est-à-dire, sans avoir de livre de règles sous lequel vous pouvez subsumer un cas particulier, vous devez dire : « C’est bien », « C'est mauvais », « C'est vrai », « C'est faux », « C'est beau », « C'est laid ». Et la raison pour laquelle je crois tant à la Critique du jugement de Kant n'est pas que je m'intéresse à l'esthétique mais que je crois que la manière dont nous disons « C'est vrai, c'est faux » n'est pas très différente de la manière dont nous disons : « C'est beau, c'est laid ». Autrement dit, nous sommes maintenant prêts à affronter les phénomènes, pour ainsi dire, de front, sans aucun système préconçu. (Et s'il vous plaît, y compris tout ce que vous pourriez m'attribuer !) [9]
« Ce qui suit[10] est le texte de mon entretien filmé avec Hannah Arendt, qui a eu lieu à New York en octobre 1973. Elle a fermement refusé d'être filmée chez elle. Le moment n'était pas exactement calme, politiquement parlant. Au Moyen-Orient, la guerre d'Octobre venait d'avoir lieu. Aux États-Unis, l'affaire du Watergate avait commencé. Elle conduira à la démission du président Nixon en août 1974, sous la menace d'une destitution. Nous avons appris, au cours de nos entretiens, le limogeage d'Archibald Cox, alors procureur spécial, et la démission d'Elliot Richardson, alors procureur général. Il y a plus qu'un écho de ces événements dans l'interview. Au cours de celle-ci, Hannah Arendt s'est montrée extrêmement courtoise et attentionnée, pleinement concentrée, consultant parfois quelques notes (pour les citations). Il me semble qu'elle a dit exactement ce qu'elle voulait dire, se corrigeant immédiatement chaque fois que nécessaire. Pas d'anecdotes, pas de bavardage. Avec une grâce permanente, elle accepta ce qui n'était pour elle ni un exercice familier ni un exercice relaxant. » Roger Errera
Extraits[11] :
Après tout, « moi je me sers où je peux ». Je prends ce que je peux et ce qui me convient. Je pense que l'un des grands avantages de notre époque est vraiment ce qu'a dit René Char : « Notre héritage n'est garanti d'aucun testament (…) n'est précédé d'aucun testament ». Cela signifie que nous sommes entièrement libres de nous aider partout où nous le pouvons à partir des expériences et des pensées de notre passé.
Cette liberté ne risque-t-elle pas d’être celle de quelques-uns, de ceux qui sont assez forts pour inventer de nouveaux modes de pensée ?
Non, non. Elle repose sur la conviction que tout être humain est un être pensant et peut réfléchir comme moi et donc juger par lui-même, s'il le veut. Comment puis-je faire naitre en lui ce souhait ou ce besoin, je ne le sais pas. La seule chose qui peut nous aider, je pense, c'est de réfléchir, de se souvenir et de repenser. Pense signifie en ce sens soumettre tout ce qui est pensé à un examen critique. Penser sape tout ce qui existe en fait de règles rigides, d'opinions générales, etc. Autrement dit il n'y a pas de pensées dangereuses pour la simple raison que la pensée elle-même est une entreprise si dangereuse. Mais je crois que l'absence de pensée est encore plus dangereuse. Je ne nie pas que penser soit dangereux, mais je dirais ne pas penser, ne pas réfléchir, c'est plus dangereux encore.
Extraits de la préface de La vie de l’esprit.
Concrètement c’est pour deux raisons assez différentes que je m’intéresse aux activités de l’esprit. Tout a commencé quand j’ai assisté au procès Eichmann. Dans mon rapport, je parle de la « banalité du mal ». Cette expression ne recouvre ni thèse, ni doctrine, bien que j’ai confusément senti qu’elle prenait à rebours la pensée traditionnelle – littéraire, théologique, philosophique – sur le phénomène du mal.
Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable – tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n’y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes et la seule caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l’avaient précédé, était de nature entièrement négative : ce n’était pas de la stupidité mais un manque de pensée.
C’est cette absence de pensée – tellement courante dans la vie de tous les jours où l’on a à peine le temps et pas davantage l’envie de s’arrêter pour réfléchir – qui éveilla mon intérêt. Le mal (par omission aussi bien que par action) est-il possible quand manquent non seulement les « motifs répréhensibles » (selon la terminologie légale) mais encore les motifs tout court, le moindre mouvement d’intérêt ou de volonté ? Le mal en nous est-il, de quelque façon qu’on le définisse, « ce parti de s’affirmer mauvais », et non la condition nécessaire à l’accomplissement du mal ? Le problème du bien et du mal, la faculté de distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, seraient-ils en rapport avec notre faculté de penser ?
La question impossible à éluder était celle-ci : l’activité de penser en elle-même, l’habitude d’examiner tout ce qui vient de se produire ou attire l’attention, sans préjuger du contenu spécifique ou des conséquences, cette activité fait-elle partie des conditions qui poussent l’homme à éviter le mal et même le conditionnent négativement à son égard ?
La brèche entre le passé et le futur ouvre tout naturellement vers le dernier livre, interrompu par la mort, d’Arendt : La vie de l’esprit[12] et sa première partie consacrée à la pensée.
Arendt, dans la préface à la première partie sur la pensée fait référence à deux raisons qui l'ont amené à s'intéresser à la vie de l'esprit. Nous venons de voir la première suscitée par le procès d'Eichmann. La seconde, longuement développée, se situe dans la continuité directe de son livre consacré à la vita activa (travail, œuvre et action) : Condition de l'homme moderne. Un extrait de la préface :
Ce qui m'intéressait, dans la vita activa, c'est que la notion contraire de tranquillité absolue de la vita contemplativa exerçait un tel pouvoir que, devant semblable immobilité, toutes les différences entre les activités de la vita activa disparaissaient. Face à cette quiétude, il était sans importance de peiner à la glèbe, ou de travailler à la production d'objets, ou encore de s'associer à d'autres dans certaines entreprises. (…) Je me rendais cependant bien compte qu'on pouvait aborder la question sous un tout autre angle et, pour souligner mes doutes, terminai mon étude de la vie active sur une phrase curieuse que Cicéron attribue à Caton, habitué à répéter que « jamais il (l’homme) n'est plus actif que lorsqu'il ne fait rien, jamais moins seul que dans la solitude ». (…) En admettant que Caton ait eu raison, les questions viennent tout de suite à l'esprit : que « fait »-on quand on ne fait que penser ? Où est-on quand, alors qu'on est toujours normalement entouré d'autres êtres humains, on se retrouve en sa seule compagnie ?[13]
Nous reviendrons sur cette préface et l'ensemble du livre en temps voulu. Notons la reprise, dans l’avant dernier sous-chapitre de La pensée, du thème de la préface d‘Entre passé et futur sous l’intitulé : Le fossé entre passé et futur : le « nunc stans ».
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[1] EU, « What Remains? The Language Remains »: A Conversation with Günter Gauss, 28 octobre 1964, p. 1-13.
[2] EU, « What Remains? The Language Remains »: A Conversation with Günter Gauss, 28 octobre 1964, p. 3-4.
[3] Hannah Arendt, Thinking without a Banister, Essays in Understanding (TWB), Schocken Books, 2018.
[4] Hannah Arendt, Essays in Understanding (EU), Schocken Books, 1994.
[5] organisée par la Toronto Society for the Study of Social and Political Thought, sponsorisée par la York University et le Canada Concil.
[6] TWB, « Hannah Arendt on Hannah Arendt », p. 473.
[7] TWB, Remarks, p. 476-484
[8] Au commencement en Hébreu
[9] TWB, Remarks, p. 481-482
[10] TWB, « Interview with Roger Errera », octobre 1973, p. 489-505.
[11] TWB, « Interview with Roger Errera », octobre 1973, p. 498.
[12] Hannah Arendt, La vie de l’esprit (VE), PUF/Quadrige, p. 19-277.
[13] VE, p. 25.