Entre passé et futur (La crise de la culture)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

Vous trouverez ci-dessous ma traduction de la préface écritepar Jerome Kohn pour la réédition, réalisée pour le centenaire de la naissance d'Arendt, de Between Past and Future, plus connu en France sous le titre d'un de ses huit essais, La crise de la culture.

 

Entre passé et futur (La crise de la culture)

… la disparition indéniable de la  tradition dans le monde moderne n’implique pas du tout un oubli du passé, car la tradition et le passé ne sont pas la même chose, contrairement à ce que voudraient nous faire croire ceux qui croient en la tradition d’un côté, et ceux qui croient au progrès de l’autre…

(La crise de la culture, p. 124) 

I

 

Entre passé et futur[1] est, peut-être, le titre des livres de Hannah Arendt le plus évocateur. Pour beaucoup de lecteurs il évoquera Janus, le dieu romain qui protège l’ordre de l’univers. Il est le dieu des commencements –la première heure de chaque jour, le premier mois (janvier) de chaque année –et aussi le dieu des passages. Son image anthropomorphisée a deux paires d’yeux, l’une regardant vers le passé et l’autre vers le futur.

En voyant simultanément ce que les mortels ne voient pas du tout, Janus relie le passé au futur et le futur au passé. Il inspirait ou, peut-être, reflétait le sens des lettres, Senatus Populusque Romanus, le sénat et le peuple romain. L’autorité (auctoritas) du sénat rendait possible la mise en action du peuple qui immédiatement augmentait le pouvoir de Rome et reliait (religio) en retour les acteurs avec l’évènement sacré de la fondation de Rome. Les légions romaines sortaient du Forum par la porte de Janus afin d’assurer un juste commencement à la guerre et rentraient par sa porte quand la paix, juste fin de la guerre, était gagnée. Ce départ et ce retour par la même porte est une image de la tradition (traditio), l’impératif romain archétypique qui enjoignait aux pères de transmettre à leur fils, d’une génération à la suivante, les mœurs inscrits dans les légendes de la fondation de Rome, leur propre commencement original. Aussi longtemps que Rome prospéra, ce fut son héritage vivant.

Et elle prospéra. Comme première république au monde, et plus tard comme empire considérablement étendu, Rome fut le corps politique le plus pérenne de toute l’histoire occidentale. La pax Romana, de plus, marqua une stabilité sans équivalent dans le monde alors connu, jusqu’à ce que la désintégration prévue et annoncée de l’empire provoque l’effondrement de la puissance romaine, la dévastation, et dans son sillage l’Âge des ténèbres. Mais avant cela, l’inviolabilité de la fondation de Rome plutôt que de ses empereurs explique pourquoi Arendt reconnaissait les citoyens romains, qui comme descendants d’Énée réussirent  à forger, des feux qui consumèrent Troie, une citée  et un bien public (res publica) éternels, comme le plus politique de tous les peuples.  Il est même plus significatif pour Entre passé et futur que la confiance romaine dans la tradition réapparut et resta sans rivale pendant plus d’un millénaire après la fin de l’Age des ténèbres.  À ce moment-là, la tradition était ou devint consciente que ses racines remontaient à Platon et s’étaient développées autour de l’Église catholique romaine,  héritière spirituelle de la puissance de Rome. Dans la plupart des lieux, encouragée par la pensée séculière ou religieuse, la croyance dans la tradition persiste jusqu’à ce jour, plus significativement que SOPQR, mais plus sans rival.

Le thème sous-jacent de chaque essai dans Entre passé et futur est que la grande tradition philosophico-politique occidentale a été rompue, et si définitivement rompue que son autorité ne pourra jamais être restaurée. Ce que cela signifie et aussi ne signifie pas pour Arendt est une question si complexe, avec tant de facettes et si difficile à saisir qu’une introduction à cette nouvelle édition de Penguin, célébrant le centenaire de la naissance d’Arendt, n’a pas d’autre choix que de s’y attaquer. Une façon de commencer pourrait être de considérer que le terme latin traditio, transmettre, n’a pas d’équivalent dans les formes de vie ou le langage de l’Antiquité grecque. Ainsi le terme lui-même a été métamorphosé après que la puissance de Rome a disparu du monde, et les origines de ce qui en fait allait être transmis furent trouvées non dans la fondation de Rome mais dans la philosophie grecque et sa conception totalement différente d’un corps politique. Quand les théologiens et les philosophes virent derrière la justice romaine –les structures légales qui reliaient les citoyens (ius civile) et les nations ((ius gentium) –l’idée de Platon ou la figure de Dieu, le concept de la tradition devint un principe de pensée plutôt que d’action, l’activité dans laquelle il avait d’abord émergé à Rome. Quand les hommes de pensée essaient sérieusement d’appliquer l’idéal transcendent de justice de Platon, dikaiosyne, comme une règle pour les affaires humaines avec l’intention de construire une société parfaitement juste ou efficace dans laquelle chacun s’adapte harmonieusement à tous les autres, tous recevant leur dû, ni plus ni moins, ce n’est pas à l’action politique mais à la philosophie politique qu’une nouvelle vie est donnée. Un corollaire au dépassement de l’action par la pensée est que l’unité de la trinité romaine traditionnelle –tradition-autorité-religion –n’appartient pas à la grande tradition ; c’est un des plus importants fragments du passé retrouvé par Arendt. La première complication dans la compréhension par Arendt d’une tradition rompue est que l’expérience préphilosophique grecque signifiait autant pour elle que l’expérience romaine. L’expérience grecque dont elle trouve la révélation les œuvres de Homère, Sophocle et Thucydide, aucun d’entre eux n’était un philosophe, est celle de la liberté, de n’être attaché par rien et à rien, de commencer des choses tout à fait nouvelles pour lesquelles aucun modèle n’existe, des choses qui ne seraient jamais apparues « naturellement » dans le monde, c’est-à-dire à travers le processus permanent de la nature. Mais quand Aristote, suivant et, d’une manière ou d’une autre,  achevant la pensée de Platon, dit que si la nature avait à construire une maison, elle le ferait comme nous le faisons –montant d’abord les fondations, puis les murs et ensuite le toit –l’implication en est que l’organisation humaine imite les processus naturels et, plus important, que l’action humaine est une sorte d’artisanat, une technique du « faire ».   C’est la conception de l’action comme fabrication qui commença la tradition politique, une conception qui a été développée tout au long des siècles et qui continue d’éclairer ce que nous appelons « la science politique », un terme dérivé par analogie des sciences de la nature. La présomption que les résultats de l’action peuvent être connus à l’avance, comme ceux des processus naturels et productifs, si bien que le principal problème de la politique est de trouver les moyens d’obtenir ces résultats, c’est ce qu’Arendt, après la fin de la tradition, rejette.

Dans le premier essai de ce volume, « Tradition et âge moderne », Arendt appréhende la tradition de la philosophie politique comme ayant culminé dans la pensée de Marx. « La fin arriva quand un philosophe se détourna de la philosophie afin de la « réaliser » dans la politique. Ce fut la tentative de Marx exprimée d’abord dans sa décision (en elle-même philosophique) d’abjurer la philosophie, ensuite dans son intention de « transformer le monde » et ainsi les esprits philosophants, la « conscience » des hommes » (p. 28-29). Arendt donne un certain nombre d’autres raisons pour la fin de la tradition, mais aucune plus incontestable que celle de Marx ayant ramené la tradition à son commencement, en la, littéralement, renversant sur la tête. La tradition commença, comme nous l’avons vu, par le changement philosophique de l’action en une sorte de fabrication ; Marx rechangea l’action en en faisant une sorte de philosophie. Les dangers de l’action libre, portées par une pluralité d’acteurs persuadée par une opinion parmi les nombreuses en compétition, conduisit Platon à faire d’un philosophe le dirigeant ou le « métreur » de son état. Ce philosophe-roi n’agit pas mais « voit » la vraie forme de la cité parfaite, la forme que les simples opinions reflètent à peine, ou reflètent obscurément et confusément. Le philosophe-roi dirige les hommes actifs, qui ne sont guère plus que ses sous-fifres irréfléchis, pour faire apparaître, aussi bien qu’ils le peuvent, le modèle révélé à l’œil de son esprit, alors que lui-même retourne à sa pensée contemplative.

Ce qui inspira Marx fut le besoin, certainement la nécessité, de réaliser sa vision de liberté universelle et d’égalité ici sur terre. Il chercha à transformer une pluralité d’acteurs en penseurs partageant la même opinion, conscients que faire la révolution est le moyen nécessaire pour atteindre la fin que l’Histoire a depuis le début visée. La tradition qui commença quand le philosophe commanda les hommes actifs pour réaliser ce qu’il avait vu se conclut, selon Arendt, quand les acteurs  jouèrent la vérité historique qu’ils avaient eux-mêmes contemplée. Ce qui reste quand la tradition est mise sens dessus dessous est la liberté, non pas imaginée comme le résultat de l’Histoire, mais expérimentée, dans l’action,  par une pluralité d’hommes et de femmes. Arendt n’est pas une marxiste et ne croit pas que la liberté est le nécessaire résultat de la révolution ; mais elle ne nie pas que la liberté peut être, et a souvent été, expérimentée dans l’action révolutionnaire.

Au XIXe siècle, à la suite de la Révolution française mais avant Marx, pour la première fois l’opinion publique oscilla entre les pôles de « droite » et de « gauche ». À un pôle, la morale traditionnelle et les « valeurs » religieuses furent saluées comme le symbole du statu quo, de l’équilibre, et comme telles perçues comme des désidératas politiques à préserver à tout prix. À l’autre pôle, la faillite apparente de ces valeurs fut accueillie comme la base du « progrès », du changement –y compris violent – comme le moyen de la libération de l’arbitraire et de des troubles sociaux hypocritement imposés. Les deux pôles sont bien délimités, d’un point de vue de droite, dans les mots de Ludwig von der Marwitz, un Junker prussien du XIXe siècle et fondateur de l’idéologie conservatrice :

…la guerre de ceux qui n’ont pas de propriété contre ceux qui en ont, de l’industrie contre l’agriculture, d’acheter et vendre contre la stabilité, du matérialisme borné contre l’ordre établi de Dieu, du vain profit contre la loi, du moment présent contre le passé et le futur, de l’individu contre la famille, des spéculateurs et maisons de change contre les terres et les usines, de la bureaucratie contre les conditions surgies de l’histoire nationale, de la formation acquise et du talent futile contre la vertu et le caractère honorable.

L’opposition entre les valeurs conservatrices de l’aristocratie et les valeurs libérales de la bourgeoisie entra dans la tradition et continue aujourd’hui, mutas mautandis, après une brève période de relative concorde durant la Guerre froide, d’impulser la politique occidentale.  Bien que maintenant ces valeurs soient fréquemment omises avec une insincérité évidente, Emmanuel Kant, que Marx appelait le philosophe de la Révolution française (ou bourgeoise), considérait la volonté de liberté des révolutionnaires, en dépit de ses contradictions, comme presque irrésistible. Pour Kant, les acteurs enfin n’étaient pas de simples épaves flottant à la dérive dans les courants constamment changeant du temps. L’espèce humaine était clairement vue progressant vers la liberté, et depuis Kant, le progrès, dans sa résistance au pôle de la tradition, qui est pris ou plutôt pris à tort pour le passé, a été la principale valeur libérale.

Nous  tournant vers notre expérience du XXe siècle, il est manifeste que les codes moraux des sociétés nourries des croyances religieuses, comme chez Marwitz, sont divers –et aucuns plus diviseurs que ceux nourris par les religions monothéistes. Dans notre monde le cadre traditionnel de pensée politique a du mal  à faire place soit au soutien  de ceux qui prennent en compte ou à l’opposition de ceux qui feignent de prendre en compte non une voix universellement « plus haute » mais une voix exclusivement « plus haute ». Une voix d’exclusion est par définition antipolitique, et portée dans notre monde rétréci par la technologie elle a mis en avant une nouvelle forme de combat politique sans principes –tellement sans principes que la dernière tentative pour trouver une place traditionnelle au « terrorisme » c’est comme un « choc des civilisations.  Rien de cela n’aurait surpris Arendt qui aurait pu demander : « De quelle plus grande preuve avez-vous besoin que « droite » et « gauche » ont cessé de faire sens ? » ou, « Voulez-vous gentiment me désigner les conservateurs « réactionnaires » et les libéraux « progressistes » dans ce prétendu « choc des civilisations » ? » Plutôt que de s’inquiéter de laquelle civilisation l’emportera, l’intérêt d’Arendt, je soupçonne, se porterait sur la civilisation en soi (per se).  Arendt ne fut ni une libérale ni une conservatrice ; elle savait que les affaires humaines  ne restent jamais les mêmes, mais elle ne croyait pas plus au progrès qu’au statu quo.

Le scepticisme d’Arendt peut sembler à quelques lecteurs un précurseur du postmodernisme, sauf que peu de penseurs contemporains partagent son besoin d’auto-examen –la seule chose vraiment radicale à propos d’elle –quand, avec ses mots, « il semble qu’il n’y ait aucune continuité du temps et donc, humainement parlant, ni passé ni futur, seulement le changement permanent »[2] (p. 14). Elle a parlé une fois de Saint Augustin comme d’un « vieil ami », alors qu’il vivait mille cinq cent ans avant elle, parce qu’il cherchait lui aussi le sens d’un monde, dans son cas le monde romain, dont il voyait la confiance dans la tradition, comme une couture d’un vêtement trop longtemps porté, se défaire. Comme Augustin elle examina le travail intérieur et les facultés de l’esprit, et comme lui, aussi, fit des découvertes surprenantes. Elle découvrit, par exemple, qu’il existe un passé différent de celui transmis par la tradition, que la tradition est un fil courant à travers le passé et connectant des évènements sélectionnés, et que quand ce fil est rompu, la causalité, le principe de déduire des effets de causes, est appliquée à tort au domaine non naturel de la politique. Même si les évènements apparaissent séquentiellement dans l’analyse historique, quand les historiens relèguent un évènement spécifique à sa place dans une séquence, comme s’il pouvait être complètement expliqué comme un effet des évènements précédant et une cause des suivant, ils justifient sa signification politique. Pour Arendt cela conduit à une absence de compréhension politique dans la philosophie de l’histoire, Hégélienne ou Marxiste, ce qui est parmi ce sur quoi elle encourage  le plus ses lecteurs à penser dans son deuxième essai inclus dans ce volume, « Le concept d’histoire ».

Cependant, Arendt ne se réjouit pas du tout  de la perte des repères moraux et religieux traditionnels. Elle est convaincue que les maux  horribles du totalitarisme n’auraient jamais pu se produire si ces normes avaient été intactes. Elle est également convaincue, en dépit des exhortations des croyants et des experts de toute sorte, que la religion et la morale ne sont pas des valeurs publiques qui ne peuvent être ressorties une fois remémorées. Dans la pensée d’Arendt le présent n’est pas, contrairement à l’expérience de beaucoup d’entre nous la plupart du temps, une transition éphémère d’un moment au suivant, ni un point d’observation pour aduler ou dénigrer le passé comme ce qui nous conduit ou nous guide vers le futur. Au contraire, le présent est une brèche dans la continuité du temps, une brèche qui apparait à l’esprit humain comme un abîme quand il n’existe plus un pont de concepts hérités pour la traverser. Ce n’est pas du nihilisme, mais simplement la situation que confronte Entre passé et futur. À moins de saisir cet élément de base, je crois, aucun des essais inclus dans ce livre ne sera compris.

 

[1] Titre modifié dans la traduction française où c’est le titre d’un des huit essais qui est repris pour l’ensemble du livre : La crise de la culture.

[2] Traduction personnelle

II

Si ce qui précède donne quelques indications sur la situation générale difficile rencontrée par Arendt dans sa tentative de comprendre le monde moderne, faire un pas en arrière et jeter un regard rapide à Condition de l’homme moderne, publié quelques années plus tôt, peut nous fournir un contexte utile sur sa façon de procéder dans Entre passé et futur, et peut aussi, grâce à un ou deux exemples, nous indiquer ce qu’elle veut dire dans ces essais par le mot « crise ».  Dans Condition de l’homme moderne, qui se conclut avec les réussites de la science qui accompagnent le monde moderne, Arendt formule les conditions fondamentales de la vie humaine et analyse les activités du travail, de l’œuvre et de l’action comprises par ces conditions comme les capacités immuables de la vie active.  

La structure de ces trois activités est hiérarchique dans le sens que les façons spécifiques selon lesquelles travaillent les êtres humains pour survivre ne sont intelligibles qu’en relation avec celles selon lesquelles ils œuvrent, comme celles –ci –bâtir des maisons et construire des cités –ne le sont qu’en relation avec leurs façons d’agir. Il est, cependant, important de noter que l’activité la plus haute ne se développe pas à partir des plus basses. D’autres animaux travaillent de quelques-uns on peut dire qu’ils œuvrent, mais aucun n’est capable d’action, ce qu’Arendt voit comme la capacité unique d’êtres pluriels dont la liberté d’agir est « ontologiquement enracinée » dans lz natalité –ou, pour le dire plus simplement, dont la liberté est leur droit acquis de naissance. La condition humaine de pluralité témoigne  de l’existence d’une espèce d’êtres essentiellement distincts l’un de l’autre, êtres qui révèlent leur différence et leurs points de vue distincts l’un de l’autre, en paroles et en actes –c’est-à-dire, dans des actions non déterminées par soit les besoins vitaux auxquels répond le travail ou, pour le meilleur ou pour le pire, par les produits de l’œuvre et leur entretien. Les actions interrompent les processus du travail et de l’œuvre et en initie de nouveaux, qui à leur tour sont susceptibles d’être interrompus par d’autres actions. La pluralité d’êtres capables d’actions est la condition de base d’où surgit le domaine politique, et non d’un contrat passé dans un état primordial de nature pour établir quelque mesure de la liberté humaine, mais de l'élection de ceux qui sont déjà libres de vivre ensemble  avec un certain degré de stabilité.

L’histoire à multiples facettes, richement détaillée, que tisse Arendt en croisant les fils de la pluralité, de l’action et de la politique, qui peuvent être vues comme constituant sa trinité, est celle de la réalité du monde humain. Elle a été admirée par des poètes, des penseurs, et par plus d’une génération d’étudiants, et elle a aussi été l’objet de critiques comme une histoire qui, loin de faire face à la situation difficile du présent, regarde avec regret vers un passé éloigné et idéalisé. Qu’Arendt admire des aspects du passé est vrai ;  qu’elle attende le retour du passé contredit l’accent qu’elle met sur les nouveaux venus apportant de nouvelles choses dans le monde ; et se plaindre qu’elle néglige les questions de politique est prendre, par erreur, son histoire pour un dispositif de science politique. En fait son histoire a beaucoup d’implications politiques. Pour donner un  exemple de sa pertinence sur un sujet contemporain critique,  Arendt ne voit pas la séparation entre la religion et la politique uniquement dans sa distinction entre les domaines privé et public, aujourd’hui mise en question, mais dans la nature et l’efficacité de la bonté comme enseignées par la religion. Suivant Jésus de Nazareth (qui sert toujours de guide à Arendt pour ces questions), pour être bon, les bonnes œuvres doivent être gardées cachées des autres, ce qui situe leur efficacité si loin de la pluralité que leur apparition même corrompt le monde qui surgit entre les hommes et les femmes. Mais selon Jésus, pour ne pas être auto-corrupteur, faire le bien pour l’amour de Dieu, doit être aussi caché de celui qui le fait, ce qui en ferait une activité solitaire insupportable sans la présence de Dieu comme témoin. Cette façon non traditionnelle de distinguer l’expérience religieuse de toutes les autres, réduit la suspicion d’hypocrisie à une compréhension du double prix payé quand une voix religieuse authentique est entendue dans un discours politique. Et cela démontre l’habilité d’Arendt à chercher dans le passé et à élaborer des jugements pour le présent quand les catégories traditionnelles de pensée ne sont plus utilisables.

Tant les admirateurs que les critiques de Condition de l’homme moderne oublient parfois la signification du contremouvement du livre,  qui trace historiquement, depuis son origine au XVIIe siècle, l’aliénation croissante de l’humanité par rapport, à la fois,  au monde et à la terre. Quand les scientifiques ont agi au niveau de la nature et exploité l’énergie issue de la fission et de la fusion des noyaux atomiques –des processus de l’univers qui ne se produisent naturellement que dans des étoiles éloignées –dans des armes de destruction massive, l’aliénation ou le retrait du monde sont devenus critiques.  Dès la première page de Condition de l’homme moderne Arendt parle du lancement dans l’espace d’un objet fait de main d’homme comme d’un « évènement que rien, pas même la fission de l’atome, ne saurait éclipser ». La réaction, « assez curieusement », ne fut pas « l’admiration » de la maîtrise de l’homme mais  le « soulagement de voir accompli le premier « pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre ». Le dernier essai d’Entre passé et futur, « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme », éclaire les conséquences de l’aliénation de la terre, une sorte d’exil volontaire. » Tout l’orgueil mis à ce que nous savons faire disparaîtra dans quelque mutation de la race humaine » écrit Arendt,  voyageant si loin dans l’espace que nous pourrions « appliquer le point d’Archimède à nous-mêmes. » Puis le langage humain serait « remplacé par le formalisme extrême et en lui-même vide de sens des symboles mathématiques ». Et alors « la dimension de l’homme ne serait pas réduite .., elle serait détruite » (p. 355). Ce qu’Arendt ne savait probablement pas est qu’Adolph Eichmann, quand la police israélienne lui demanda pourquoi il avait changé d’avis sur l’idéologie raciste meurtrière et destructrice du monde qu’il appliqua à la lettre durant la Seconde Guerre mondiale, répondit : « pour dire la vérité, cela vient d’une fusée alunissant. Depuis, un changement radical s’est manifesté en moi. » Le passé d’Eichmann est lui était devenu aussi distant que la Lune, ce  qui résume ce qu’Arendt entend par crise humaine de l’aliénation du monde et de la terre.

Le premier mouvement de Condition de l’homme moderne vers le monde et la terre et son mouvement opposé depuis le monde et la terre sont entrelacés de façon si complexe que réfléchir sur eux deux c’est rester avec une question : Est-il possible que les conditions de la vie humaine puissent tellement changer que les capacités de la vie active –travail, œuvre, action –et avec elles le statut et la dignité des êtres humains puissent ensemble être perdus ? Arendt suggère cette question mais n’y répond pas ; au lieu de cela, comme son histoire se conclut, elle se tourne brièvement vers une considération sur la pensée, ou plutôt sur l'activité de penser. Cette activité, dit-elle, pour ceux qui la pratiquent, sera d’un intérêt incontestable pour leur avenir. Les lecteurs d’Entre le passé et le futur feront bien d’avoir cela à l’esprit en lisant les essais suivant –tentatives ou expériences –dans l’activité de penser. 

III

Entre le Passé et futur, dans huit contextes différents, fait face de front à la difficulté de penser sans catégories traditionnelles sur lesquelles s’appuyer, "sans une rampe", comme Arendt l’a, une fois, exprimé. Dans cette confrontation sa distinction entre la tradition comme un fardeau et le passé comme une force est cruciale. Car si la tradition est rompue, nous sommes délivrés d’un fardeau ; et si la récupération d’un passé fragmenté s’avère possible –aussi grand soit l’effort d’imagination requis –nous sommes libres d’initier des commencements nouveaux aussi bien dans la pensée que dans l’action. Quand Arendt écrit que « l’essai comme forme littéraire a une affinité naturelle avec…des exercices de pensée politique telle qu’elle nait de la réalité d’évènements politiques » (p. 26), on peut ajouter que l’essai était son mode préféré d’écriture. Sa qualité d’expérimentation, dispensant de mettre les points sur les « i » et les barres sur les « t », convenait bien à un penseur qui, loin de désirer endoctriner ses lecteurs, voulait avant tout les engager à penser avec elle et par eux-mêmes.

Ce volume d’essais occupe une place à part dans l’œuvre d’Arendt, et fait partie de ses livres les plus efficaces puisque la fin de chaque essai fournit au lecteur une occasion de s’arrêter et de penser. Penser, comme Arendt l’éprouve, c’est un dialogue intérieur silencieux, qui peut aboutir à des conclusions à confirmer mais dont le vrai résultat est la prolifération de distinctions établies en conversant avec un partenaire pensant. Être conscient que la pensée est une conversation est rare, du fait de son silence et de sa vitesse équivalente à celle de la lumière, mais pour Arendt le caractère dialogique de la pensée correspond à ce qu’est la conscience (con-scientia) humaine.  Penser politiquement de cette manière « nait d’évènements de l’expérience vécue » et « doit leur demeurer liée » (p. 26) pour ne pas se perdre dans les caprices de ce qui aujourd’hui est connu comme le « métadiscours », un terme qui fait écho à la spéculation métaphysique. Pour Arendt, la métaphysique est l’élan fondamental qui propulse la philosophie dans un domaine –un autre monde, pour ainsi dire –où le bon sens, qui nous oriente dans ce monde, compte pour peu. Penser comme Arendt nécessite de la pratique, et les essais d’Entre passé et futur peuvent être considérés non seulement comme des exercices de sa propre activité de penser, ce que bien sûr ils sont, mais aussi comme un manuel d’exercices pour la nôtre, pour ainsi dire,  de gymnastique mental qui en requérant initiative et imagination, ne sont pas très différents des exercices spirituels de Ignace de Loyola. La posture d’Arendt entre passé et futur diffère de celle de Janus. Elle ne connecte pas mais sépare « les choses qui ne sont plus » des « choses qui ne sont pas encore. » Les images d'un passé fragmenté nouvellement récupéré –dont la pensée traditionnelle est un exemple singulièrement important –ne peuvent être ignorées que pour vivre une existence "biologique" manquant de profondeur. Le « plus » et le « pas encore »  désignent respectivement, les aspects critiques et expérimentaux des huit concepts traités par Arendt dans ce volume.  Bien que le mot « crise » n’apparaisse que dans les titres de deux essais, tous les essais évoquent des crises ou des tournants : la fin de la tradition est une crise de l’activité de penser ; penser politiquement est une crise pour du  sens de l’histoire et de l’historiographie ; la disparition de l’autorité et l’avenir de la liberté humaine sont des crises dans le domaine politique ; le manque d’autorité dans l’éducation et de jugement dans la culture sont des crises spécifiques à une société de masse ; la relation que dire la vérité joue pour la pensée politique est une crise personnelle pour Arendt et toute autre personne engagée dans la compréhension de la politique ; et les actes des scientifiques modernes sont, comme nous l’avons vu, une crise pour l’humanité toute entière.

Les trois premiers essais sont, comme elle le dit, « plus critiques » et tournés vers le passé ; les cinq derniers sont « plus expérimentaux » et anticipateurs du futur. Mais dans chacun de ces essais la préoccupation principale d’Arendt est d’acquérir une compréhension présente du concept qu’elle questionne, ce qui signifie   qu’elle ne peut pas plus tourner son dos au futur quand elle critique et démantèle la métaphysique et la philosophie métaphysique de l’histoire qu’elle ne peut détourner son esprit du passé quand elle expérimente les potentialités inhérentes aux concepts d’éducation et de culture. Dans tous les cas elle fouille le passé et trouve des empreintes digitales sur les fragments qu’elle déterre. Ces empreintes digitales ne constituent pas une nouvelle tradition mais empêchent « le passé et le présent » d’être « ramenés à leur état antérieur de potentialité » ; elles évitent que le « domaine politique » soit « privé non seulement de sa principale force stabilisatrice, mais du point de départ à partir duquel changer, commencer quelque chose de neuf » (p. 329). Du début à la fin d’Entre le passé et le futur cette double opération mentale difficile à maintenir caractérise la pensée d’Arendt ; c’est le principal « ton » et ses modulations sont les « tons relatifs » dans son assimilation métaphorique de « l’unité » de ces essais à « une succession de mouvements …comme dans une suite musicale » (p. 26-27). 

Qu’Arendt pense dans l’intersection des dimensions du passé et du futur du temps humain est plus étrange qu’il n’y parait. La préface d’Arendt à cet ouvrage, qui récompensera amplement la réflexion répétée de chaque lecteur, traite de cette étrangeté. Le sujet principal de la préface est le « trésor perdu » de la « liberté publique », et elle retrace le tournant de la pensée vers l’action, puis à nouveau de l’action vers la pensée, dans les tentatives faites, alors que le fil de la tradition avait été rompu, pour reconquérir ce trésor. Le point culminant de la préface est l’interprétation par Arendt du récit de Kafka simplement appelée « IL », puisque  « il » n’est pas « quelqu’un » de déterminé mais une sorte de « rayon X » révélant la « la structure interne…des processus cachés de l’esprit » (p. 16). Arendt lit l’histoire de Kafka comme une parabole cernant et éclairant « lui », l penseur inséré par « sa » naissance dans le continuum du temps. « Il » est le commencement d’un maintenant, non celui d’un nouveau cycle temporel, mais « le commencement d’un commencement » (p. 21). Ce « maintenant » est un maintenant constant,  dans le sens où c’est le champ de bataille vécu mentalement de la force infinie poussant en avant du « plus jamais » affrontant la force infinie tirant en arrière du « pas encore », ce qui, cela mérite d’être noté, est l’opposé de notre expérience habituelle de la progression unilatérale du temps.

Le penseur défend « son » territoire en combattant sur les deux fronts à la fois, et rêve de sauter en dehors de la ligne de bataille dans « une région au-dessus ou au-dessous de la ligne de combat. » « Que sont donc ce rêve et cette région », demande Arendt, « sinon le vieux rêve de la métaphysique occidentale depuis Parménide jusqu’à Hegel d’un lieu suprasensible, sans espace et sans temps comme espace propre à la pensée ? » (p. 21). Arendt « corrige » Kafka quand elle écrit qu’en faisant dévier les forces du passé et du futur, le penseur commence son propre chemin dans « l’espace-temps » dans lequel il continuera à tenir bon non en combattant mais en jugeant les forces à la fois du passé et du futur. Arendt soutient que penser dans un maintenant étendu, le «temps hors du temps » dans lequel  le penseur est « à égale distance » des vagues se heurtant du passé et du futur », est la condition sine qua non de la libération de la faculté de jugement. Le « il » de Kafka serait suffisamment éloigné du passé et du futur pour juger impartialement « ce qui lui appartenait le plus en propre, ce qui était apparu seulement avec sa propre apparition s’insérant elle-même »  (p. 23). Il n’y aurait aucune possibilité de juger ce qui à lui seul apparaît à travers des repères traditionnels qui ne sont pas sien.  La capacité troublante de l’esprit humain de juger le particulier dans ses particularités, sans le subsumer sous un universel transmis, est expliquée dans l’essai « La crise de la culture », dans lequel la grande dette d’Arendt envers la Critique du jugement d’Emmanuel Kant est complétement reconnue pour la première fois. Une des principales préoccupations d’Arendt dans Entre passé et futur est de communiquer une perception concrète du prix élevé que paiera la pensée traditionnelle quand une conception des affaires humaines, de la réalité politique, qui ne correspond plus à notre expérience sera abandonnée. La conception traditionnelle, qui se perpétue depuis deux mille ans, provient, comme nous l’avons vue, de Platon, à qui Arendt se réfère dans ce  livre plus qu’à aucun autre penseur, et nulle part de manière plus décisive que dans sa lecture de sa célèbre allégorie de la caverne. Le cœur de sa lecture est la justification par Platon du gouvernement du philosophe, « la domination du domaine des affaires humaines par son élévation par quelque chose d’extérieur à son propre domaine. » La philosophie justifie sa domination par son sa promotion d’une vérité éternelle sur les nombreuses vérités relatives qui émergent au grand jour quand les hommes et les femmes parlent et agissent ensemble.  Dans l’allégorie de la caverne de Platon, de plus, l’intérêt du philosophe et de « l’homme en tant que tel coïncident », ce qui prive les affaires humaines « de toute dignité propre » (p. 151 – 152). Cependant, selon Arendt, ce n’est pas « l’homme en tant que tel » mais des êtres humains dans leur pluralité, et leur absolue distinction les uns par rapport aux autres –d’où provient leur égalité comme orateurs et acteurs –qui ne dominent pas mais conduisent les affaires humaines, comme des navigateurs dirigent des bateaux dans des mers sans port sûrs. En lisant Arendt sur Platon, on commence à saisir ce qu’elle veut dire quand elle écrit «  La raison d’être de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action » (p. 190). La liberté expérimentée par des hommes et des femmes rassemblées dans le discours et l’action, générant suffisamment de puissance pour modifier le cours de l’histoire, engendrent le domaine et la vie politiques. Les deux essaisque je viens juste de citer, « Qu’est-ce que l’autorité ? » et « Qu’est-ce que la liberté ? », contiennent les germes –en aucun cas d’une autre philosophie politique, dont il y a eu une longue séquence depuis Platon –de ce qui peut être la première philosophie de l’expérience politique jamais conçue.

Beaucoup de lecteurs se tournent aujourd’hui vers Arendt parce qu’ils ont la sensation qu’elle fut un penseur de son temps, et avant tout le penseur des « sombres temps » qui engloutirent le XXe siècle avec l’apparition du totalitarisme. Les totalitarismes croient non que « tout est permis », mais que « tout est possible. » Et ils ont raison : si Auschwitz est possible alors n’importe quoi est possible. Un seul exemple mais fondamental, pris de l’essai « La tradition et l’âge moderne », peut aider à élucider à la fois la gravité et l’urgence d’un accord qui sonne et résonne, explicitement ou implicitement, à travers ce livre. Quand « la rupture dans la tradition » se produisit finalement non dans l’histoire des idées mais comme un fait politique –quand, c’est-à-dire, les crimes destructeurs du monde et sans précédents des régimes totalitaires firent exploser nos critères traditionnels de jugement –nous furent laissés non avec la question « Contre quoi combattons-nous ? » mais « Pour quoi combattons-nous ? » (p. 41).

Nous savons contre quoi nous nous battions au milieu du XXe siècle, mais à la seconde question at-il été répondu? Lui avons-nous répondu ? Si nous choisissons de voir le totalitarisme comme un maillon, aussi terrible soit-il, dans une chaine historique d’évènements  et de différencier ses crimes uniquement en degré et non en espèce de ceux d’autres régimes monstrueux –comme les tyrannies que le monde a toujours connu et continue de connaître –le caractère sans précédent meurt dans nos mains. Si nous tentons de comprendre et de condamner les crimes du Nazisme et du Bolchévisme selon les critères légaux, moraux et religieux traditionnels, nos esprit seront non seulement mystifiés mais, plus important, nous rendrons plus probable, même sans idéologie, leur reproduction. Arendt comprend et veut nous faire comprendre que nous ne garderons les crimes du totalitarisme sans précédent que si nous savons pour quoi nous combattons, une connaissance que ni tanks ni missiles ni aucun autre moyen de violence ne peut nous aider à acquérir.

Ce n’est pas trop attendre que les lecteurs de ce livre réalisent combien il est difficile d’atteindre à la compréhension quand le lien de la tradition a été cassé –c’est-à-dire, combien il est difficile à chacun de penser par soi-même dans la brèche qui sépare le « plus jamais » du « pas encore. » Mais est-ce trop espérer que quelques lecteurs réalisent combien bénéfique pour le monde et plein de sens pour eux-mêmes cette compréhension, qui est aussi une auto-compréhension, peut se révéler être ? Si de tels lecteurs existent, ils seront inclinés à chercher, au moins par intermittence, « le chemin frayé par la pensée », « le petit tracé de non-temps…au cœur même du temps » dans lequel le « souvenir » du passé et « l’attente » du futur « sauvent tout ce qu’ils touchent de la ruine du temps historique et biographique » (p. 24). Ils seront, en résumé, capables de juger les fragilités spécifiques de leurs sociétés et, ce faisant, se réconcilieront avec le fait de jouer un rôle, soit un rôle public –en agissant et parlant avec les autres –ou un rôle privé –en pensant par eux-mêmes et peut-être avec Arendt –dans le monde qui transcende ces sociétés.

L’année 2006 marque le centenaire de la naissance d’Arendt célébré par une grande diversité de personnes, dans de nombreux pays et au moins sur cinq continents, avec des conférences et des colloques dédiés aux aspects philosophiques, historiques et, surtout, politiques de sa pensée. On peut espérer que cette édition du centenaire d’Entre le passé et le futur incite une nouvelle communauté d’hommes et de femmes, de penseurs et d’acteurs, à vivre ensemble « construisant, préservant et entretenant un monde qui puisse nous survivre et demeurer un lieu vivable pour ceux qui viennent après nous » (p. 126). Si cela se produit, nous ne cesserons pas d’être attentifs à la présence du passé dans le monde qui s’étend entre nous et s’étendra entre nous et notre progéniture, puisque ce « partager-le-monde-avec-autrui» (p. 283) serait le début du monde commun dont Hannah Arendt a prévu la possibilité, dont elle a établi les conditions, et dans lequel finalement elle aurait pu se sentir chez elle. 

Publié dans Arendt

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