Vies politiques (1968)
Première partie du cours donné à l'Université du Temps libre le 16 avril 2015
[1] Voir les deux derniers chapitres de la biographie, Hannah Arendt, écrite par Elisabeth Young-Bruhel
Durant les dernières années de sa vie, Arendt renforça la ligne de séparation entre domaine public et domaine privé. Comme personne publique, recevant maints honneurs et active jusqu’à l’épuisement, elle s’exprimait souvent et avec vigueur sur la République, les États-Unis. En privé elle se retirait dans son espace de pensée, son « être ensemble avec soi-même », surtout après qu’elle eut perdu, avec les disparitions de Karl Jaspers puis Heinrich Blücher, ces entre-deux, ces espaces si importants pour elle.
Après le travail harassant qu’avait été la production de deux manuscrits pour la même date, Eichmann à Jérusalem et De la révolution, Arendt, pour la première fois depuis 1946, ne mit en chantier aucun livre. Elle fit des voyages, donna des conférences et enseigna à un rythme épuisant. Ce fut, cependant, pour elle, la pause, qu’elle tant avait désirée depuis longtemps. Elle commencera, en 1968, l’ébauche d’un dernier livre, qu’elle ne terminera pas, « une sorte de second volume de Condition de l’homme moderne », La vie de l’esprit.
Les années 1965-1970 furent pour les États-Unis, de sombres temps. De nombreux américains, proches de la nouvelle gauche, pensèrent qu’ils assistaient à une nouvelle version de la République de Weimar ou de l’entre-deux guerres en France. En 1968 Arendt publia un recueil d’essais et d’articles écrits sur une période de douze ans (1955 – 1967), dont le titre reflète l’atmosphère de cette période, Des hommes dans de sombres temps[1].
Arendt sous-estima d’abord la complexité de la situation politique aux États-Unis et l’intransigeance de ceux qu’elle appellera plus tard les spécialistes de la solution des problèmes et des décideurs de Washington. En 1972, elle rassemblera ses textes politiques, sous un titre, Les crises de la République[2], traduisant clairement sa prise de conscience de ce que les États-Unis venaient de vivre.
Hannah Arendt ne perdit jamais l’intérêt qu’elle portait au domaine politique. L’été même qui suivit la mort de son mari elle écrivit une longue analyse des documents du Pentagone[3], et l’été qui précéda sa mort elle suivit le déroulement de la Révolution portugaise avec un intérêt semblable à celui qu’elle porté jadis à la Révolution hongroise. Mais dans un état d’esprit différent que reflètent les paroles d’adieu de Socrate qu’elles avaient citées lors des obsèques d’Heinrich Blücher et qu’elle répétaient souvent.
« Nous devons partir maintenant, moi pour mourir, et toi pour vivre, mais la meilleure des deux voies, seul le dieu la connait ».
Ce livre, publié en 1968, est un recueil de textes de différentes natures écrits de 1955 à 1968. Ils ont en commun de concerner des femmes et des hommes ayant vécu dans de sombres temps.
Deux discours. Le premier prononcé à l’occasion de la réception du prix Lessing décerné à Arendt par la Ville libre de Hambourg en 1959. Le second, un éloge, prononcé en 1958 à l’occasion de la remise du prix de la paix à Karl Jaspers.
Trois comptes rendus de livres. Sur Rosa Luxemburg (1966), de Jean XXIII (1965), sur Isak Dinesen[1] (1968)
Quatre présentations d’une œuvre ou d’un ouvrage. Karl Jaspers (1957), Waldemar Gurian (1955), Hermann Broch (1955), Randal Jarrel (1967).
Trois articles de revue ou magazine sur Bertolt Brecht (1966), Walter Benjamin (1968), Martin Heidegger (1969). À noter que ce dernier article ne fait pas partie de l’édition originale, Men in Dark Times.
J’ai la chance de pouvoir correspondre avec Éric Adda, un des traducteurs en français de Hannah Arendt, et notamment de ces Vies politiques, sur lesquelles il m’a écrit ce qui suit.
Ces "vies" sont dans l'ensemble des textes vraiment réussis. Étonnamment Arendt a accompli là quelque chose de très remarquable. Je dis étonnamment parce que l'on conserve plus volontiers d'elle l'image de l’essayiste, mais avec le Rahel[2] et même le petit texte que j'ai traduit sur Auden[3] paru à la fin des "Essais critiques" chez Belin, on pourrait peut-être presque dire d'elle ce que Blixen déclarait en parlant d'elle-même : "Moi je suis une conteuse, et rien qu'une conteuse, c'est l'histoire elle-même qui m'intéresse et la façon de la raconter." Ce serait certes exagéré, mais il y avait chez Arendt, qui était une grande amoureuse et connaisseuse de la littérature et en a toujours lu énormément, un réel talent de conteuse qui s'exprime pleinement dans tous ces portraits qui sont peut-être la quintessence de son œuvre (voir ce qu'elle dit de Blixen à la fin de son texte sur elle, qui est vrai de la Danoise et peut-être bien aussi d'une certaine façon d'elle-même).
Dans ce recueil d’essais et d’articles écrits au cours d’une période de douze ans à la faveur des circonstances, c’est de certains hommes et de certaines femmes qu’il s’agit d’abord – comment ils ont vécu leur vie, comment ils ont évolué sur la scène du monde et comment ils furent affectés par l’époque. On ne saurait concevoir des êtres plus différents les uns des autres que ceux qui sont ici réunis et il n’est pas difficile d’imaginer leurs protestations – eussent-ils seulement leur mot à dire – contre le fait d’être ainsi comme rassemblés dans un espace commun. Car en commun ils n’ont ni les dons, ni les convictions, ni la profession, ni le milieu ; à deux exceptions près, ils n’eurent aucune relation entre eux. Mais bien qu’appartenant à des générations différentes, ils furent contemporains – sauf bien entendu Lessing qui est cependant abordé dans l’essai introductif comme s’il était un contemporain. Ainsi partagent-ils l’époque au cours de laquelle s’est déroulée leur vie : le monde de la première moitié du XXe siècle avec ses catastrophes politiques, ses désastres moraux et l’étonnant développement des arts et des sciences. Et tandis que cette époque provoqua la mort de quelques-uns d’entre eux et eut une influence déterminante sur la vie et l’œuvre de quelques autres, certains ne furent qu’à peine affectés par elle et il n’en est pas un seul dont on pourrait dire qu’elle l’a conditionné. Quiconque chercherait ici des figures incarnant une époque, des porte-paroles du Zeitgeist[1], des vedettes de l’Histoire (avec un grand H) serait déçu.
Pourtant, l’époque – les « sombres temps » dont parle notre titre – affleure, je pense, d’un bout à l’autre de ce livre. J’emprunte ces mots au fameux poème de Brecht « À ceux qui naîtront après nous » qui dit le désordre et la faim, les massacres et les assassins, la révolte contre l’injustice, et le désespoir « Quand il n’y avait qu’injustice et pas de révolte », la haine légitime – mais qui n’en déforme pas moins les traits –, la colère justifiée – mais qui n’en rend pas moins la voix rauque. Tout cela était bien réel puisque cela avait lieu publiquement ; cela n’avait rien de secret ni de mystérieux. Et cependant ce n’était absolument pas visible pour tous, ni du tout facile à percevoir ; car jusqu’au moment précis où la catastrophe atteignit tout et tout le monde elle était dissimulée non par des réalités mais par les paroles trompeuses et parfaitement efficaces de presque tous les personnages officiels qui trouvaient, continuellement et dans de nombreuses et ingénieuses variantes, une explication satisfaisante des évènements préoccupants et des craintes justifiées. Quand nous pensons aux sombres temps et à ceux qui y vivent et évoluent il nous faut prendre en compte ce camouflage dû à l’« establishment » - au « système » comme on disait alors – et généralisé par lui. S’il appartient au domaine public de faire la lumière sur les affaires des hommes en ménageant un espace d’apparition où ils puissent montrer, pour le meilleur et pour le pire, par des actions et par des paroles, qui ils sont et ce dont ils sont capables, alors l’obscurité se fait lorsque cette lumière est éteinte par des « crises de confiance » et un « gouvernement invisible », par une parole qui ne dévoile pas ce qui est mais le recouvre d’exhortations – morales ou autres – qui, sous prétexte de défendre les vieilles vérités, rabaissent toute vérité au niveau d’une trivialité dénuée de sens.
Rien de cela n’est nouveau. C’est la situation que Sartre, il y a trente ans, décrivit dans La Nausée (qui est restée, à mon avis, son meilleur livre) en termes de mauvaise foi et d’esprit de sérieux, celle d’un monde où quiconque est publiquement reconnu fait partie des salauds et où tout étant existe sur le mode d’une facticité opaque et dénuée de sens qui répand l’obscurité et provoque le dégoût. Et cette situation est identique à celle décrite, il y a quarante ans par Heidegger (quoique dans un but tout à fait différent) avec une précision inouïe dans les paragraphes de L’Être et le temps qui traitent du « on », de son « bavardage », et en général de tout ce qui, faute d’être préservé et abrité dans l’intimité du soi, paraît en public. Dans la description heideggérienne de l’existence humaine tout ce qui est réel et authentique est assailli par le pouvoir accablant du « bavardage » irrésistiblement engendré par le domaine public. Ce pouvoir détermine l’existence humaine dans ses moindres aspects, il interdit – parce qu’il la précède – la manifestation du sens ou du non-sens de tout ce que l’avenir peut apporter. Selon Heidegger, on n’échappe pas à l’« incompréhensive trivialité » de ce monde quotidien commun, si ce n’est en s’en retirant pour entrer dans cette solitude que les philosophes, depuis Parménide et Platon, ont opposée au domaine politique. La pertinence philosophique des analyses de Heidegger (qui est, à mon avis, indéniable) ne nous intéresse pas ici – pas plus que la tradition de pensée dans laquelle il s’inscrit –mais exclusivement : certaines expériences fondamentales de l’époque et leur description conceptuelle. Dans notre contexte, l’important est que l’affirmation si déplaisante à entendre« La lumière de ce qui est public obscurcit tout » est allée au cœur de la question et ne fut rien de moins que le résumé le plus concis des conditions existantes.
Les « sombres temps », au sens le plus large qui est celui que j’adopte ici, ne sont pas, en tant que tels, assimilables aux monstruosités de ce siècle qui sont certainement d’une horrible nouveauté. Les temps sombres, au contraire, non seulement ne sont pas nouveaux mais ne sont pas même exceptionnels dans l’histoire, quoiqu’ils furent peut-être inconnus à celle de l’Amérique qui, par ailleurs, a, elle aussi, son lot de crimes et de désastres. Que nous ayons, même dans les plus sombres des temps, le droit d’attendre quelque illumination et qu’une telle illumination puisse fort bien venir moins des théories et des concepts que de la lumière incertaine, vacillante et souvent faible que des hommes et des femmes, dans leur vie et leur œuvre, font briller dans presque n’importe quelles circonstances et répandent sur l’espace de temps qui leur est donné sur terre, telle est l’intime conviction qui constitue le fond sur lequel les silhouettes qui suivent furent dessinées. Des yeux aussi habitués à l’obscurité que les nôtres auront du mal à distinguer si leur lumière fut celle d’une chandelle ou d’un soleil ardent. Mais une telle évaluation objective me paraît être une question d’importance secondaire qui pourra être abandonnée sans inconvénient à ceux qui naîtront après nous.
Je vous présenterai, pour chacun de ces essais, quelques exemples de « la lumière incertaine et vacillante » que ces hommes et ces femmes ont fait briller pour Arendt, éclairant, par là même, sa pensée, son époque et notre époque.
Espérant vous donner envie d’entrer dans la lecture de ces Vies politiques.
[1] Le Zeitgeist est une notion empruntée à la philosophie allemande signifiant « l’esprit du temps », utilisé notamment dans la philosophie de l'histoire et la psychologie. Il désigne le climat intellectuel et culturel, ou paradigme, d'une époque. (wikipedia)
[1] Gotthold Ephraim Lessing, né le 22 janvier 1729 à Kamenz en Saxe et mort le 15 février 1781 dans la capitale de la principauté de Brunswick, est un écrivain, critique et dramaturge allemand. (wikipedia)
Dans ce discours, choisi comme texte introductif à ces Vies politiques, Arendt, à l’occasion et à l’aide d’une réflexion sur Lessing et sur le prix qu’elle reçoit, développe le thème de l’attitude à l’égard du monde.[1]
Le monde s’étend entre les hommes. Cet « entre » est l’objet du bouleversement le plus évident dans tous les pays. Avec l’usage croissant de la liberté de ne pas faire de politique, le domaine public a perdu le pouvoir d’illuminer, qui appartient à son essence même. Quand un homme se retire du monde et de ses obligations, ce qui est perdu, c’est l’intervalle spécifique et habituellement irremplaçable qui aurait dû se former entre lui et ses semblables. L’histoire connait maintes époques de « sombres temps », où le domaine public s’obscurcit, où le monde devient si incertain que les gens cessent de demander autre chose à la politique que de tenir compte de de leurs intérêts vitaux et de leur liberté privée. En de pareils temps une espèce particulière d’humanité peut se développer. Pour Rousseau, dans la fraternité, pour Lessing dans l’amitié.
L’humanité sous la forme de la fraternité apparaît invariablement dans l’histoire chez les peuples persécutés. Sous la pression de la persécution, les persécutés se rapprochent au point que l’espace que nous avons appelé monde, qui existait entre eux avant la persécution et les maintenait à une certaine distance les uns des autres, tout simplement disparait. Cela provoque, comme un phénomène quasi physique, une chaleur dans les relations humaines, qui frappe tous ceux qui font l’expérience de tels groupes. Chaleur source, souvent, d’une vitalité, d’une joie de vivre qui suggère que la vie n’est à sa plénitude que chez ceux qui sont, du point de vue du monde, les humiliés et les offensés. C’est le grand privilège des peuples parias. Privilège d’être déchargé du monde. Privilège chèrement payé car s’accompagnant souvent d’une perte radicale de rapport au monde et d’une terrifiante atrophie de tous les organes au moyen desquels nous correspondons avec lui. Depuis le sens commun grâce auquel nous nous orientons dans un monde commun à nous-mêmes et aux autres, jusqu’au sens du beau, ou goût, grâce auquel nous aimons le monde. Dans le cas où le caractère de paria a persisté des siècles durant on peut parler d’une véritable acosmie. Or l’acosmie, hélas, est toujours aussi une forme de barbarie.
L’humanité créée par la fraternité convient difficilement à ceux qui n’appartiennent pas au nombre des humiliés et des offensés et ne peuvent y participer qu’à travers la compassion. La chaleur des peuples parias ne peut légitimement s’étendre à ceux qui se solidarisent avec eux, car une position différente dans le monde fait peser sur eux une responsabilité à l’égard du monde qui leur interdit de partager l’insouciance des parias. Dans les sombres temps la chaleur, qui est pour les parias le substitut de la lumière du domaine public, exerce une grande fascination sur tous ceux qui ont honte du monde réel tel qu’il est, au point de vouloir se réfugier dans l’obscurité. Mais comme nous le rappelle Arendt : l’humanité des humiliés et des offensés n’a jamais survécu à l’heure de la libération, fût-ce une minute. Cela ne veut pas dire qu’elle ne soit rien puisqu’elle rend effectivement l’humiliation supportable ; mais cela veut dire que, politiquement, elle est absolument non pertinente.[2]
Nous avons coutume de ne voir dans l’amitié qu’un phénomène de l’intimité, où les amis ouvrent leur âme, sans tenir compte du monde et de ses exigences. C’est la conception de Rousseau, conforme à l’aliénation de l’individu moderne qui ne peut vraiment se révéler qu’à l’écart de toute vie publique, dans l’intimité et le face à face. Mais pour les Grecs l’essence de l’amitié consistait dans le dialogue. Le dialogue, à la différence des conversations intimes, se soucie du monde commun, qui reste « inhumain » en un sens très littéral, tant que les hommes n’en débattent pas constamment. Car le monde n’est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue[3]. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains[4]. Cette humanité, se réalisant dans les dialogues de l’amitié, les Grecs l’appelaient philanthropie, amour de l’homme, parce qu’elle se manifeste dans une disposition à partager le monde avec d’autres hommes. Disposition que les romains étendirent à tous ceux, d’origines diverses, qui devenaient citoyens. L’humanité romaine différant donc de ce que les modernes appellent humanité et qui ne désigne qu’un simple phénomène d’éducation.
C’est une conception similaire de l’humanité et de l’amitié qui se retrouve dans la pièce, pourtant si moderne, de Lessing, Nathan le Sage. Lessing aussi vivait déjà de sombres temps, et à sa manière il fut détruit par leur obscurité. Un homme de son tempérament n’avait guère de place en une époque et en un monde où les hommes se rapprochaient les uns des autres, pour chercher dans la chaleur de l’intimité le substitut de la lumière que seul le domaine public peut dispenser. Aimant la polémique au point de la rechercher, il ne pouvait pas plus supporter la solitude que la proximité excessive d’une fraternité qui effaçait toutes les distinctions.
Son seul souci était d’humaniser l’inhumain par un parler incessant et toujours ranimé sur le monde et les choses du monde. Il voulait être l’ami de beaucoup d’hommes, mais le frère d’aucun.[5]
[1] Née à Zamość (Empire russe, actuelle Pologne) le 5 mars 1871. Elle mourut assassinée à Berlin le 15 janvier 1919 pendant la révolution allemande, lors de la répression de la révolte spartakiste.
Quatre exemples de « la lumière incertaine et vacillante » apportée par Rosa Luxemburg.
Sa critique étonnamment pertinente de la politique bolchévique pendant les premiers moments de la révolution russe[1]. Elle s’opposa aux deux conclusions tirées par Lénine du prélude de 1905 à la révolution russe. Elle refusa, d’abord, de voir dans la guerre autre chose que le plus terrible des désastres et non un évènement bienvenu pour la révolution. Elle critiqua, ensuite, l’idée d’une victoire où le peuple au sens large n’aurait ni part ni voix, et donc la conception par Lénine d’une révolution menée par un petit groupe, étroitement organisé et conduit par un chef sachant ce qu’il veut. Les évènements ne lui ont-ils pas donné raison ? L’histoire de l’Union soviétique n’est-elle pas une longue démonstration des dangers effrayants des « révolutions déformées » ?[2] Révolution déformée qui lui faisait beaucoup plus peur qu’une révolution ratée.
La thèse centrale et simple du « curieux travail de génie » que constitue son grand livre sur l’impérialisme, l’Accumulation du capital. Le capitalisme ne montrant aucun signe d’effondrement sous le poids de ses contradictions économiques, Luxemburg se mit à chercher une cause extérieure pour expliquer sa continuité. Elle la trouva dans la théorie du troisième homme. Le fait que le capitalisme, loin d’être un système clos régi par des seules lois internes, se nourrit de l’existence, d’abord, de secteurs précapitalistes puis, ensuite, de territoires précapitalistes. Si effondrement automatique il doit y avoir, ce ne sera qu’une fois toute la surface de la terre conquise et dévorée.
Sa position sur la question nationale[3]. Rosa Luxemburg partagea l’illusion des intellectuels juifs. Penser qu’il n’y a pas de patrie. Parlant couramment quatre langues (polonais, russe, allemand, français) et en connaissant très bien deux autres (anglais, italien), elle n’a jamais bien compris l’importance des barrières linguistiques, ni pourquoi le slogan « la patrie de la classe ouvrière est le mouvement socialiste » pouvait être si désastreusement faux. Une patrie, écrit Arendt, c’est d’abord une « terre ». Ce qui est vérifié de façon sinistre dans la transformation ultérieure du slogan : « La patrie de la classe ouvrière est la Russie soviétique ». Mais, poursuit Arendt, s’est-elle totalement trompée ? Qu’est-ce qui a, après tout, plus contribué au catastrophique déclin de l’Europe que le nationalisme insensé qui accompagna le déclin de l’État-nation à l’époque de l’impérialisme ? Il se pourrait que, comme une très petite minorité, elle en ait pressenti les conséquences désastreuses pour l’avenir, sans être capable d’évaluer la force énorme du sentiment nationaliste dans un corps politique en décomposition.
Le fait, souligné par Arendt qui lui ressemble beaucoup sur ce point, que Rosa Luxemburg fut si « consciemment femme ». Son aversion pour le mouvement d’émancipation féminine, qui attirait irrésistiblement toutes les autres femmes de sa génération qui partageaient ses convictions politiques, est significative ; face à l’égalité suffragette, elle aurait pu être tentée de répliquer : Vive la petite différence.[4], [5]
[1] Angelo Giuseppe Roncalli (1881-1963), fut élu pape le 28 octobre 1958 sous le nom de Jean XXIII. Il convoqua le IIe concile œcuménique du Vatican (1962-1965), appelé aussi concile Vatican II, dont il ne vit pas la fin car il mourut le 3 juin 1963, deux mois après avoir achevé l’encyclique Pacem in Terris.
L’attention d’Arendt fut attirée par trois questions posées par une femme de chambre romaine : « Ce pape était un vrai chrétien. Comment est-ce possible ? Ne fallait-il pas d’abord qu’il soit ordonné évêque, et archevêque et cardinal, avant d’être finalement élu pape ? Quelqu’un a-t-il été conscient de qui il était ? ». La réponse, stupéfiante rétrospectivement, à cette dernière question semble, écrit-elle, devoir être : « Non ».
Quelques exemples, d’abord sous la forme d’histoires, de sa « lumière incertaine et vacillante ».
Une première histoire confirme les quelques passages du Journal de l’âme[1], sur sa familiarité pleine d’aisance et sans paternalisme avec les travailleurs et les paysans. Des plombiers étaient venus effectuer des réparations au Vatican. Le pape entendit comment l’un d’entre eux se mettait à jurer au nom de toute la Sainte Famille. Il sortit et demanda poliment : « Ne pouvez-vous pas dire merde comme nous ? » [2].
Les reproches qu’il s’adressa par rapport à son travail en Turquie où, pendant la guerre, il entra en contact avec des organisations juives et empêcha une fois le gouvernement turc de renvoyer en Allemagne quelque cent enfants juifs qui s’étaient échappés de l’Europe occupée. « N’aurais-je pas pu, pas dû en faire plus, faire un effort plus décidé, et aller contre les inclinaisons de ma nature ? ».[3]
L’anecdote[4] de son audience avec Pie XII avant son départ pour Paris en 1944. Pie XII débuta l’audience en lui disant qu’il n’avait que sept minutes à lui accorder. Il prit congé en disant : « En ce cas, les six minutes restantes sont de trop ».
On rapporte que, pendant les mois qui précédèrent sa mort, on lui donna à lire la pièce de Hochhuth, Le Vicaire[5]. On lui demanda ce qu’on pouvait faire contre elle. Il répondit : « Faire contre elle ? Que peut-on faire contre la vérité ? »[6]
Ayant demandé à l’un de ceux qui travaillaient au Vatican[7] « Comment ça va ? », l’homme répondit : « Mal, mal, votre Éminence », expliquant ce qu’il gagnait, et combien de bouches il avait à nourrir. « Il nous faudra faire quelque chose à ça. De vous à moi, je ne suis pas votre Éminence, je suis le pape ». Quand on lui dit ensuite qu’on ne pouvait faire face aux nouvelles dépenses qu’en rognant sur les œuvres de charité, il répliqua imperturbable : « Alors nous devrons rogner. Car la justice passe avant la charité ».
Dès son très jeune âge, il avait « fait vœu de fidélité » non seulement à la « pauvreté matérielle » mais à la « pauvreté d’esprit »[8]. Ce fut ce qui lui donna une « force d’audacieuse simplicité ». Ce qui apporte aussi une réponse à la question de savoir comment on avait pu choisir l’homme le plus audacieux, alors qu’on en voulait un facile et conciliant. Il avait réalisé son désir : « Être inconnu et méprisé », mots que dès 1903, il avait adopté pour « devise ». [9]
Ceux qui avaient constaté, des décennies durant, qu’il ne semblait « jamais avoir éprouvé de tentations contre l’obéissance » n’ont pu comprendre l’orgueil et la confiance en soi formidables de cet homme qui jamais un instant ne renonça à son jugement en obéissant à ce qui, pour lui, n’était pas la volonté de ses supérieurs, mais la volonté de Dieu. Sa foi, c’était « que ta volonté soit faite ».
C’est cette même foi qui lui inspira sa parole la plus forte sur son lit de mort : « Chaque jour est un bon jour pour naître, chaque jour est un bon jour pour mourir ».[10]
[1] Réflexions spirituelles journalières d’Angelo Guisseppe Roncalli. Livre, « étrangement décevant et fascinant », dont le texte d’Arendt est la recension.
[2] P. 73
[3] P.74
[4] P. 75
[5]Pièce critiquant l'action du pape Pie XII durant la Seconde Guerre mondiale, en particulier à l'égard des Juifs.
[6] P. 75
[7] P. 78
[8] P. 80
[9]P. 81
[10] P. 82
[1] (1883-1969). Psychiatre et philosophe allemand, professeur à l’Université d’Heidelberg.
Éloge portant, sur la dignité propre à un homme quand il est davantage que tout ce qu’il fait ou qu’il crée[1]. Quand il révèle au public, à travers l’acte vivant et la voix qui accompagnent son œuvre, ce que les romains appelaient l’humanitas[2]. Cet élément personnel qui s’impose et qui ne délaisse plus l’homme qui l’a acquis.
Personne, autant que Jaspers, ne peut nous aider à surmonter notre méfiance à l’égard de la vie publique. Il n’a jamais partagé le préjugé selon lequel la clarté de la vie publique rend toutes choses superficielles et plates. Il ne s’est pas borné à quitter en plus d’une occasion l’espace universitaire pour se tourner vers le public général des lecteurs. Par trois fois, la première peu avant la prise du pouvoir par les nazis, dans sa Situation spirituelle de l’époque (1931), puis, immédiatement après la chute du Troisième Reich, avec La Culpabilité allemande, et aujourd’hui encore dans La Bombe atomique et l’avenir de l’homme, Jaspers est intervenu directement dans les questions politiques du jour.[3]
Son caractère inviolable[4], c’est-à-dire non le fait qu’il est resté ferme au milieu de la catastrophe, mais le fait que tout cela n’a jamais pu devenir ne fût-ce qu’une tentation pour lui, a signifié pour ceux qui le connaissaient beaucoup plus encore que la résistance et l’héroïsme : cela a signifié une confiance qui n’avait besoin d’aucune confirmation, la certitude que dans une époque où tout semblait possible, une chose pourtant restait impossible. Ce que Jaspers a représenté alors n’était pas l’Allemagne, mais bien l’humanitas en Allemagne. Comme s’il avait le pouvoir d’éclairer l’espace que la raison crée et garantit entre les hommes. Ce qui distingue Jaspers est que, dans cet espace de la raison et de la liberté, il se trouve davantage chez lui, s’oriente avec une plus grande sûreté que d’autres qui peuvent bien le connaître mais ne supportent pas de vivre constamment en lui.
Pour ouvrir l’espace de l’humanitas qui est devenue sa patrie, Jaspers a eu besoin des grands philosophes. Dans la situation, où il y allait de la position en général de l’homme moderne par rapport à son passé, Jaspers a converti en juxtaposition dans l’espace la succession temporelle. La proximité et la distance ne dépendent plus des siècles qui nous séparent d’un philosophe, mais exclusivement de la position librement choisie à partir de laquelle nous rencontrons ce royaume des esprits qui durera et se multipliera aussi longtemps qu’il y aura des hommes sur la terre.[5]
Dans ce second texte que consacre Arendt à son ancien professeur, correspondant et ami, Karl Jaspers apporte, transmise par Arendt, sa « lumière incertaine et vacillante » sur son époque et notre époque.
Nul ne peut être citoyen du monde comme il est citoyen de son pays. Dans Origine et sens de l’histoire, Jaspers étudie longuement les implications d’un ordre mondial et d’un empire universel. Peu importe la forme que pourrait prendre un gouvernement centralisé s’exerçant sur tout le globe, la notion même d’une force souveraine dirigeant la terre entière, détenant le monopole des moyens de violence, sans vérification ni contrôle des autres pouvoirs souverains, n’est pas seulement un sinistre cauchemar de tyrannie, ce serait la fin de toute vie politique telle que nous la connaissons. Les concepts politiques sont fondés sur la pluralité, la diversité et les limitations réciproques. Un citoyen est par définition un citoyen parmi des citoyens d’un pays parmi des pays. Ses droits et devoirs doivent être définis et limités non seulement par ceux de ses concitoyens mais aussi par les frontières d’un territoire. La philosophie peut se représenter la terre comme la patrie de l’humanité et d’une seule loi non écrite éternelle et valable pour tous. La politique a affaire aux hommes, ressortissants de nombreux pays et héritiers de nombreux passés ; ses lois sont les clôtures positivement établies qui enferment, protègent et limitent l’espace dans lequel la liberté n’est pas un concept mais une réalité politique vivante. L’établissement d’un ordre mondial souverain, loin d’être la condition préalable d’une citoyenneté mondiale, serait la fin de toute citoyenneté. Ce ne serait pas l’apogée de la politique mondiale mais très exactement sa fin.[1]
D’un point de vue philosophique, le danger inhérent à la nouvelle réalité de l’humanité semble être que cette unité, fondée sur les moyens techniques de communication et de violence, détruit toutes les traditions nationales et recouvre les origines authentiques de toute existence humaine. Ce processus destructeur peut même être considéré comme un préalable nécessaire à l’ultime compréhension entre les hommes de toutes les cultures, de toutes les civilisations, de toutes les races et de toutes les nations. Sa conséquence serait une superficialité qui transformerait l’homme que nous avons connu au cours de cinq mille ans d’histoire attestée au point de le rendre méconnaissable. Ce serait plus qu’une simple superficialité ; ce serait comme si la dimension de la profondeur toute entière, sans laquelle la pensée humaine ne peut exister même au simple niveau de l’invention technique, disparaissait purement et simplement. Cet arasement serait bien plus radical qu’une réduction au plus petit dénominateur commun, il en viendrait en fin de compte à un dénominateur dont il est difficile de se faire une idée à l’heure actuelle.[2]
Par opposition aux philosophies de l’histoire qui accueillent le concept d’une histoire universelle fondée sur l’expérience historique d’un peuple ou d’une région particulière du monde, Jaspers a trouvé empiriquement un axe historique qui donne à toutes les nations un cadre commun permettant à chacun de mieux comprendre sa réalité historique. Dans le développement spirituel qui s’est accompli entre 800 et 200 avant notre ère. Confucius et Lao-Tseu en Chine, les Upanishads et Bouddha aux Indes, Zarathoustra en Perse, les prophètes en Palestine, Homère, les philosophes tragiques en Grèce. La caractéristique des évènements qui eurent lieu pendant cette ère est qu’ils ne furent absolument pas reliés, qu’ils devinrent les origines des grandes civilisations historiques du monde. Toutes les catégories fondamentales de notre pensée et tous les principes fondamentaux de nos croyances furent créés durant cette période. C’était le temps où l’humanité découvrait la condition de l’homme sur terre. La simple suite chronologique des évènements peut devenir une histoire et les histoires être organisés en une Histoire. Cette période concrète devient l’incarnation d’un axe idéal autour duquel la condition humaine trouve sa cohésion.[3]
Dans cette perspective, la nouvelle unité de l’humanité pourrait acquérir un passé à elle grâce à ce que l’on peut appeler un système de communication où les différentes origines de de l’espèce humaine se révèleraient dans leur identité. Mais cette identité est loin d’être une uniformité ; tout comme l’homme et la femme ne peuvent être mêmes, à savoir humains, qu’en étant absolument différents l’un de l’autre, ainsi, le national de chaque pays ne peut entrer dans cette histoire universelle de l’humanité qu’en restant ce qu’il est et en s’y tenant obstinément. [4]
L’unité de l’humanité et sa solidarité ne peuvent consister dans un accord universel sur une seule religion, une seule philosophie, ou une seule forme de gouvernement mais dans la conviction que le multiple fait signe vers cette unité que la diversité cache et révèle en même temps.[5]
[1] Waldemar Gurian, né le 13 février 1902 à Saint-Pétersbourg en Russie, mort le 26 mai 1954 à South Haven (Michigan) aux États-Unis, est un professeur de science politique de l'université Notre-Dame.
Quelques exemples de « la lumière incertaine et vacillante » apportée par Waldemar Gurian, autour de l’amitié et du rapport au monde.
Hommes aux amis nombreux il fut l’ami de tous, hommes et femmes, prêtres et laïques, citoyens de nombreux pays issus pratiquement de tous les milieux. Ce fut l’amitié qui lui permit d’être chez lui dans ce monde, et il se sentait chez lui partout où se trouvaient ses amis, sans égard pour le pays, la langue ou l’origine sociale.[1]
En toute occasion, la fidélité à ses amis, à tous ceux qu’ils avaient un jour connus, à tout ce qu’il avait un jour aimé, devint à tel point la note dominante à laquelle toute sa vie s’accorda qu’on est tenté de dire que la faute qui lui était le plus étrangère était l’oubli, peut-être l’une des fautes les plus graves dans les rapports humains. Il poursuivait ses souvenirs et en était poursuivi, comme s’il n’avait voulu laisser rien ni personne s’échapper de sa mémoire. C’était beaucoup plus que la faculté nécessaire au savoir et à l’érudition ; et là elle devint une des armes principales pour la réalisation de ses objectifs. Son érudition, tout au contraire, n’était qu’une autre forme de son énorme aptitude à la fidélité[2].
À mesure qu’il vieillissait, il était tout naturel que le nombre de ses amis disparus augmentât ; et bien que je ne l’ai jamais vu violemment accablé de douleur, j’étais consciente de l’attention pour ainsi dire calculée avec laquelle il continuait d’en parler comme s’il craignait que par sa faute ils disparussent à tout jamais de la compagnie des vivants. [3]
Ce qui paraissait étrange et surprenant à première vue était, je pense, le fait qu’il était complètement étranger au monde des choses que nous utilisons et manipulons constamment, parmi lesquelles nous nous déplaçons sans les remarquer, de sorte que nous nous rendons à peine compte que toute notre vie dans chacun de ses mouvements est implantée, entourée, gouvernée, et conditionnée par des choses immobiles et inanimées. Lorsque nous cessons d’y penser, nous pouvons nous rendre compte d’une distance entre les corps animés et les objets immobiles, distance toujours comblée par l’utilisation, la manipulation et la domination du monde de la matière inanimée. Mais pour lui cette distance s’était élargie à la mesure d’un conflit ouvert entre l’humanité de l’homme et la ré-ité des choses, et son embarras dénotait une qualité humaine très touchante et convaincante car ainsi toutes choses apparaissaient comme simple matière, comme objets au sens le plus littéral du terme, c’est-à-dire comme ob-jecta, jetés devant l’homme et ainsi opposables à son humanité. On avait l’impression qu’une bataille était constamment engagée entre les objets eux-mêmes et cet homme dont l’humanité n’admettait pas l’existence des choses, et qui refusait de se considérer comme leur possible créateur et leur maître habituel ; dans cette bataille, curieusement et d’une manière effectivement inexplicable, il ne remporta jamais de victoires ni ne subit de défaites. Les choses survivaient mieux que prévu ; et lui ne connut jamais la catastrophe même. Et ce conflit, étrange en lui-même devint d’autant plus caractéristique que son corps énorme était comme la « chose » première, quasi primordiale, où la choséité résistante du monde s’était d’abord incarnée.[4]
Toute son existence spirituelle était bâtie sur la décision de ne jamais s’évader, de ne jamais se conformer aux usages, ce qui est simplement une autre manière de dire qu’elle était bâtie sur le courage. Il restait un étranger et à chacune de ses venues il donnait l’impression d’arriver de nulle part. Mais, à sa mort, ses amis le pleurèrent comme si un membre de leur famille avait disparu et les avait abandonnés. Il avait accompli ce qui est notre tâche à tous : établir sa demeure en ce monde et la bâtir sur la terre grâce à l’amitié. [5]
[1] Nom de plume de la baronne Karen von Blixen-Finecke. Femme de lettres danoise, célèbre pour avoir écrit La Ferme africaine ( film Out of Africa) et Anecdotes du destin ( film Le Festin de Babette).
« Moi je suis une conteuse, et rien qu’une conteuse, c’est l’histoire elle-même qui m’intéresse et la façon de la raconter ». Tout ce qu’il lui fallait pour en commencer une, c’était la vie et le monde, à peu près n’importe quelle sorte de monde ou de milieu car le monde est plein d’histoires, d’évènements, de hasards et d’aventures étranges qui ne demandent qu’à être racontés ; la raison pour laquelle on ne les raconte point d’habitude, ce n’est, pour Isak Dinesen, que le manque d’imagination – car c’est seulement quand on peut imaginer ce qui de toute façon est arrivé, le répéter en imagination, qu’alors on verra les histoires, et, seulement si on la patience de les raconter et les reraconter (« Je me les raconte et reraconte »). [1]Sans répéter la vie en imagination, on ne peut jamais pleinement vivre. Le manque d’imagination empêche les gens d’exister.
Devenir[2] un artiste exige aussi du temps, et un certain détachement de cette occupation entêtante, intoxicante qu’est le pur vivre. Ce n’est qu’après avoir perdu tout ce qui avait constitué sa vie, sa maison en Afrique et son amant, qu’elle devint l’artiste et le « succès » qu’autrement elle ne serait jamais devenue. D’une histoire, faisant une essence ; de l’essence faisant un élixir, et avec un élixir, se mettant derechef à composer l’histoire.
Les histoires avaient sauvé son amour, et les histoires sauvèrent sa vie après que le désastre se fut abattu. « Toutes les peines, on peut les supporter si on les fait rentrer dans une histoire, ou si l’on peut raconter sur elles une histoire ». L’histoire révèle le sens de ce qui resterait autrement une insupportable succession de purs évènements[3]. L’art de conter révèle le sens sans commettre l’erreur de le définir, opère consentement, réconciliation avec les choses telles qu’elles sont réellement. On peut même croire fermement qu’il contient à l’occasion, par implication, ce dernier mot que nous attendons du « jour du jugement ».
La première partie de sa vie lui avait appris que, tandis qu’on peut raconter des histoires ou écrire des poèmes sur la vie, on ne peut rendre la vie poétique, la vivre comme si c’était une œuvre d’art ou s’en servir pour réaliser une idée. Ce fut peut-être l’amère expérience des tours de la vie qui la prépara, assez tard[4], au ravissement de la grande passion, qui en vérité n’est pas moins rare qu’un chef d’œuvre. Conter est ce qui à la fin la rendit sage. La sagesse est une vertu du vieil âge et n’advient, semble-t-il, qu’à ceux dont la jeunesse ne fut ni sage ni prudente. [5]
[1] Romancier, dramaturge et essayiste autrichien, né le 1er novembre 1886 à Vienne (Autriche), mort le 30 mai 1951 à New Haven (Connecticut)
Ce texte d’Arendt[1] dépasse, par son ambition et sa longueur, les précédents. Je ne vous en donnerai qu’un aperçu de la première partie intitulée : Écrivain malgré lui.
Hermann Broch fut un écrivain malgré lui. Être écrivain sans vouloir l’être, voilà le trait fondamental de son caractère, voilà ce qui inspira l’action dramatique de son œuvre maîtresse et devint le conflit principal de sa vie[2]. Vie circonscrite selon un triangle dont on peut désigner très précisément les côtés par les mots de : création littéraire, connaissance et action, et dont seule sa personnalité, avec ce qu’elle a d’unique, pouvait remplir la surface[3]. Il réclamait que la poésie possède la même validité contraignante que la science, fasse connaître la totalité du monde exactement de la même façon que l’œuvre d’art dont la tâche est de recréer constamment le monde et que toutes deux ensemble, cette poésie saturée de connaissance et cette connaissance devenue vision comprennent en elles et incluent toute activité pratique et même quotidienne de l’homme.
Pareille exigence, qui demandait trop à la poésie comme à la science et à la politique, à l’intérieur du temps limité imparti à la vie humaine et dans le système de catégories des attitudes et professions contemporaines, devait nécessairement conduire à un conflit permanent. Conflit qui s’exprimait dans l’attitude de Broch à l’égard du fait qu’il était écrivain[4]. Conflit qui se manifestait aussi dans la vie quotidienne selon la description touchante qu’en fait Arendt.
Lorsque quelqu’un, ami mais aussi simple connaissance, tombait malade ou était sans argent ou sur le point de mourir c’était Broch qui se chargeait de tout. Et même c’était devenu une chose qui allait véritablement de soi que d’attendre tous les secours de Broch, qui ne possédait ni temps ni argent. De ces sollicitations, pour lesquelles il lui fallait faire encore connaissance de tout un cercle de gens avec lesquels autrement il n’eût pas eu besoin d’avoir affaire, il n’était seulement délivré que lorsque, non sans une certaine joie maligne, il atterrissait lui-même à l’hôpital et qu’il y obtenait un peu de repos qu’il était difficile de refuser à un bras ou une jambe cassés.[5]
Ce qui à l’origine le séduisit non seulement en moi ou en nous mais aussi dans la maison fut simplement le fait que c’était un pays où l’on parlait allemand.
Le « pays « manifestement n’était pas l’Allemagne mais l’allemand, langue qu’il connaissait à peine et qu’il refusait obstinément d’apprendre. « Hélas, mon allemand ne s’est pas du tout amélioré : si je traduis, comment pourrais-je trouver le temps d’apprendre ? Si je ne traduis pas, j’oublie l’allemand », m’écrivit-il après ma dernière tentative, peu convaincue, pour l’inciter à utiliser une grammaire et un dictionnaire.[1]
J’ai souvent pensé que le pays que représentait pour lui l’allemand était véritablement son pays d’origine, car il ressemblait jusque dans les détails de son apparence physique à un personnage de conte de fées. Il donnait l’impression d’avoir été porté par un vent enchanteur dans les villes des hommes ou d’avoir surgi des forêts enchantées où nous avons passé notre enfance, portant avec lui la flute magique, et n’ayant pas seulement l’espoir mais la conviction que choses et hommes prendraient part à la danse de minuit. Ce que je veux dire c’est que Randall Jarrell aurait été un poète même s’il n’avait jamais écrit un seul poème – tout comme Raphaël, selon le proverbe, né sans mains aurait été un grand peintre.[2]
Dès qu’il entrait chez moi j’avais le sentiment que la maison était ensorcelée. Je n’avais jamais compris comment il s’y prenait en fait mais il n’y avait pas d’objet solide, pas d’ustensile ni de meuble qui ne subît de changement imperceptible, qui ne fût amené à perdre sa fonction prosaïque habituelle.[3]
J’avais confiance en l’exubérance même de sa gaité, je pensais ou j’espérais qu’elle serait suffisante pour le préserver de tous les dangers auxquels il était si manifestement exposé. Après tout, comment toutes les sottises (lieux communs ou sophismes) à propos de l’adaptation pourraient-elles survivre à cette unique phrase de Jarrell : Le président Robbins était si bien adapté à son environnement qu’on ne pouvait parfois distinguer l’un de l’autre ! ». Et si le rire ne sert pas à écarter la sottise, à quoi sert-il ?
Randall n’avait d’autre défense contre le monde que son rire splendide qui cachait un immense courage nu.[4]
Le seul châtiment significatif qu’un poète puisse subir, mis à part la mort, c’est, bien entendu la perte soudaine de de ce qui, tout au long de l’histoire humaine, est apparu comme un don des dieux[1].
Dans le cas de Brecht, Arendt note[2] que cette perte est survenue assez tard. Elle nous sert depuis de leçon quant à la grande tolérance dont bénéficient ceux qui vivent sous les lois d’Apollon. Elle n’est pas survenue lorsqu’il devint communiste. Être communiste en Europe au cours des années vingt et même au début des années trente (au moins pour des gens qui ne se trouvaient pas au cœur des affaires et ne pouvaient savoir à quel point Staline avait transformé le Parti en mouvement totalitaire, prêt à commettre n’importe quel crime et n’importe quelle trahison, y compris celle la trahison de la révolution), n’était pas un crime mais une erreur, écrit Arendt. Elle ne survint pas non plus lorsque Brecht omit de rompre avec le Parti pendant les procès de Moscou où quelques-uns de ses amis se trouvaient du côté des accusés, ni pendant la Guerre civile espagnole alors qu’il ne pouvait pas ne pas avoir appris que les Russes mettaient tout en œuvre pour faire échec à la République espagnole, et se servaient des Espagnols pour se venger des antistaliniens à l’intérieur et à l’extérieur du Parti. Elle ne survint pas lorsque, au moment du pacte Hitler-Staline, Brecht omit de dire le fond de sa pensée sans parler de rompre ses relations avec le Parti. Elle survint finalement après qu’il se fut fixé à Berlin Est où il pouvait voir, jour après jour, ce que signifiait pour le peuple de vivre sous un régime communiste.
C’est la tâche du poète de forger les mots dont nous vivons et personne, à coup sûr, ne va vivre des mots que Brecht a écrits à la gloire de Staline. Le simple fait qu’il fut capable d’écrire des vers aussi indescriptiblement mauvais, pires, et de loin, de ceux de n’importe quel rimailleur de deuxième ordre, montre que, selon l’antique adage romain, ce qui est permis à un bœuf n’est pas permis à Jupiter. Car que l’on soit ou non capable de faire l’éloge de la tyrannie avec des « voix mélodieuses », il est vrai que les simples intellectuels et littérateurs ne sont pas punis de leurs péchés par la perte de leur talent ; aucun dieu ne s’est penché sur leur berceau ; aucun dieu ne se vengera. Bien des choses sont permises à un bœuf mais pas à Jupiter ; c’est-à-dire pas à ceux qui sont à l’image de Jupiter, ou plutôt, qui sont bénis par Apollon. De ce fait, l’amertume de l’adage antique est à double tranchant, et l’exemple du « pauvre B.B. » qui n’a jamais eu un soupçon de pitié pour lui-même, est propre à nous enseigner combien il est difficile d’être poète en notre siècle comme sans doute à n’importe quelle autre époque.[3]
[1] Philosophe, historien de l'art, critique littéraire, critique d'art et traducteur allemand.
aComme ceux consacrés à Broch et Brecht, ce texte dépasse, par sa longueur et son ambition, le cadre fixé par Arendt dans son introduction. Je vous donnerai l’aperçu qui me parait le plus saisissant de la « lumière incertaine et vacillante » apportée par celui à qui la gloire posthume, non commerciale et non rentable est venue maintenant en Allemagne[1], la lumière du « pêcheur de perles ».
Walter Benjamin savait que la rupture de la tradition et la perte de l’autorité survenues à son époque étaient irréparables, et il en concluait qu’il fallait découvrir un nouveau rapport au passé. En cela, il devint maître le jour où il découvrit qu’à la transmissibilité du passé, s’était substituée sa « citabilité », à son autorité cette force inquiétante de s’installer par bribes dans le présent et de l’arracher à cette « fausse paix » qu’il devait à une contemplation béate. « Les citations, dans mon travail, sont comme des voleurs de grand chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions ». La passion centrale de Benjamin était la collection. Ayant débuté sous la forme de bibliomanie elle se transforma bientôt en quelque chose de plus caractéristique, non pas tant de la personne que de l’œuvre : la collection de citations. [2]
Avec Benjamin, écrit Arendt, nous avons affaire à quelque chose d’extrêmement rare, au don de penser poétiquement. Ce penser, nourri de l’aujourd’hui, travaille avec les « éclats de pensée »qu’il peut arracher au passé et rassembler autour de soi. Comme le pêcheur de perles qui va au fond de la mer, non pour l’excaver et l’amener à la lumière du jour, mais pour arracher dans la profondeur le riche et l’étrange, perles et coraux, et les porter, comme fragments, à la surface du jour, il plonge dans les profondeurs du passé, mais non pour le ranimer tel qu’il fut et contribuer au renouvellement d’époques mortes.
Ce qui guide ce penser est la conviction que s’il est bien vrai que le vivant succombe aux ravages du temps, le processus de décomposition est simultanément processus de cristallisation ; que dans l’abri de la mer – l’élément lui-même non historique auquel doit retomber tout ce qui dans l’histoire est venu et devenu – naissent de nouvelles formes et configurations cristallisées qui, rendues invulnérables aux éléments, survivent et attendent seulement le pêcheur de perles qui les portera au jour : comme « éclats de pensée » ou bien aussi comme immortels Urphänomene[3] (phénomènes primitifs).
Texte absent de l’édition américaine originale[1] puisqu’écrit pour le 26 septembre 1969 et donc postérieur à la publication de Men in Dark Times. J’en ai retenu, pour cette présentation de Vies politiques, deux éclairages donnés par Arendt. Le premier sur la renommée acquise par le professeur Heidegger dans la vie publique académique allemande dans les années 1920. Le second sur son insertion dans le monde des affaires humaines où il succomba à la déformation professionnelle des philosophes.
Il y eut quelque chose d’étrange dans cette première gloire[2]. Il n’existait rien sur quoi la renommée pût s’appuyer, aucun écrit, sinon des notes de cours qui circulaient de main en main ; et les cours traitaient de textes universellement connus, ils ne contenaient aucune doctrine qu’on aurait pu rendre et transmettre. Il n’y avait là guère plus qu’un nom, mais le nom voyageait par toute l’Allemagne comme la nouvelle du roi secret[3].
Qui atteignait la nouvelle ?[4] Ceux qui, dans le malaise de grande envergure connu par les universités allemandes après la Première Guerre Mondiale, avaient en commun de savoir distinguer, selon les mots de Heidegger, « entre un objet d’érudition et une chose pensée » et d’être à peu près indifférent à l’objet d’érudition. La nouvelle atteignait alors ceux qui étaient au courant plus ou moins expressément de la rupture dans la tradition et des « temps sombres » qui avaient commencé de poindre : ceux qui par conséquent tenaient l’érudition dans les choses de la philosophie pour un jeu oiseux et n’étaient prêts à se plier à la discipline académique que parce qu’il y allait pour eux de la « chose pensée » ou, comme Heidegger dirait aujourd’hui, de la « chose du penser ».
Que disait-elle ? La pensée est redevenue vivante, il fait parler des trésors culturels du passé qu’on croyait mort et voici qu’ils proposent des choses tout autres que ce qu’on croyait tout en s’en méfiant. Il y a un maître ; on peut peut-être apprendre à penser.
Décisif quant à la méthode était que, par exemple, on ne parlât pas sur Platon et qu’on n’exposât pas sa doctrine des idées, mais qu’un dialogue fût poursuivi et soutenu pas à pas pendant un semestre entier, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une doctrine millénaire, mais seulement une problématique hautement présente[5]. Avant Heidegger personne n’avait procédé ainsi.
Heidegger ne s’est expliqué sur le « séjour » à lui imparti, le séjour du penser, qu’occasionnellement, allusivement, et le plus souvent négativement – ainsi quand il dit que le questionner du penser « ne tient pas dans l’ordre habituel du quotidien », ne se trouve pas « dans le domaine où, de façon pressante, on prend en souci et on satisfait les besoins impérieux du jour » : que « le questionner lui-même est en dehors de l’ordre »[6]. Dans la perspective du séjour du penser règne le retrait ou l’oubli de l’être : le retrait de ce avec quoi le penser a affaire, lui qui, selon sa nature, se tient au contact de l’absent. Le surmontement de ce retrait se paie toujours d’un retrait du monde des affaires humaines, même si le penser médite justement ces affaires-là en sa calme retraite. Aussi Aristote, ayant encore sous les yeux le grand exemple de Platon, a-t-il déjà conseillé instamment aux philosophes de ne pas vouloir jouer les rois dans le monde de la politique.[7]
Nous qui voulons honorer les penseurs, bien que notre séjour soit au milieu du monde, nous ne pouvons guère nous empêcher de trouver frappant, et peut-être scandaleux, que Platon comme Heidegger, alors qu’ils s’engageaient dans les affaires humaines, aient eu recours aux tyrans et dictateurs. Peut-être la cause ne s’en trouve-t-elle pas seulement à chaque fois dans les circonstances de l’époque, et moins encore dans une préformation du caractère, mais plutôt dans ce que les Français nomment une déformation professionnelle. Car le penchant au tyrannique se peut constater dans leurs théories chez presque tous les grands penseurs (Kant est la grande exception). Et si ce penchant n’est pas constatable dans ce qu’ils firent, c’est seulement parce que très peu, même parmi ceux-là, étaient disposés au-delà « du pouvoir de s’étonner devant le simple » à « accepter cet étonnement comme séjour ».
Pour ce petit nombre, peu importe finalement où peuvent les jeter les tempêtes de leur siècle. Car la tempête que fait lever le penser de Heidegger – comme celle qui souffle encore contre nous après des millénaires de l’œuvre de Platon – n’a pas son origine dans le siècle. Elle vient de l’immémorial et ce qu’elle laisse derrière elle est un accomplissement qui, comme tout accomplissement, fait retour à l’immémorial.[8]