Trois questions
Prenant en compte ce que nous apprend la période actuelle, ce que nos lectures et recherches des saisons précédentes nous ont appris, je vous propose d’entamer cette saison un travail autour de trois questions :
- Où en sommes-nous ?
- Où atterrir ?
- Comment bifurquer ?
Au-delà des approches politiques visant, à court ou moyen terme, une hypothétique et toujours repoussée prise du pouvoir – permettant de changer ce monde, de changer de monde –, en deçà des visions catastrophiques conduisant à s’évader du monde – et à, comme dans les années 1950 aux États-Unis, préparer sa survie après la destruction du monde humain –, ce confinement ne nous permet-il pas de réfléchir, seuls et ensemble, à l’époque dans laquelle nous vivons et au monde que nous habitons ?
À nous concentrer donc, non sur la prise du pouvoir et l’installation d’une nouvelle domination, ou, au contraire, la fuite vers le moi protégé et augmenté, mais sur une réflexion philosophique nouvelle et prolongée du politique, du vivre ensemble, de l’agir concerté, de notre rapport à la nature, de ce qu’est devenue une technoscience qui nous demande de nous adapter sans faire aucun effort pour que nous l’adoptions. En résumé à créer un nouveau commencement dans l’activité humaine en réinventant le travail, en redonnant à l’œuvre son rôle de construction d’un monde humain respectant la nature et offrant à tous et chacun l’espace public, à la fois lieu où agir et raison d’être du politique.
Grâce à ces trois questions nous prolongeons et tenterons de faire converger la recherche entreprise en 2015, résumée ci-dessous.
La première carte mentale présente les repères obtenus à partir de l’étude de La société automatique de Bernard Stiegler.
Les deux premiers repères mettent en perspective notre époque et notre monde.
Les deux suivants décrivent le système technique planétaire contemporain et son caractère pharmacologique.
Ils sont suivis de six repères. Les trois premiers pointent les principaux risques et les trois derniers les principales thérapies du pharmakon numérique.
La deuxième carte résume les principaux enseignements de la lecture de La gouvernance par les nombres d’Alain Supiot.
La troisième présente six apports à la recherche de repères pour un monde numérique issus de la lecture de L’évènement Anthropocène de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz.
La quatrième tente de synthétiser ce qu’il y a à retenir de l’étude de Condition de l’homme moderne de Hannah Arendt, pour la recherche de repères pour un monde numérique et, plus largement, pour notre questionnement sur la condition de l’homme numérique.
Des repères aux questions sur la condition humaine (2016)
La numérisation technologique (domination des chiffres) se traduit par la mise en place au niveau planétaire d’un système technique global basé sur le pouvoir d’intégration sans précédent du numérique. Cette technologie, qui amène un changement d’époque au moins équivalent à celui provoqué par l’invention de l’écriture alphabétique, est, comme toutes les techniques, un pharmakon (poison/remède/bouc émissaire). Elle appelle, de façon urgente, une politique traitant les principaux risques qui lui sont associés (robotisation, destruction de l’énergie libidinale, destruction de la temporalité et de la délibération sociales) et apportant les thérapies appropriées (formation de l’attention, utilisation de l’automatisation pour dégager des temps d’intermittence, réinvention du travail).
La numérisation économique (domination des nombres), s’appuie sur l’imaginaire cybernétique et numérique, pour réaliser le vieux rêve occidental de l’harmonie par le calcul et substituer la programmation au commandement. L’emprise de la gouvernance par les nombres, qui succède au vieux rêve commun du capitalisme et du communisme industriels d’étendre à l’ensemble de la société l’organisation scientifique du travail, s’étend à tous les niveaux (individus, entreprises, États, Europe, International). Les impasses auxquelles elle conduit (confusion de la carte et du territoire et remplacement de l’action par la réaction) ont provoqué, dans un monde voulu comme plat par certains et de plus en plus réticulaire, la résurgence d’une structure que l’on croyait disparue avec le féodalisme, l’allégeance, sous la forme de réseaux où chacun compte sur la protection de ceux dont il dépend et sur le dévouement de ceux qui dépendent de lui.
La révolution industrielle du XVIIIe siècle a conduit la Terre à un point de non-retour, l’Anthropocène. Cet évènement politique, qui voit l’activité humaine devenue facteur tellurique, bouscule nos représentations et mobilise, de façon transdisciplinaire, tous nos savoirs. Les risques sont grands de se limiter à une explication historique dominée par les nombres et les courbes, et à une vision systémique et déterrestrée traitant l’humanité comme un acteur global et indifférencié : l’espèce humaine. Il importe de construire des récits politiques de l’Anthropocène prenant en compte une vision différenciée de l’humanité et intégrant les empreintes écologiques et responsabilités très différentes des hommes et communautés humaines. Récits qui intègrent aussi les controverses existant autour des risques, connus depuis le début, de la révolution industrielle. La richesse de l'humanité et sa capacité d'adaptation future viennent de la diversité de ses cultures, qui sont autant d'expérimentations de façons d'habiter dignement la Terre.
Enfin, Hannah Arendt nous a montré, dès 1958, l’importance qu’il y a à reconsidérer la condition humaine du point de vue des expériences et des craintes les plus récentes. À un moment où s’achevait, avec les totalitarismes et l’utilisation de la bombe atomique, l’époque moderne et apparaissait une nouvelle époque, encore inconnue, et dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Arendt nous a légué une méthode, avec ses trois points de vue, distincts et reliés, sur la vie active (travail, œuvre, action) et montré l’exemple avec sa magistrale analyse de l’évolution de l’époque moderne.
Disposant de ces repères et nous inscrivant dans les pas de Hannah Arendt nous avons consacré trois années, trois saisons, à interroger la condition humaine à notre époque à partir de huit questions :
- Avons-nous encore une vie privée ?
- Avons-nous encore un monde commun ?
- Que deviennent l’action politique et l’espace public ?
- Que devient le travail ?
Quatre questions traitées lors de la saison 2016-2017.
- Savons-nous et pouvons-nous débattre des choix économiques ?
- Savons-nous et pouvons-nous débattre des choix scientifiques et techniques ?
- Que devient notre relation avec la Terre et la nature ?
Trois questions traitées lors de la saison 2017-2018.
- L’Art assure-t-il encore la permanence du monde ?
Question traitée lors de la saison 2018-2019. Saison qui vit émerger, à travers l’étude des livres éponymes d’Emmanuel Todd et de Bruno Latour, deux autres questions :
- Où en sommes-nous ?
- Où atterrir ?
La publication par Bernard Stiegler du premier volume de Qu’appelle-t-on panser ?, en écho au livre de Martin Heidegger Qu’appelle-t-on penser ?, orienta la saison 2019-2020 vers la recherche d’éléments pour pænser (penser et panser) notre monde numérique, avec l’étude des livres d’Etienne Tassin (Pour quoi agissons-nous ?), d’Alain Supiot (Homo Juridicus), de Grégoire Chamayou (La société ingouvernable) et de Bernard Stiegler (Qu’appelle-ton panser ? 1. L’immense régression).
Saison qui vit l’évolution de notre monde rattraper nos modestes tentatives de le pænser avec les huit semaines de confinement général, imposées, dans la plus grande panique, pour faire face à la pandémie COVID 19.
Huit semaines, qui me confortèrent dans l’idée que cette recherche était devenue indispensable, ne serait-ce que pour conserver ma santé mentale face à la psychose et la peur.
Avec la douleur de perdre le 5 août 2020 un compagnon de pensée choisi pour traverser la vie.
Avec la conviction qu’il fallait défricher des chemins en traitant simultanément de trois questions :
- Où en sommes-nous ?
- Où atterrir ?
- Comment bifurquer ?
Cette dernière question m’étant inspirée par le dernier livre publié sous la direction de Bernard Stiegler, juste avant sa disparition.
L'association Autour de Hannah Arendt, entre passé et futur a redémarré le 17 septembre 2020 ses travaux.
Prenant en compte ce que nous apprend la période actuelle et ce que nous avons appris de nos lectures et échanges des saisons précédentes le thème de recherche des deux saisons à venir (2020-2022) sera centré autour de trois questions :
- Où en sommes-nous ?
- Où atterrir ?
- Comment bifurquer ?
Les éléments fournis à la discussion seront publiés régulièrement sur ce blog.
Aujourd'hui un des textes soumis à la discussion le 8 octobre 2020.