L’époque qui ne fait ni époque ni monde (Penser ce que nous faisons 8/8)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

   L’époque qui ne fait ni époque ni monde (Penser ce que nous faisons 8/8)
   L’époque qui ne fait ni époque ni monde (Penser ce que nous faisons 8/8)

L’époque moderne nous a conduit au seuil d’une époque encore innommée (innommable ?), la nôtre.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Où en sommes-nous précisément.

Croisons les pensées de Hannah Arendt et Bernard Stiegler pour comprendre et penser ce que nous faisons. Huitième et dernier billet de cette série.

   L’époque qui ne fait ni époque ni monde (Penser ce que nous faisons 8/8)

Le caractère de l’époque moderne – fuite du monde pour le moi (aliénation du monde) et de la Terre pour l’univers (aliénation de la Terre) – est fixé par trois événements qui, s’ils n’appartiennent pas à cette époque, en constituent le seuil et la voie d’accès.

  • Le plus spectaculaire pour les contemporains : la découverte de l’Amérique suivie de l’exploration du globe tout entier.
  • Le plus troublant : la Réforme qui, en expropriant les biens ecclésiastiques et monastiques, commença le double processus de l’expropriation individuelle et de l’accumulation de la richesse sociale.
  • Le moins remarqué, mais peut-être le plus important : l’invention du télescope et l’avènement d’une science nouvelle qui considère la nature terrestre du point de vue de l’univers.

Avec l’exploration et la cartographie, l’homme a pris pleinement possession de la Terre et rassemblé ses contours et sa surface en un globe dont il connait les détails comme les lignes de sa main. Au prix d’un rétrécissement et d’une aliénation. En employant les nombres, les symboles et les modèles, l’esprit humain a réduit les distances physiques terrestres à l’échelle du corps humain, de ses sens et de son entendement. Avant même que la vitesse des chemins de fer, des bateaux à vapeur et des avions abolissent la distance et rétrécissent l’espace. Pour l’arpenter et la mesurer l’homme a dû mettre une distance physique entre la Terre et lui et s’aliéner de son milieu terrestre immédiat.

La Réforme a aussi provoqué une aliénation semblable mais toute différente : l’aliénation du monde.

  • Par la nouvelle morale née de ses efforts pour restaurer le détachement des choses de ce monde de la foi chrétienne. Détachement qui, dirigé vers le monde, mais sans souci ni jouissance de lui mais avec, au contraire, pour motivation profonde le souci du moi, démontra sa puissance d’action comme esprit du capitalisme.
  • Mais aussi par l’expropriation du paysannat, conséquence imprévue de celle de l’Église, qui créa à la fois l’accumulation originelle de la richesse et la possibilité de la transformer en capital au moyen du travail.

Ce processus de libération de l’énergie de la force de travail est le processus vital de la société. Processus qui ne peut continuer qu’à condition de ne laisser intervenir ni durabilité ni stabilité de ce monde et d’y réintroduire de plus en plus vite toutes les choses de ce monde, tous les produits du processus de production. Le processus d’accumulation de la richesse n’est donc possible que si l’homme sacrifie son monde et son appartenance au monde. Il reste ainsi lié au principe qui lui a donné naissance : l’aliénation du monde.

Le premier stade de cette aliénation se signala par la misère imposée à un nombre croissant de travailleurs pauvres privés, par l’expropriation, de la double protection de la famille et de la propriété, c’est-à-dire de la possession d’une parcelle privée du monde qui, jusqu’à l’époque moderne, avait abrité le processus vital individuel et l’activité de travail soumise à ses nécessités.

On atteignit le deuxième stade lorsque la société remplaça la famille comme sujet du nouveau processus vital. La classe sociale assura à ses membres la protection que la famille procurait autrefois et la solidarité sociale se substitua fort efficacement à l’ancienne solidarité naturelle qui régissait la cellule familiale. La société s’identifia à une propriété concrète encore que collective : le territoire de la nation qui jusqu’à son déclin au XXe siècle remplaça pour toutes les classes le foyer, propriété individuelle dont on avait privé les pauvres.

En 1958, lorsque Arendt publie Condition de l’homme moderne, elle note ce qui signale le début du dernier stade de cette aliénation : déclin du système des États-nations européens ; rétrécissement économique et géographique de la planète, prospérité ou dépression devenant des phénomènes mondiaux ; transformation de l’humanité en une entité réelle dont les membres d’une partie à l’autre du globe peuvent se rencontrer en moins de temps qu’il n’en fallait aux membres d’une nation il y a une génération. De même que la famille et sa propriété furent remplacées par la classe sociale et le territoire national, l’humanité commence à se substituer aux sociétés nationales, la Terre aux territoires limités des États.

Mais, avertit Arendt, le processus d’aliénation du monde déclenché par l’expropriation et caractérisé par un progrès toujours croissant de la richesse, risque de prendre des proportions encore plus radicales si on le laisse obéir à ses propres lois. Car les hommes ne peuvent pas devenir citoyens du monde comme ils sont citoyens de leur pays et les hommes ne peuvent pas posséder la propriété collective comme la famille la propriété individuelle.

L’éclipse d’un monde commun si cruciale dans la formation de l’homme solitaire des sociétés de masse  et si dangereuse avec le développement de la mentalité détachée du monde des mouvements idéologiques de masse modernes, a commencé avec la perte de cette parcelle du monde que l’homme possédait en privé.

Arendt fait de l’aliénation du monde la caractéristique de base de l’époque moderne. Elle lui consacre, sous ce titre, le début de l’analyse historiale et existentiale de l’âge moderne qu’elle mène dans le dernier chapitre de Condition de l’homme moderne.

Mais c’est surtout à l’aliénation de la Terre, la prise de distance puis la perte de rapport avec la Terre, qu’elle consacre l’essentiel des développements qui suivent ce début. C’est que si l’époque moderne est celle de l’aliénation du monde, elle ne peut qu’aboutir à l’aliénation de la Terre.

Aliénation de la Terre dont Arendt s’inquiète dès le prologue de Condition de l’homme moderne en débutant son livre par «  En 1957, un objet terrestre, fait de main d’homme, fut lancé dans l’univers ». S’intéressant surtout aux réactions que suscita ce lancement avec « le soulagement de voir accompli premier pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre ».

Premier des trois évènements qui ne constituent pas le monde moderne, né politiquement avec la bombe atomique, ni « l’époque nouvelle et inconnue » dont Arendt aperçoit, en 1958, l’avènement mais qui indiquent les éléments qui rendent cet avènement problématique sinon contradictoire.

  • Le lancement de satellites autour de la Terre qui fut donc vécu comme le premier pas vers l’évasion « hors de la prison terrestre », signe d’une récusation de la condition terrestre consécutive à l’altération de la condition d’appartenance au monde. Désir d’échapper à cette condition qui se manifeste aussi dans les essais de création en éprouvette, et dans l’espoir de prolonger la durée de l’existence humaine au-delà de la limite des cent ans jusqu’alors admise.
  • Le développement d’une logique discursive de la science et de la théorie presque entièrement coupée de l’ordre de l’expérience commune et de « l’expression normale dans le langage et la pensée », véritable manifestation d’une crise politique des sciences dès lors que, se mouvant « dans un monde où le langage a perdu son pouvoir », les sciences s’aliènent le monde dont elles sont censées être l’expression.
  • L’avènement, enfin, de l’automatisation qui pourrait « libérer l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, de l’asservissement à la nécessité », extrayant l’homme du cycle vital qui le retient prisonnier.

L’époque nouvelle et inconnue, que voit s’ouvrir Arendt lorsqu’elle publie Condition de l’homme moderne, doit assumer la double aliénation du monde et de la Terre accomplie à l’époque moderne. Assumer aussi une humanité aliénée qui a fui le monde pour le moi et la Terre pour l’univers. Assumer aussi un processus d’inconditionnement radical développé sur les trois registres de condition et d’activité dégagés par Condition de l’homme moderne : à l’égard de la condition vitale (de la zôe), à l’égard de la condition mondaine (de la poéisis), à l’égard de la condition plurielle (de la praxis).

Avec un triple mouvement d’absorption, d’assimilation et de contamination entre les trois modalités de la vita activa :

  • absorption de l’œuvre dans le travail ;
  • assimilation de l’action à l’œuvre ;
  •  contamination de l’œuvre par l’action.

Le trait distinctif de la société de consommation à laquelle aboutit la société des travailleurs est qu’en transformant l’œuvre en travail, elle a transformé les œuvres — les objets d’usage autant que les créations culturelles humaines vouées à la gloire et à la contemplation — en produits de consommation, en les intégrant dans le cycle de la nécessité vitale. L’absorption de toute activité dans celle, vitale, du travail érige la consommation en ultime enjeu de toute production, et l’abondance (le profit) en seul critère d’évaluation des activités. Avec deux conséquences.

Premièrement, la disparition du quasi-domaine public que pouvait constituer le marché, lieu où le produit de l’œuvre se donnait à voir et faisait l’objet d’un échange. Disparition traduite dans un double phénomène. Rendue vaine, la réification par laquelle l’œuvre instaure un monde d’objet se trouve absorbée dans la consommation quand, dans le même temps, rendue inutile, l’institution d’un espace public par laquelle l’action instaure un monde commun, se trouve supplantée par la conservation de l’espèce.

Mais cette absorption signifie également, deuxièmement, un enfermement dans le corps, corps producteur et consommateur autant que corps géniteur. L’hypostase du travail accomplit alors la fuite hors du monde pour le « moi », qui n’est que le nom d’une expérience strictement privée et privative de la jouissance consommatoire. Le moi auquel le travail et la consommation nous renvoient est le contraire du qui révélé dans l’action. Si le qui est la manifestation plénière d’une singularité strictement adéquate aux paroles et actions visibles dont il est l’agent, le moi est, au contraire, comme un trou noir qui absorbe toute lumière en une insondable et incommunicable obscurité rétive à toute publicité et à tout monde commun.

Jamais le travail ne donne naissance à un monde, il ne peut que reconduire les conditions de la vie. Jamais la consommation ne donne naissance à une expérience de l’expérience commune du monde. Avec l’activité du travail, la vie s’oppose au monde de l’œuvre comme le corps privé, séparé, de la jouissance reproductive s’oppose au monde d’une pluralité agissante. « La seule activité qui corresponde strictement, écrit, Arendt, à l’expérience d’absence-du-monde ou plutôt à la perte du monde que provoque la douleur, est l’activité du travail dans laquelle le corps humain, malgré son activité, est également rejeté sur soi, se concentre sur le fait de son existence et reste prisonnier de son métabolisme avec la nature sans jamais le transcender, sans jamais se délivrer de la récurrence cyclique de son propre fonctionnement[1]. »

Cette première figure de l’aliénation du monde propre à la société de l’animal laborans privé de domaine politique proprement dit est radicale puisqu’en un jeu de conditionnements transitifs elle entraîne les autres formes d’aliénation avec elle. Quand le travail absorbe l’œuvre, l’œuvre se substitue à l’action. Mais quand l’œuvre se substitue à l’action, elle se laisse contaminer par cette dernière.

La substitution du faire à l’agir n’est pas un trait caractéristique de la société moderne, mais une disposition historiale de la compréhension de l’action. Historiquement, hors de l’action révolutionnaire moderne, l’action proprement dite n’a été le mode d’existence effectif et durablement institué que de la cité (polis) pré-socratique. Elle correspond originellement à une expérience pré-philosophique de la vie politique.

Dans son principe la substitution du schème de la fabrication au principe de l’action est, depuis Platon,  la réponse philosophico-politique à :

  • d’une part à la triple frustration que l’action induit par ses résultats imprévisibles, son processus irréversible et l’anonymat de son auteur,
  • et d’autre part, à la triple dépossession qui la caractérise, puisque ses conséquences échappent à l’agent (ce qui engage douloureusement sa responsabilité), que le mouvement inauguré est irrémédiable (ce qui exige jugement, prudence et virtù de la part de l’agent), et qu’elle est sans auteur assigné (ce qui la livre tout entière à la pluralité).

Une problématique de l’achèvement, propre à l’œuvre, est ainsi introduite en politique, pensée selon cinq traits :

  • transformer la pluralité quelconque — l’incommensurable ensemble des singularités plurielles — en un corps unique, œuvre d’un pouvoir conforme à un projet ;
  • supprimer l’espace inter homines en œuvrant à une incorporation de la société ;
  • définir le rapport politique comme rapport de domination d’une instance gouvernante sur des gouvernés ;
  • introduire la violence comme modalité du rapport humain, moyen de façonner le matériau humain selon un plan à exécuter ;
  • et donc, en réalité, à instrumentaliser l’agir politique selon les catégories des moyens et de la fin.

Élevant ainsi une expérience de domination, strictement privée, en paradigme du rapport politique.

Deux aspects différents mais liés caractérisent l’époque moderne :

  • D’une part, la détermination purement instrumentale de la raison, entièrement soumise aux catégories des moyens et de la fin définies en boucle selon un cercle pragmatique : la fin définit les moyens nécessaires à son effectuation ; les moyens effectifs déterminent le caractère pragmatiquement rationnel des fins poursuivies.
  • D’autre part, l’instrumentalisation de la violence prise elle-même dans ce cercle sans fin, instrumentalisation illimitée devenue insensée dans l’inversion des moyens et de la fin, comme l’illustre la logique de la domination totale. Cette dernière est en effet une application exacte du schème de la fabrication : prise dans le cercle de l’autojustification, elle induit l’instrumentalisation illimitée de la violence du pouvoir, qui n’a pas en soi d’autre fin que lui-même et peut alors se déployer en « un mouvement constamment en mouvement ».

Arendt peut ainsi écrire que « notre génération est peut-être la première à bien voir les conséquences meurtrières d’une ligne de pensée qui force à admettre que tous les moyens, pourvu qu’ils soient efficaces, sont bons et justifiés à poursuivre ce qu’on aura défini comme fin[2] ».

Notre génération, c’est-à-dire celle qui fit la double expérience de l’illimitation de la violence, dans l’épreuve de la domination totale et dans l’explosion de la bombe atomique. Or, ces deux phénomènes, loin d’être des accidents dans l’histoire de l’humanité, sont au contraire deux des épreuves distinctives de l’époque moderne, vouée, semble-t-il, à cette instrumentalisation illimitée qui signe le règne de l’insensé dans les rapports des hommes entre eux et dans celui des hommes à la nature.

Car face à l’instrumentalisation illimitée, la seule question qui subsiste est non pas celle de l’utilité (à quoi cela sert-il ?) qui appartient en propre au registre de l’œuvre, mais la question du sens qui ne peut s’élever, elle, que dans le domaine de l’agir humain, question propre au registre de l’action (quel est le sens de ce que nous faisons ?) et qui commande, comme l’écrit Arendt dans le prologue, toute l’interrogation de Condition de l’homme moderne.

La démesure de l’entreprise de domination totalitaire manifeste la façon dont l’action politique est reprise et comme absorbée — et donc annulée — dans un schème technopoiètique de production de la société.

L’aliénation technologique du monde ou l’acosmisme de l’époque peut se comprendre comme l’effet d’une contamination des procédures technoscientifiques par les caractères de l’action humaine, qui procède de manière inverse, pourrait-on dire, à la substitution des procédures technopoiètiques de l’œuvre aux caractères de l’action.

Les traits (imprévisibilité, irréversibilité, anonymat) qu’une conception technopoiètique du politique tente, d’un côté, d’exclure du domaine des affaires humaines et du rapport des hommes entre eux, pour les rendre entièrement maîtrisables, se trouvent, d’un autre côté, importés dans le domaine des sciences naturelles, dans le rapport des hommes à la nature, par les développements de la technologie scientifique. La conséquence est double :

  • d’une part, l’illimitation  propre à l’action envahit le domaine des artefacts humains, menaçant de détruire définitivement non seulement le monde mais la planète ;
  • d’autre part, l’idée de l’action humaine a, dans le contexte époqual du monde moderne, perdu toute signification et, semble-t-il, toute consistance politique, condamnant définitivement le domaine des affaires humaines à se soumettre à la démesure de la logique technopoiètique contaminée par l’amétron[3] de toute praxis.

Que deviennent, en effet, si l’on doit maintenant parler de « l’action technique sur la nature », ces propriétés de l’action : qu’elle seule « met les hommes directement en relation les uns avec les autres sans l’intermédiaire de la matière [4]» ; qu’elle seule manifeste en sa singularité qui est l’agent de ses actes ?

La contamination des procédures technoscientifiques par les caractères de l’action présente un double aspect[5].

Le premier est résumé dans le concept de processus qui vient maintenant désigner la poièsis contaminée par l’imprévisibilité et l’irréversibilité de l’action. Alors que dans la fabrication, la force déclenchée s’épuise dans le produit, dans l’action, cette force se démultiplie à mesure des rapports imprévus qu’elle tisse, et sa fin est imprévisible. Alors que dans la fabrication ce qui a été fait peut être défait et refait, ce qu’a fait l’action est  irréversible, ne peut être ni corrigé ni annulé. En agissant sur la nature, l’homme moderne déclenche dans la nature des processus qui lui échappent, dont les conséquences sont imprévisibles et dont l’issue est irréversible. Alors que la politique technopoiètique, tentant de circonvenir l’imprévisibilité et l’irréversibilité amétriques de l’action, finit par substituer la démesure de sa logique infernale à l’amétron de la praxis, la technoscience succombe, elle, à l’illimitation constitutive de l’agir humain qu’elle convertit en une démesure technopoiètique — justifiée par une religion du progrès. Pourtant, la démesure technoscientifique pose dans le domaine du progrès scientifique la question de l’irréparable que la domination totalitaire a soulevé, elle, dans le domaine des affaires humaines.

L’importation des caractères processuels propres à l’action dans les procédures technoscientifiques change en effet totalement, tel est le second aspect, le sens de l’œuvre et le rapport au monde qu’il induit. Alors que l’œuvrer consistait traditionnellement à constituer par l’artifice humain le monde humain qui se surajoutait à la nature, l’action technoscientifique déclenche au sein de la nature, et importe dans le monde humain, des processus que la nature elle-même ne connaît pas. La nature tout entière est transformée en un laboratoire où s’expérimentent des transformations de la nature humaine[6], des transformations de la matière[7] ou du vivant[8]. C’est un refus de la « donne » initiale, un refus de l’irréductible contingence des conditions humaines, que traduit cette quête démesurée.

Mais parce que les processus de production, de contrôle ou d’artificialisation des conditions humaines fondamentales — natalité et mortalité, appartenance-au-monde, pluralité et donc ancrage terrestre — sont voués à la démesure de l’imprévisibilité et de l’irréversibilité, l’humanité moderne n’échappera pas à ses conditions en les maîtrisant mais, au contraire, en s’inconditionnant.

La démesure de la puissance technoscientifique est celle d’une inconditionnalité radicale. Elle donne l’image d’une humanité qui se livre à l’inconnu de sa propre puissance rendant possible, sinon prévisible, une altération irrémédiable des conditions pour lesquelles elle est dite humaine : contingence de la naissance et de la mort, habitation terrestre, pluralité irréductible des êtres, etc., donnant à l’aliénation du monde son prolongement logique dans une aliénation de l’humain.

La démesure de l’action technoscientifique résultant de la contamination de la poièsis par les traits de la praxis est peut-être à comprendre comme cette tentation de l’inconditionnel et de l’inconditionné : moins une fureur ou une folie que l’effet d’une émancipation prise dans une spirale infinie et vraisemblablement destructrice. Mais il y a là comme une illusion transcendantale de la démesure acosmique : car cette aliénation radicale est encore une expression de ce que Arendt a nommé natalité : pouvoir de commencer, d’inaugurer du nouveau, pouvoir de naître à soi-même et au monde et pouvoir de donner naissance à un monde, bref, pouvoir d’agir.

Il reste à savoir si une humanité déprise d’elle-même parce que prise dans la spirale de l’inconditionné est encore en mesure d’instituer un monde commun.

Telle est, semble-t-il, la question proprement politique que pose la contamination de l’activité technoscientifique par les traits propres à l’action, qui caractérise « notre époque ».

Notre époque n’est pas nommée. Est-elle seulement nommable ? Aliénée du monde et de la Terre : l’œuvre absorbée par le travail qui ne donne naissance à aucun monde ; l’action assimilée à l’œuvre et sa violence ; l’œuvre contaminée par l’action et ses traits (irréversibilité, imprévisibilité, anonymat). Avec pour perspectives, après la domination totalitaire, le règne de l’illimitation, la nature transformée en un immense laboratoire, la démesure technoscientifique posant dans le domaine du progrès scientifique la question de l’irréparable que la domination totalitaire a soulevé dans le domaine des affaires humaines.

 

[1] CHM, p. 129

[2] CHM, paragraphe 336

[3] Par ce terme Tassin désigne, à la différence de l’hubris, une incommensurabilité fondamentale de l’agir qui confère à l’action sa démesure existentiale.

[4] CHM, paragraphe 16

[5] Tassin reprends ici des éléments qu’Arendt expose tout au long du dernier chapitre de Condition de l’homme moderne, en particulier, CHM, paragraphes 375 sq.  et 474 sq.

[6] artificialisation du corps humain, expérimentations eugéniques à l’occasion du développement de la fécondation artificielle, sélections chromosomiques des pathologies héréditaires, etc.

[7] nucléaire, énergies de substitution, etc.

[8] en particulier dans les applications du génie génétique, comme le clonage

   L’époque qui ne fait ni époque ni monde (Penser ce que nous faisons 8/8)

 À ce stade de notre réflexion le rapprochement-croisement avec la pensée de Bernard Stiegler s’impose à nouveau, en particulier avec sa vision de « l’époque » contemporaine comme « l’époque de l’absence d’époque »[1]. « Époque » de la disruption réticulaire et automatique, d’une nouvelle forme de barbarie induite par la perte du sentiment d’exister qui ne concerne plus seulement des individus isolés et suicidaires mais la génération de Florian, quinze ans :

Vous ne vous rendez vraiment pas compte de ce qui nous arrive. Quand je parle avec des jeunes de ma génération, ceux qui ont deux ou trois ans de plus ou de moins que moi, ils disent tous la même chose : on n’a plus le rêve de fonder une famille, d’avoir des enfants, un métier, des idéaux comme vous l’aviez quand vous étiez adolescents. Tout ça, c’est fini, parce qu’on est convaincu qu’on est la dernière génération ou une des dernières générations avant la fin. »

Génération d’une extrême démoralisation. Arendt pourrait parler de désolation. Florian ne voit aucun avenir possible dans le devenir pour sa génération et donc l’espèce humaine. Il formule en termes clairs, simples et terrifiants ce que tout le monde pense et refoule sauf certains qui en viennent aux actes : précipiter un avion contre des tours à New York, un camion sur une promenade ou un marché de Noël bondés, tuer des lycéens à Colombine, tuer des dizaines de jeunes rassemblés sur une ile en Norvège, tuer des dessinateurs, des spectateurs par dizaines à Paris, se faire sauter dans les métros de Madrid, Londres, et en bien d’autres endroits du monde.

Aujourd’hui, en pleine pandémie, dans la lignée de ce qu’écrivait en 2016 Stiegler – lorsqu’il publiait La disruption, comment ne pas devenir fou ? – l’accumulation de calamités qui accablent les femmes et les hommes depuis le début du XXIe siècle, combinée à l’exténuation de toute forme de volonté, donne à chacun de nous toutes raisons de croire que le monde court à sa perte, et ce, à très brève échéance.

Comment est-il possible au moment où chacun sait que l’humanité et la vie en général sont menacées par la folie qui gouverne le monde actuel avec la bêtise systémique, que personne ne paraisse être en mesure de créer les conditions d’une bifurcation radicale ?

 Cela passe, selon Stiegler, par la prise en compte de la radicalité de la disruption, proposée par ceux qui s’appellent eux-mêmes les nouveaux barbares, du point de vue d’une nouvelle puissance publique telle qu’elle permette de faire époque à nouveau.

Stiegler rappelle dans La Disruption qu’il a tenté, dès son premier livre La technique et le temps, de penser ce qu’est une époque à travers ce que les philosophes appellent l’épokhè. Ce mot grec désigne à la fois « une période temps, une ère, une époque » et ce qui constitue un « arrêt », une « interruption », une « suspension du jugement », un « état de doute ».

L’épokhè, devenu un terme du vocabulaire philosophique avec les Stoïciens et les Sceptiques, fut réactivé et mis au cœur de la phénoménologie par Edmund Husserl au début du XXe siècle.

Stiegler, après tout un cheminement philosophique, pose que l’épokhè, telle qu’elle est à l’origine d’une conversion du regard, d’un changement de la façon de penser, résulte toujours du bouleversement issu d’un changement de système technique[2]

Un changement de système technique engendre toujours d’abord un désajustement entre lui les systèmes sociaux qui étaient ajustés au système précédent et formaient, en cela, une époque, mais où, comme système technique, il s’oubliait, disparaissant dans la quotidienneté comme l’eau échappe aux yeux du poisson en étant son « élément ».

 Pour faire époque, un changement de système technique doit s’accompagner de l’émergence de nouvelles formes de pensée, se traduire par des courants religieux, scientifiques et politiques, des mœurs et des styles, de nouvelles institutions et organisations sociales, de changements dans l’éducation, le droit, dans les formes du pouvoir et dans les fondements mêmes des savoirs : savoirs conceptuels, savoir-faire, savoir-vivre

Cette épokhè des savoirs comme formes de vie et de pensée ne se produit que dans un second temps.

Ce second temps est, par exemple, tout à fait visible dans l’analyse historiale et existentiale de l’époque moderne menée par Hannah Arendt dans le dernier chapitre de Condition de l’homme moderne.

Le changement politique de monde, qu’Arendt fait remonter aux explosions atomiques, puisqu’avec la double expérience de la domination totale et de l’anéantissement nucléaire nous sommes entrés dans un monde acosmique n’ayant plus le souci de sa survie, n’a pas été accompagné de la formation d’une nouvelle époque. Le fait nucléaire, malgré les travaux de penseurs comme, par exemple, Karl Jaspers et Gunther Anders, n’a pas entrainé de véritables changements dans les formes de vie et de pensée, malgré les trois accidents majeurs du nucléaire civil : Three Miles Island (1979, États-Unis), Tchernobyl (1986, URSS) et Fukushima (2011, Japon).  

Deux raisons peuvent être avancées pour expliquer cette impossibilité à faire époque :

  • la double aliénation du monde et de la Terre accomplie par l’époque moderne. La seconde, à travers le changement climatique et la réduction de la biodiversité, est, après de nombreuses années de déni face aux alertes, est enfin devenu un fait politique majeur. La première est toujours ignorée. La pandémie COVID 19 nous permettra-t-elle de réaliser que le monde commun, condition et horizon du politique, qui nous sépare et nous relie, à travers ses objets, ses institutions, ses techniques, ses organisations, nous est devenu toxique au point d’avoir à le quitter pour le domaine privé ou à nous en protéger par les bien nommés « gestes barrière ».
  • la seconde est la nature de la technique autour de laquelle s’est finalisé, depuis 1993, le nouveau système technique. Non le nucléaire, mais le numérique, à travers les progrès gigantesques de l’informatique et des télécommunications, progrès aussi bien matériels que logiciels. Et là, le travail mené par Bernard Stiegler depuis son premier livre est incontournable.
 

[1] Voir notre cours de 2019, intitulé « Où en sommes-nous, où atterrir ? ». Recueil 2018-2019 de la troisième saison de La condition humaine à l’époque numérique, p. 31-37.

[2] Stiegler reprend à son compte le concept de système technique défini par  Bertrand Gilles « comme ensemble de relations d’interdépendance fonctionnelle entre objets techniques, relations métastabilisées autour d’une technique dominante sur une aire géographique de diffusion, et au cours d’une durée déterminée – toute société se formant à travers une façon  d’adopter et d’entretenir un tel système technique. » (Technologiques, 41).

Depuis 1993 un système technique planétaire se met en place. Basé sur la rétention tertiaire numérique, il constitue l’infrastructure d’une société automatique à venir. Société dont on nous dit que le destin se confondrait avec la dynamique engendrée par l’économie des mégadonnées ou données massives (big data).

Telle était l’analyse de Bernard Stiegler en 2015 dans La société automatique, prolongée depuis dans La disruption et Qu’appelle-t-on panser ?

À un moment, fin mai 2020, où la pandémie COVID 19 permet la première apparition dans l’espace public, dans un contexte de très forte polémique et propagande médiatiques, de l’utilisation de l’analyse des mégadonnées dans le secteur le plus profitable du marché, celui des médicaments, avec l’étude de 100 000 dossiers (patients ?) publiée dans la revue The Lancet, en vue d’éliminer un médicament très ancien – aux bénéfices et risques connus et ne rapportant presque plus rien – pour le remplacer par une nouvelle molécule – très chère et aux effets indésirables encore inconnus – il est important de comprendre la nature précise du système technique numérique et pourquoi il n’a pas permis et ne permet toujours pas de faire époque. 

Système technique permis par la double aliénation (du monde et de la Terre) du monde moderne, analysée par Hannah Arendt, et la renforçant.

Pour comprendre ce nouveau système technique il nous faut auparavant :

  • appréhender les concepts d’attention, de rétention et de protention ;
  • avoir une vision globale de l’évolution de la rétention la plus importante dans le processus d’hominisation : la rétention tertiaire.

Avant de revenir plus précisément sur sa nature et ses effets : destruction de l’attention, protention automatique et disruption.

Je renvoi à la note de fin de page pour la présentation de l’ensemble de des trois concepts : attention, rétention et protention. J’en extrairai les éléments appropriès à chaque stade du développement du texte qui suit.

L'attention, la rétention et la protention forment la vie de la conscience. Les rétentions sont ce qui est retenu ou recueilli par la conscience. Ce terme est emprunté à Edmund Husserl, mais les rétentions tertiaires sont propres à la philosophie de Bernard Stiegler.

Rétentions primaires. Elles sont ce qui arrive au temps de la conscience, ce que la conscience retient dans le « maintenant qui passe », dans le flux perceptif qui soutient la conscience. Par exemple, la rétention primaire est la présence de la note tout juste passée dans une mélodie, qui a pour conséquence que le « mi » actuel n’est pas le même selon qu’il est précédé d’un « ré » ou d’un « fa ».

Rétentions secondaires. Les rétentions secondaires sont d’anciennes rétentions primaires  devenues des souvenirs. Elles appartiennent à la mémoire imaginative, et  non plus à la rétention-perception, sur laquelle elles ont cependant un impact. Les rétentions primaires sont en effet des sélections, car le flux de conscience que vous êtes ne peut pas tout retenir : ce que vous retenez est ce que vous êtes, mais ce que vous retenez dépend de ce que vous avez retenu.

Rétentions tertiaires. Elles sont le propre de l’espèce humaine. Ce sont les sédimentations hypomnésiques qui se sont accumulées au cours des générations en se spatialisant et en se matérialisant dans un monde d’artefacts, de supports de mémoire, c’est-à-dire des hypomnémata. Elles permettent de ce fait un processus d’individuation psycho-socio-technique.

Les rétentions tertiaires surdéterminent les rétentions secondaires qui surdéterminent les rétentions primaires.

À partir de  la fin du Paléolithique supérieur[2] l’humanité apprend à discrétiser et à reproduire selon divers types de traces les flux temporels qui la traversent et qu’elle engendre : images mentales (inscriptions rupestres), discours (écritures), gestes (automatisation de la production), fréquences sonores et lumineuses (technologies analogiques d’enregistrement) et à présent comportements individuels, relations sociales et processus de transindividuation (algorithmes de l’écriture réticulaire). Devenues numériques, ces traces sont aujourd’hui engendrées par des interfaces, capteurs et autres appareils sous forme de nombres binaires constituant les données calculables base de la société automatique.

Quelles que soient sa forme et sa matière, la rétention tertiaire, en tant que retenue artificielle par duplication matérielle et spatiale d’un élément mnésique et temporel, est ce qui modifie, de la façon la plus générale, c’est-à-dire en toute expérience humaine, les rapports entre les rétentions psychiques de la perception, les rétentions primaires, et les rétentions psychiques de la mémoire, les rétentions secondaires.

Aux époques successives de rétentions tertiaires se forment des significations partagées par des individus psychiques, constituant des individus collectifs formant eux-mêmes des sociétés. Ces significations constituent le transindividuel comme ensemble de rétentions secondaires collectives au sein duquel se forment des protentions collectives qui sont les attentes typiques d’une époque.

Notre époque se caractérise par un système technique pratiquement mondialisé, c’est-à-dire fonctionnant sur la planète de façon uniforme. À l’exception de certaines zones désertiques ou très défavorisées, il est possible de faire fonctionner les principaux appareils de n’importe quelle société dans n’importe quelle autre : les infrastructures mondialisées (et mises en orbite pour une partie du système des télécommunications) fournissent énergies, informations, financements, droits d’accès et connexions en tous genres, mais aussi pièces détachées, etc. – en particulier à travers les réseaux électriques, numériques, bancaires, et les interconnexions logistiques maritimes, autoroutières et aériennes qui se déploient partout sur le globe, mettant ainsi en œuvre les accords commerciaux de l’Organisation Mondiale du Commerce[3].

Comment cet accomplissement de la mondialisation par l’extension planétaire du système technique fut-elle effectivement possible ? Quelle efficience nouvelle, autrement dit, fut ainsi mise en œuvre, qui devint capable de désintégrer les systèmes psychosociaux – et, par contrecoup, d’intoxiquer, dérégler ou épuiser les environnements biophysiques ?

La thèse de Stiegler est que ce devenir résulta non seulement d’une planétarisation du système technique qui permit au capitalisme de se financiariser, mais d’une mutation de l’écriture qui affecta en leur cœur les systèmes psychosociaux. Le système technique n’a pu se planétariser que parce que dans le mouvement même de son industrialisation, il est devenu un système mnémotechnique mondialisé.

Depuis l’apparition, au cours des années 1960, de l’informatique de gestion, qui est devenue l’aspect central – mais un aspect seulement – de ce qu’on appelle à présent la numérisation, l’écriture sous toutes ses formes constitue la principale fonction de la technologie industrielle. Cette fonction d’écriture fait que le système fonctionne en intégrant technologiquement et industriellement les fonctions de conception, de promotion, de distribution et de consommation au niveau planétaire.

Le numérique permet d’unifier tous les automatismes, technologiques mécaniques, électromécaniques, photo-électriques, électroniques, etc., en implantant du producteur au consommateur des capteurs et des actionneurs et les logiciels afférents par l’intermédiaire du produit. Les systèmes de conception assistée par ordinateur simulent et prototypent en images de synthèse et par impressions 3D sur la base d’automatismes cognitifs. Les robots sont commandés par des logiciels qui traitent des pièces détachées taguées par la technologie RFID.  La conception intègre la production participative comme le marketing est fondé sur les technologies de réseau et leurs effets. La logistique et la distribution sont devenues des systèmes de téléguidage à partir de l’identification numérique via l’«Internet des objets»[4].

Parmi les transformations technologiques, certaines provoquent des changements de système technique. C’est le cas avec la technologie numérique.

Et parmi les changements de système technique, certains provoquent des changements de civilisation : c’est le cas de l’écriture manuscrite et de l’imprimerie, et c’est aussi le cas du système technique numérique.

Mais cette transformation fait, aussi, certainement apparaître une nouvelle forme de vie humaine au sens où en apparurent à l’époque du Paléolithique supérieur puis avec le Néolithique[5]. Une transformation d’une telle ampleur est tellurique au sens où elle bouleverse les fondements de la vie dans tous ses aspects, et pas seulement de la vie des êtres humains. C’est ce que l’on appelle l’Anthropocène.

 

[1] L'attention, la rétention et la protention forment la vie de la conscience. Si l’ordre chronologique est celui de la rétention du passé, de 1’attention au présent et de la protention à venir, l'ordre logique et phénoménologique impose de commencer par le milieu : l'attention, qui ouvre l'une à l'autre rétention et protention.

L'attention est par excellence la modalité de la conscience. Être conscient, c'est être attentif. La vie de l’attention se situe entre les rétentions (la mémoire) et les protentions (le projet, l'attente, le désir) qu'elle lie en étant ouverte à ce qui advient dans le « maintenant » depuis ce qu'elle retient de ce qui est advenu (rétention) et en attente de ce qui est en train d'advenir (protention).

L'attention n'est pas un réflexe. L'attention se forme et forme. La formation de l'attention est toujours à la fois psychique et sociale, car l'attention est à la fois attention psychologique, perceptive ou cognitive (être attentif, vigilant, concentré) et attention sociale, pratique ou éthique (faire attention, prendre soin). L'attention qui est la faculté psychique de se concentrer sur un objet, de se donner un objet, est aussi la faculté sociale de prendre soin de cet objet.

Il existe des techniques de captation de l'attention dont le but est de former l'attention (ainsi du livre), d'autres dont le but est de la capturer et de la canaliser, ce qui conduit à la déformer, l'épuiser et la détruire. L'attention fait aujourd'hui l'objet d'une exploitation industrielle où la matière première valorisée et la ressource rare est devenue la capacité d'attention des consommateurs. Toujours plus, et par tous les moyens, l'industrie publicitaire tente de capter notre attention, et personne n'échappe à cette saturation cognitive et affective. Il est désormais prouvé que l'usage massif des médias de masse dès le plus jeune âge conduit à un trouble du déficit de l’attention. Le cerveau nourri au zapping perd l'attention un peu comme celui qui mange devant la télévision perd le goût de ce qu'il mange et parfois perd l'appétit, parfois devient boulimique.

Les rétentions sont ce qui est retenu ou recueilli par la conscience. Ce terme est emprunté à Edmund Husserl, mais les rétentions tertiaires sont propres à la philosophie de Bernard Stiegler.

Rétentions primaires. Elles sont ce qui arrive au temps de la conscience, ce que la conscience retient dans le « maintenant qui passe », dans le flux perceptif qui soutient la conscience. Par exemple, la rétention primaire est la présence de la note tout juste passée dans une mélodie, qui a pour conséquence que le « mi » actuel n’est pas le même selon qu’il est précédé d’un « ré » ou d’un « fa ».

Rétentions secondaires. Les rétentions secondaires sont d’anciennes rétentions primaires  devenues des souvenirs. Elles appartiennent à la mémoire imaginative, et  non plus à la rétention-perception, sur laquelle elles ont cependant un impact. Les rétentions primaires sont en effet des sélections, car le flux de conscience que vous êtes ne peut pas tout retenir : ce que vous retenez est ce que vous êtes, mais ce que vous retenez dépend de ce que vous avez retenu.

Rétentions tertiaires. Elles sont le propre de l’espèce humaine. Ce sont les sédimentations hypomnésiques qui se sont accumulées au cours des générations en se spatialisant et en se matérialisant dans un monde d’artefacts, de supports de mémoire. Elles permettent de ce fait un processus d’individuation psycho-socio-technique.

Les rétentions tertiaires surdéterminent les rétentions secondaires qui surdéterminent les rétentions primaires.

La protention est le temps du désir ou le temps de la question, qui suppose le temps de l'attention et le temps des rétentions (tertiaires). Elle  est le désir (et l'attente) de l'avenir, ce qui dans le devenir constitue la possibilité de l'avenir, étant entendu que le devenir peut n'engager aucun avenir. Pour que l'avenir prenne consistance, il faut au minimum échapper au court-termisme qui gouverne notre monde. La finance, qui est originellement le temps du crédit, soit donc l'organisation de protentions, accompagne aujourd'hui une économie consumériste qui détruit la possibilité même de se projeter dans l'avenir. C'est là tout le paradoxe. (D’après Victor Petit, Vocabulaire d’Ars Industrialis in Pharmacologie du Front National, Bernard Stiegler, Flammarion, 2013, p. 380-382).

[2] Entre -45 000 et -30 000 ans. Période de la Préhistoire caractérisée par l’arrivée de l’Homme anatomiquement moderne en Europe, le développement de certaines techniques  et l'explosion de l'art préhistorique.

[3] Technologiques, La pharmacie de Bernard Stiegler, sous la direction de Benoît Dillet et Alain Jugnon, Editions nouvelles Cecile Defaut, 2013, p.41-42.

[4] L'Internet des objets  représente l'extension d'Internet à des choses et à des lieux du monde physique. Il représente les échanges d'informations et de données provenant de dispositifs présents dans le monde réel vers le réseau Internet. Troisième évolution de l'Internet, baptisée Web 3.0.

[5] Le Néolithique est une période de la Préhistoire marquée par de profondes mutations techniques, économiques et sociales, liées à l’adoption par les groupes humains d’un modèle de subsistance fondé sur l’agriculture et l’élevage, et impliquant le plus souvent une sédentarisation. Les principales innovations techniques sont la généralisation de l'outillage en pierre polie, la poterie, ainsi que le développement de l'architecture. Dans certaines régions, ces mutations sont telles que certains auteurs considèrent le Néolithique comme le début de la Protohistoire. (Wikipedia)

Au cours des dix dernières années, la rétention tertiaire numérique a apporté un pouvoir sans précédent d’intégration des automatismes autant que de désintégration des individus (psychiques et collectifs).  Elle a transformé en profondeur l’organisation de la consommation en exploitant l’effet de réseau et le calcul intensif sur les mégadonnées (big data). Cette réticulation  (mise en réseau) s’inscrit beaucoup plus en profondeur avec l’Internet des objets. Elle constitue l’infrastructure des villes intelligentes (smart cities) qui se banaliseront. Mais surtout, au cours des dix prochaines années, ce pouvoir d’intégration numérique va aboutir à une généralisation de la robotisation dans tous les secteurs économiques.

L’automatisation intégrale et généralisée remet en cause le droit et le devoir de travailler, sous la forme, prise depuis le XXe siècle, de l’emploi, du salariat et du pouvoir d’achat garantissant la pérennité du système de production fondé sur le modèle taylorien.

La performativité[1] des automatismes algorithmiques conduit à une destruction des circuits de transindividuation formés par le concert des individus psychiques. Elle aboutit à la liquidation de ce que Simondon décrivait comme des processus fondés sur ce qu’il appelle la disparation. En physiologie de la perception optique, la disparation désigne la différence entre les images rétiniennes de chaque œil, cette différence entre deux sources bidimensionnelles formant une troisième dimension par où l’organe de la vision perçoit le relief. Cette mise en relief est essentielle aux processus d’individuation collective, et plus généralement à la formation du transindividuel.

Toutes les choses que les automatismes nous dispensent de faire et qu’ils nous désapprennent sont autant d’occasions perdues de venir à notre propre rencontre tout en venant à la rencontre du monde. Il en résulte le sentiment d’une insipidité de l’existence sans nom ni précédent[2].

La disruption est ce qui va plus vite que toute volonté, individuelle aussi bien que collective, des consommateurs aux « dirigeants », politiques aussi bien qu'économiques ». Comme elle prend de vitesse les individus à travers les doubles numériques ou profils à partir desquels elle satisfait des « désirs » qui n'ont jamais été exprimés, et qui sont en réalité des substituts grégaires privant les individus de leur propre existence en précédant toujours leurs volontés, que, du même coup, elle vide de sens, tout en nourrissant les modèles d'affaires de la data economy, la disruption prend de vitesse les organisations sociales, qui ne parviennent à l'appré­hender que lorsqu'elle est déjà devenue du passé : toujours trop tard.

Dans la disruption, la volonté, d'où qu'elle vienne, est par avance obsolète : elle y arrive toujours trop tard. C'est un stade extrême de la rationalisation qui est ainsi atteint, formant un seuil, c'est-à-dire une limite au-delà de laquelle est l'inconnu : il détruit la raison non seulement au sens où les savoirs rationnels s'en trouvent éliminés par la prolétarisation, mais au sens où les individus et les groupes, perdant la possibilité même d'exister (car on n'existe qu'en exprimant sa volonté), perdant ainsi toute raison de vivre, deviennent littéralement fous, et tendent à mépriser la vie – la leur et celle des autres. Il en résulte un risque d'explosion sociale mondiale précipitant l'humanité dans une barbarie sans nom.

Dons la disruption, que constitue le système technique numérique, le second temps du double redoublement épokhal ne se produit pas : il n'y a pas de transindividuation.

Et il n'apparaît donc aucune nouvelle forme de pensée se traduisant en nouvelles organisations, en nouvelles institutions, en nouveaux comportements, etc. – par lesquels se constituerait une époque à proprement parler.

Les comportements comme façons de vivre sont remplacés par des automatismes et des addictions.

Le rapport intergénérationnel et transgénérationnel se défait du même coup : il n'y a plus ni transmission de savoirs, ni protentions de désirs faisant fructifier l'expérience transgénérationnelle – dont les calendarités rituelles, religieuses ou civiles étaient des cadres.

La disruption est l'époque de l'absence d'époque, qui fut annoncée et pressentie non seulement comme « nouvelle forme de barbarie » par Adorno et Horkheimer, mais comme « fin de la philosophie » par Heidegger, avènement des « forces impersonnelles » par Maurice Blanchot, « monstruosité » par Jacques Derrida, et, avant tous ceux-là, comme nihilisme par Nietzsche. Deleuze en ouvrit la question avec Guattari à partir de 1990 comme question des sociétés de contrôle et de la « dividuation » des individus. Simondon n'en vit rien.

Stiegler oublie Arendt, et c’est bien dommage.

 

[1] La performativité est le fait pour un signe linguistique (énoncé, phrase, verbe, etc.) d'être performatif, c'est-à-dire de réaliser lui-même ce qu'il énonce, c'est-à-dire que produire (prononcer, écrire) ce signe produit en même temps l'action qu'il décrit. Par exemple, le simple fait de dire « je promets » constitue une promesse.

[2] Déjà notée par Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958).

   L’époque qui ne fait ni époque ni monde (Penser ce que nous faisons 8/8)

Comme nous l’avons vu, Arendt distingue, dans son analyse « en termes d’histoire » de la vita activa et de l’âge moderne, dernier chapitre de Condition de l’homme moderne, deux formes d’aliénation : l’aliénation par rapport au monde que signe l’hypostase du moi ; l’aliénation par rapport à la Terre que signe l’hypostase de l’univers. Menant à bien la recherche, annoncée dans le prologue, de « l’origine de l’aliénation du monde moderne, de sa double retraite fuyant l’univers pour la Terre et le monde pour le Moi ». À partir des trois évènements qui constituent le seuil de l’époque moderne et en fixent le caractère : 

  • la Réforme ouvre à l’aliénation du monde propre à la société de l’animal laborans,
  • l’exploration du globe résonne en écho de la transformation de l’agir en faire qu’accompagne la substitution d’une domination du monde à son habitation,
  • et avec le télescope commence la contamination de la technoscience par les caractères de l’action.

L’époque moderne nous a conduit au seuil d’une époque encore innommée dont on peut dire, que c’est l’époque d’un monde sans monde, une époque qui ne fait pas monde.

Au vu de l’articulation entre les événements fondateurs de l’époque moderne et les schèmes d’activités qui rendent compte de la double aliénation par rapport au monde et par rapport à la Terre, on peut tenter de cerner la rupture constitutive de l’âge moderne dans son rapport au monde moderne.

La science des Temps modernes a excentré la Terre : ni la Terre ni le soleil ne sont le centre de l’univers, et l’homme ayant abandonné la Terre pour l’univers a perdu sa patrie, sa demeure.

Le « monde  moderne », monde acosmique, né, selon Arendt, avec les explosions atomiques, est celui qui correspond :

  • d’une part à la reconnaissance que les hommes ne sont plus rivés à la Terre — la Terre étant la quintessence des conditions humaines —,
  • et d’autre part à l’acquisition d’une science et d’une puissance technopoiètique qui leur permettent de déclencher des processus non plus naturels mais cosmiques.

La ligne de séparation se situe entre une science qui observe la nature d’un point de vue universel et la domine entièrement, et une science universelle qui importe dans la nature des processus cosmiques au risque de la détruire et de ruiner non seulement l’habitation de l’homme dans la nature, mais la domination de l’homme sur la Terre.

Le monde moderne de l’acosmisme universel est en même temps celui de la toute-puissance du rationnel et celui de son impuissance, parce qu’il est celui de l’irréparable.

La science extraterrestre (universelle et acosmique) est ambivalente :

  • elle est destructrice en raison de l’énorme accroissement de puissance qui « nous rend capables de détruire la vie sur Terre » avant d’être prochainement « capables de détruire la Terre elle-même » ;
  • elle est pouvoir créateur que rien ne semble devoir arrêter puisqu’elle peut aller jusqu’à percer « le grand secret insondable et sacré de la nature, et créer ou recréer le miracle de la vie ». Arendt ajoute : « J’emploie à dessein le mot « créer » pour indiquer que nous sommes en train d’accomplir des choses que tous les âges ont considérées comme la prérogative exclusive de l’action divine. »

Ainsi voit-on l’action, qui concerne d’abord exclusivement le rapport des hommes entre eux, intervenir ensuite sur la nature en raison de sa contamination par les traits de l’œuvre, pour se substituer enfin à la nature au point de se confondre avec la création elle-même, mais selon une poièsis infinie, totalement incontrôlée.

C’est alors que l’action peut accomplir l’aliénation radicale dans sa propre puissance, non plus seulement envers le monde et la Terre, mais envers la vie, et bientôt, peut-être, envers la pluralité et la natalité elles-mêmes.

 

De ce croisement entre Arendt et Stiegler surgit alors la question :
Comment sortir d’une époque ne faisant ni époque ni monde ?

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