Cheminer avec Hannah Arendt - Introduction

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Nicolas de Staël - Agrigente - 1954

Nicolas de Staël - Agrigente - 1954

Qui écrira, entre poème et article, entre passé et futur, cet espace de non-temps, cette brèche, examinant sous tous leurs aspects, les questions qui nous sont posées, sans les enfermer dans des concepts, mais en frayant par la pensée un chemin, comme l'ont fait, les générations qui nous ont précédés ? Où sont les Arendt et Musil d'aujourd'hui ?

Thierry Ternisien d’Ouville

 

Après le choix de quelques fils directeurs pour initier à la pensée d’Arendt[1], puis celui d’un voyage chronologique à travers son œuvre[2], je propose aujourd’hui une approche du « chemin frayé par la pensée » d’Arendt « … à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, des souvenirs, et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique[3] ». Et donc de cheminer, par la pensée, avec celle que Hans Jonas, dans son éloge funèbre, appelait « une passagère sur le bateau du XXe siècle », bateau ivre s’il en fut.

Avec deux choix forts pour explorer, ou plutôt, indiquer ce chemin.

D’abord, celui d’aborder Arendt comme un penseur politique, comme elle se définissait elle-même, ou même, de façon, peut-être, plus pertinente, comme un essayiste politique.

Un auteur d’essais au sens où l’entend Robert Musil dans L’homme sans qualités. Quelqu’un qui dans « la succession de ses paragraphes, considère de nombreux aspects d’un objet sans vouloir le saisir dans son ensemble (car un objet saisi dans son ensemble en perd d’un coup son étendue et se change en concept), et pense « pouvoir considérer et traiter le monde, ainsi que sa propre vie, avec plus de justesse qu’autrement.[4] »  Quelqu’un comme « un maître du flottement intérieur de la vie » dont « le domaine se situe entre la religion et le savoir, entre l’exemple et la doctrine, entre l’amor intellectualis et le poème », comme « des saints avec ou sans religion et parfois, simplement, des hommes égarés dans telle ou telle aventure [5]».

Ensuite de partir du troisième livre publié par Arendt aux Etats-Unis : Between Past and Future (Entre passé et futur), constitué d’une préface et de huit essais et de faire de cette préface le centre de gravité du chemin frayé par la pensée d’Arendt.

Il est intéressant de noter que chacun des trois livres affichés par Arendt comme des recueils d’essais, a vu son titre privé de toute sa richesse de sens lors de leur publication en France. Between Past and Future devenu La crise de la culture, Men in Dark Times traduit comme Vies politiques et Crises of the Republic transformé en Du mensonge à la violence.

Alors même que Robert Musil pointait la richesse du mot français essai et sa difficulté à le traduire en allemand, les éditeurs français, par ces titres, ont enfermé dans des concepts « la forme unique et inaltérable qu’une pensée décisive fait prendre à la vie intérieure d’un homme » représentée dans l’essai qui n’est pas « l’expression provisoire ou accessoire d’une conviction qu’une meilleure occasion permettrait d’élever au rang de vérité, mais qui pourrait tout aussi bien se révéler erreur (à cette espèce n’appartiennent que les articles et traités dont les doctes nous favorisent comme des « déchets de leur atelier » [6] »). Musil ajoute que « les notions de « vérité » et d’« erreur », d’« intelligence » ou de « sottise » ne sont pas applicables à ces pensées soumises à des lois non moins strictes qu’apparemment subtiles et ineffables[7] ».

C’est donc sur le « chemin frayé par la pensée » d’Arendt que nous nous engageons, en partant d’Entre passé et futur, en sachant que « ce petit non-espace-temps au cœur même du temps , contrairement au monde et à la culture où nous naissons, peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé ; chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau » et en étant conscient que « nous ne semblons ni équipés ni préparés pour cette activité de pensée, d’installation dans la brèche entre le passé et le futur [8]».

 

[1] Thierry Ternisien d’Ouville, Réinventer la politique avec Hannah Arendt, Utopia, 2010.

[2] Thierry Ternisien d’Ouville, Penser avec Hannah Arendt, Guide de voyage à travers une œuvre, Chronique Sociale, 2017.

[3] Hannah Arendt, La crise de la culture (CC), Folioessais, Gallimard, p. 24

[4] Robert Musil, L’homme sans qualités (HSQ), Fayard, Tome 1, §62, p. 289-290.

[5] HSQ, T1, §62, p. 293.

[6] HSQ, T1, §62, p. 293.

[7] HSQ, T1, §62, p. 293.

[8] CC, p. 24.

Publié dans Cheminer, CHN, Arendt

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :