La désolation trait d’une humanité réduite, dans la société moderne, à la seule activité du travail qui finit par avoir raison du monde (10 avril 2020)
L’isolement est un aspect politique déterminant des régimes dictatoriaux : en ce sens, il correspond à la destruction de l’espace public et des libertés publiques qui lui sont attachées, au premier rang desquelles se trouve la liberté d’association et de réunion. Ce que l’isolement détruit politiquement, c’est le concert de l’action par lequel des hommes « agissent ensemble dans la poursuite d’une entreprise commune ».
L’isolement politique rejette les individus dans leur monde privé : il ne détruit pas le monde, il en détruit le caractère commun, la communauté de monde. Restent aux êtres isolés leurs mondes particuliers au sein desquels ils œuvrent, tâchant dans l’idiotisme d’une vie, condamnée à sa propre compagnie ou à celle de ses proches, de se fabriquer un monde susceptible de donner sens à, pourrait-on dire, un « vivre non-ensemble. Privée, elle l’est non de l’expérience « privée » des proches, mais de l’espace d’apparition publique d’êtres non privés, non enclos en eux-mêmes, et révélant un monde depuis la vertu aléthéique de leur action ; bref, vie privée de l’ouverture au monde et de la communauté des étrangers, c’est-à-dire de ceux qui n’appartiennent pas déjà, naturellement, au cercle familial, tribal, gentilice, des proches. Ainsi, réduits au seul registre d’une expérience encore privée, et à ce titre privative, du monde, les êtres isolés sont privés de pluralité pour n’être plus qu’une multiplicité-d’êtres-privés.
Si la pluralité ne se confond pas avec la triviale constatation d’une multiplicité quantitative d’êtres privés (particuliers, certes, mais tous identiques dans l’assignation simplement privée de leur existence), c’est qu’elle est la condition propre d’un agir qui par définition ne saurait être privé, de même que le pouvoir, par définition, ne saurait être l’apanage d’un individu isolé mais désigne toujours la puissance d’une pluralité d’êtres agissant de concert au sein d’un espace public. La multiplicité est le caractère des êtres isolés quand la pluralité est le caractère d’êtres agissant de concert. La multiplicité est le caractère d’êtres isolés œuvrant, esseulés, à la fabrication de leur monde privé, quand la pluralité est le caractère d’êtres rassemblés agissant, liés par leur action concertée, de sorte que leur agir se confonde avec l’instauration d’un monde commun.
Inversement, non seulement l’isolement politique laisse intact le registre poiètique de l’existence, mais il y voue l’être isolé dans la mesure où l’isolement apparaît comme une condition de la fabrication et de la création. L’isolement, qui est politiquement une perte du monde commun parce qu’il est une perte de liberté et d’action publiques n’en détruit pourtant pas pour autant l’appartenance-au-monde qui trouve encore à s’effectuer sous l’égide de la poièsis. Certes, cette dimension d’être-au-monde, privée de pluralité et donc de communauté publique, est fortement amputée et pauvre en monde. Mais elle ne détruit ni le « deux-en-un » des êtres, ni la sphère privée de leur existence, ni l’activité par laquelle ils peuvent encore se confectionner un monde.
En revanche, en détruisant tout espace entre les hommes, en les écrasant les uns contre les autres, la domination totalitaire anéantit jusqu’à la productivité potentielle de l’isolement, elle efface jusqu’à la chance la plus mince que la désolation se transforme en solitude et la logique en pensée.
Or, œuvre « politique » de la domination totalitaire, la désolation, perte radicale de monde autant que de soi, se trouve être également, mais d’une autre façon, l’œuvre « sociale » d’une société de travailleurs. Exclus de l’agir concerté au même titre que l’ homo faber isolé, l’animal laborans l’est aussi de la confection poiètique du monde ; sans lien avec les autres et sans lien avec le monde, tout entier soumis au registre de la vie et de la reproduction d’un métabolisme avec la nature qui ne comporte aucune dignité humaine, mondaine ou communautaire, l’animal laborans est le sujet d’une expérience désolante et désolée du monde, celle du « désœuvrement ».
Ce terme signifie ici le paradoxe d’un système totalitaire ou d’une société dite « démocratique » qui conçoit l’instauration d’une communauté unie comme son œuvre propre dans le même temps où elle détruit les conditions proprement politiques de toute existence commune : l’institution et la préservation d’un espace public d’actions ne poursuivant, à rigoureusement parler, aucune œuvre, puisque l’action se distingue de l’œuvre, de la fabrication ou de la production en ceci qu’elle ne fait rien, n’œuvre rien, ne produit rien d’autre qu’elle-même. S’il produit des biens consomptibles, le travail n’œuvre pas (il ne laisse rien derrière lui). Si elle tisse le lien humain, l’action n’œuvre pas non plus (et ne laisse non plus rien derrière elle). En ce sens, toute action — politique — est, à proprement parler, autant que le travail, désœuvrée et même désœuvrante. Mais dans le cas de l’action, à la différence bien évidemment du travail, cette absence d’œuvre a pour envers l’institution d’un espace public et d’un lien humain pouvant donner naissance à un monde commun qui n’est jamais l’œuvre des hommes ou de « politiques » mais toujours l’expression de l’espace-entre-eux qui les lie en les séparant, en les distinguant.
Hors du système totalitaire où elle cristallise le désœuvrement du monde et la déliaison politique de la pluralité, la désolation se retrouve comme le trait d’une humanité réduite, dans la société moderne, à la seule activité du travail. Car cette humanité ne peut guère s’actualiser que dans le seul registre de la vie, de la nécessité de la reproduction des forces vitales et du métabolisme naturel qui, en raison du processus dévorant de la vie, finit par avoir raison du monde.