Une société moderne où le schème dominant du travail réduit la pluralité des humains à la masse indistincte d’une espèce animale nouvelle : l’animal laborans (9 avril 2020)
La tentative totalitaire d’une réduction des hommes à l’espèce animale (réduction vitale ou spécifique) entreprise dans le système concentrationnaire nous confronte à la question du travail. Car, réduire l’existence à la seule dimension de la vie, c’est aussi la soumettre tout entière à l’activité du travail par laquelle se reproduit cette « vie perpétuellement mourante », selon l’expression de Marx.
Ordonnés à la seule condition vitale qu’ils poussent à la limite du vivant, les camps interdisent toute activité culturelle ou politique : rien n’y est plus nécessaire et vital que de tenter de survivre à la toute-puissance de la domination qui s’y exerce, au point que toute autre préoccupation y est bannie. Par où la domination totale révèle que son exercice est non seulement a-politique mais aussi anti-politique.
Le dressage des comportements animaux vise d’abord délibérément l’élimination de l’agir humain. Mais autant que l’action politique, qui déploie la liberté avec l’espace public, la domination totale contredit l’activité technique et culturelle qui fait advenir un monde commun. Incompatible avec les conditions d’appartenance-au-monde et de pluralité, la domination ne s’adresse qu’au vivant réduit à sa fonctionnalité.
La domination totale contredit également l’activité du travail qu’elle rend improductif et inutile, extrayant si l’on peut dire, le travail de son métabolisme naturel et allant ainsi jusqu’à le priver de sa propre fonctionnalité, de toute utilité. L’animalité à laquelle les hommes sont réduits rend tout travail insensé. Privés de la parole, de l’agir et de l’œuvre, les concentrationnaires peuvent certes être réduits au travail, mais c’est alors à un travail sans produits, travail improductif, inutile et parfaitement insensé.
Les camps réduisent bien l’homme à la seule activité du travail, mais retournent sa condition vitale de travailleur contre lui-même. Car la domination totale vient contredire également le souci de productivité qui voudrait qu’on trouve dans les camps une main-d’œuvre disponible dont le coût se réduirait à la seule reproduction des forces vitales. Examinant la situation des camps soviétiques, Arendt distingue les « groupements de condamnés aux travaux forcés véritables », les camps de concentration organisés en vue du travail et où le taux de mortalité est élevé, et les « camps d’anéantissement ». Mais, à la différence des camps soviétiques, le système concentrationnaire nazi rend partout l’activité du travail insensée dès lors que la vie elle-même est désavouée.
Pour un regard extérieur cherchant à comprendre comment la logique totalitaire a cristallisé des éléments caractéristiques de la société moderne, les camps révèlent alors paradoxalement l’absurdité d’un univers dans lequel le schème du travail serait dominant. Si le travail est, selon la définition que Marx en donne, cette « éternelle nécessité imposée par la nature, sans laquelle il ne peut y avoir de métabolisme entre l’homme et la nature, et par conséquent de vie », au travail correspond indifféremment l’éternité du vivant ou la vie perpétuellement mourante — une vie saisie de toute façon hors la naissance et la mort puisqu’elle se comprend du seul point de vue de la reproduction et donc de la conservation, individuelles ou spécifiques.
C’est en effet ce trait caractéristique du travail, de ne viser que la reproduction d’une vie mourante, qui est exacerbé dans les camps jusqu’à exprimer, paradoxalement, son inutile nécessité. Dans le travail des camps, le processus de la vie est affirmé dans sa dénégation même. Mais la généralisation de la seule reproduction de la vie comme activité substitutive de tout autre, est un élément du totalitarisme qui, s’il est systématisé dans l’univers concentrationnaire, n’y est pourtant pas limité, pas plus qu’il n’est limité à un régime ou une société totalitaires.
Les camps, en vidant le travail de sa signification métabolique, font apparaître que la vie pour elle-même est une condition insuffisante de l’humain, tandis qu’ils révèlent en même temps que le travail est une activité incapable de doter l’existence du vivant d’un sens humain.
Or, la société moderne en général, et non simplement les sociétés totalitaires, s’est développée comme une société de travailleurs-consommateurs tout entière inscrite dans le cycle de la reproduction vitale et vouée à la seule « conservation de soi ». Le schème du travail a fini par y occuper une place prépondérante, au point que les individus singuliers qui pouvaient traditionnellement se distinguer par leurs œuvres autant que par leurs actions et leurs paroles, n’y sont plus, sous l’effet de la massification capitaliste, qu’une espèce animale indistincte : celle de l’animal laborans.
Puisqu’il revient à Marx, Arendt le rappelle souvent, d’avoir compris la société moderne comme une société de travailleurs, l’analyse qu’elle fait du travail et de la place éminente qu’il occupe dans la société moderne passe par une interprétation critique de Marx. Mais parce que sa compréhension de la société moderne puise dans l’expérience des camps ses schèmes d’intelligibilité, elle tend à réduire le travail à sa seule condition vitale et à sa seule dimension animale (spécifique), ignorant presque totalement l’analyse par laquelle Marx exhibe au sein du travail, lieu et mode de l’aliénation humaine, le mouvement de transformation de la nature, de transformation du travailleur, de transformation du rapport d’exploitation qui aliène les hommes et donc, enfin, le mouvement par lequel l’émancipation humaine est aussi comprise comme émancipation politique du mode de production capitaliste.
Dans sa perspective, il importe avant tout à Arendt de montrer qu’en hypostasiant l’activité du travail propre à l’espèce humaine soumise à la nécessité naturelle, la société moderne ne pouvait que développer, à sa façon, le schème naturaliste/vitaliste du travail par lequel elle procédait à une réduction spécifique au niveau d’une économie mondiale, réduisant ainsi l’ensemble distinctif des homo faber et la pluralité des zôon politikon à la masse indistincte d’une espèce animale nouvelle, l’animal laborans.