Deuxième croisement entre Arendt et Stiegler (Penser ce que nous faisons-7)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Deuxième croisement entre Arendt et Stiegler (Penser ce que nous faisons-7)
Deuxième croisement entre Arendt et Stiegler (Penser ce que nous faisons-7)

Revenons au croisement possible et fécond entre les pensées de Hannah Arendt et Bernard Stiegler.

Nous avons établi un premier croisement autour de la notion d’époque dans un précédent article de cette série.

Dans celui-ci c’est autour de la notion de monde, de monde commun, chère à Hannah Arendt que nous tentons un nouveau rapprochement. En partant, cette fois-ci de la pensée de Stiegler pour voir comment celle d’Arendt permet de l’éclairer et réciproquement.

Le plus simple, si j’ose dire en parlant de Stiegler, est de partir de notre travail de recherche de repères pour un monde numérique mené lors de la saison 2015-2016 et du premier des dix repères retenus de la lecture de La société automatique.

Deuxième croisement entre Arendt et Stiegler (Penser ce que nous faisons-7)

L’artificialisation du vivant est le point de départ de l’hominisation. L’hominisation commence avec et comme la technicisation de la vie. Les organes biologiques ne suffisant pas à garantir sa survie, cette nouvelle forme de vie qu’est l’homme doit inventer des organes artificiels qui, en retour, reconfigurent l’organe cérébral.

Dans La disruption Stiegler utilise le concept d’exosomatisation[1]. Le monde humain est fait d’artefacts produits au cours de l’exosomatisation ; un être humain est un être inachevé qui produit des organes artificiels exosomatiques, c’est-à-dire hors de son corps et entre les corps, formant ainsi un corps social. Or, cette exosomatisation ne fonctionne que si elle fait monde – en faisant corps. Faire monde, dit Stiegler, c’est produire des savoirs de cette exosomatisation, qui la rendent nécessaire, vivable, désirable, savoureuse, durable et transformable. Il s’agit de savoir-vivre et de savoir-faire autant que de savoirs « savants », ajoute Stiegler dans un entretien autour de son livre.

Le rapprochement avec ce qu’Arendt appelle monde commun semble aller de soi.

Ce monde n’est pas identique à la Terre ou à la nature, en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale de la vie. Il est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d’homme, ainsi qu’aux relations qui existent entre les habitants de ce monde fait par l’homme. Le monde commun nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres. Il est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie personnelle aussi bien dans le passé que dans l’avenir : il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui nous ont précédés et avec ceux qui viendront après nous. C’est le souci partagé par tous de ce monde commun, vu selon nos différences de localisation et la pluralité des perspectives qui en résulte qui garantit le réel. Le monde commun prend fin lorsqu'on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu'il n'a le droit de se présenter que dans une seule perspective : dans les conditions d’isolement de la tyrannie ou de désolation de la société de masses[2].

C’est ce monde commun qui est à la fois condition et horizon de l’espace public, du politique.

Ce croisement-rapprochement peut être mené plus loin à partir du dernier chapitre de Condition de l’homme moderne et de la lecture qu’en fait Étienne Tassin dans Le trésor perdu.

C’est l’aliénation, comme détachement du monde, selon un mouvement qui va progressivement d’une position de retrait, d’exil de fuite, d’expropriation à une séparation radicale avec le monde commun, objet d’une expérience sensible partagée, objet d’un dialogue selon un langage commun, objet d’un investissement actif dans l’action commune, qui caractérise, selon Arendt, l’époque moderne. Éloignement et distance par rapport au monde, conçu comme condition et horizon de toute existence plurielle, dessinent un devenir étranger au monde et un devenir étranger du monde. Aliénation entendue comme le mouvement qui produit l’acosmisme, non comme un processus de désubjectivation.

Depuis 1993, selon Stiegler, un système technique planétaire basé sur la rétention tertiaire numérique réticulée se met en place. Il constitue l’infrastructure d’une société automatique à venir (R3).

Le numérique permet d’unifier tous les automatismes du concepteur au consommateur en passant par le producteur. Logistique et distribution sont devenues des systèmes de téléguidage à partir de l’identification numérique. Cette complète intégration du système technique par le numérique rend possible l’intégration fonctionnelle des mécanismes biologiques, psychiques et sociaux avec le développement du neuromarketing et de la neuroéconomie (R5).

Les technologies de calcul de corrélation anticipent automatiquement les comportements individuels et collectifs qu’elles provoquent et auto-réalisent en court-circuitant toute délibération. Les sélections rétentionnelles sont prises de vitesse par des rétentions et protentions tertiaires fabriquées sur mesure par les technologies d’établissement de profils et de saisie automatique et par les traitements en temps réel et les effets de réseau associés. Face à la vitesse des rétentions tertiaires numériques (200 millions m/s), l’influx nerveux (50 m/s), ainsi que tout ce qui relève de la délibération politique ou sociale sont pris de vitesse (R7).

Je reviendrai dans un prochain article sur les liens qui peuvent être établis entre la description de la société automatique et de la disruption faite par Stiegler et l’aliénation par rapport à la Terre, différente et dépendant de l’aliénation du monde, caractéristique, selon Arendt, des sciences de l’univers qui ont succédé aux sciences de la nature.

La tension originelle pointée par Arendt entre l’appartenance-au-monde et la capacité à agir des hommes, à la fois condition de l’existence de ce monde et menace pour lui, est de plus en plus perceptible aujourd’hui.

Puisse le caractère pharmacologique du numérique (R3) nous permettre, si nous formons notre attention (R8), si nous savons utiliser les temps d’intermittence libérés par l’automatisation (R9) et si nous réinventons le travail (R10), d’élaborer une thérapie, une politique du numérique, nous évitant de sombrer dans un nouveau totalitarisme (global par l’économie et radical par la technoscience). Sinon des pharmakos, des boucs émissaires seront, sont déjà, désignés par tous les Trump du monde politique.

La bifurcation vers un nouvel attracteur, proposée par Bruno Latour, apparait indispensable. Lui donner un contenu devient la nécessité politique première. Arendt et Stiegler peuvent nous y aider.

 

[1] Nicolas Georgescu-Roegen reprenant Alfred Lotka

[2] Thierry Ternisien d’Ouville, Penser avec Hannah Arendt, Chronique Sociale, p.45 (d’après Condition de l’homme moderne).

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