La nature humaine n’existe pas, n’existent que des conditions sous lesquelles un vivant peut être dit humain (1er avril 2020)

Publié le par Thierry Ternisien d'Ouville

La nature humaine n’existe pas, n’existent que des conditions sous lesquelles un vivant peut être dit humain (1er avril 2020)

L’idée que le totalitarisme doit se comprendre comme une entreprise de transformation de la nature humaine est exprimée dès l’analyse des camps que livre Les origines du totalitarisme : « Ce que les idéologies totalitaires visent, y écrit Arendt, n’est pas la transformation du monde extérieur ou la transmutation de la société, mais la transformation de la nature humaine elle-même […]. La nature humaine est en jeu […]. »

Ce vol de l’humain en l’homme que poursuit le totalitarisme, peut se comprendre selon trois approches : celle d’une réduction spécifique de l’homme à l’animalité ; celle d’une destruction systématique de la dignité humaine ; celle d’une désolation de la société humaine. Pris ensemble, ces trois aspects de l’entreprise par laquelle la domination totale vise à dérober aux hommes leur nature, aboutissent à un acosmisme radical. Si les deux derniers aspects ont souvent été commentés, le premier, moins manifeste, est peut-être, en revanche, le plus déterminant pour saisir ce qui est en jeu dans la domination totalitaire et qui persiste sous une autre forme dans la société moderne.

Les camps visent à changer les hommes en quelque chose de sous-humain, à produire des êtres dépourvus de la capacité d’agir en laquelle se condense leur condition d’êtres humains, d’êtres libres, d’êtres politiques : tentative de produire quelque chose qui est avant tout de l’ordre de la nature, c’est-à-dire de la vie, tandis que l’humain est de l’ordre de l’œuvre et de l’action, c’est-à-dire de la culture et du monde.

La réduction vitale se donne en un premier sens comme le projet de détruire les traits de l’humanité en ses conditions mêmes : à la natalité désignant la capacité d’agir, de donner naissance au nouveau, le régime des camps substitue un « être-dans-la-mort », une non-existence vouée à une mort continuée préoccupée de sa seule survie devenue infiniment problématique ; à « la paradoxale pluralité d’êtres uniques », il substitue l’unité spécifique d’êtres dépossédés de toute singularité distinctive, masse anonyme des condamnés ayant renoncé à toute manifestation de qui chacun est.

Ce que révèlent alors les camps, c’est que la « nature » des hommes n’est telle, une nature, que sous condition d’un dépassement de la nature qu’effectuent l’œuvre et l’action. Paradoxe d’une nature humaine dont l’essence est de n’être pas en harmonie avec la nature, de n’être pas une espèce parmi d’autres.

S’il n’y a pas de véritable nature de l’homme, c’est que dans la « nature humaine » l’humanité contredit la nature en un mouvement de liberté qui l’élève au-delà de la seule condition vitale pour œuvrer à un monde humain et agir en un espace de visibilité commune à la pluralité des êtres. « La nature de l’homme n’est « humaine » que dans la mesure où elle ouvre l’homme à la possibilité de devenir quelque chose de non-naturel par excellence, à savoir un homme.

Or une véritable compréhension de l’humain dans le contexte de la modernité ne peut consister à récuser le naturalisme positiviste nazi — qui repose sur une représentation zoologique des races humaines et qui justifie l’expérimentation « scientifique » des camps — par la seule invocation d’une nature, que ce soit au sens de la phusis aristotélicienne ou au sens d’une essence anthropo-théologique de l’homme de type néothomiste.

Les hommes ne sont pas plus hommes en raison d’une appartenance spécifique qu’en raison d’une essence métaphysique. Arendt élève l’horreur des camps à la hauteur de son enjeu : loin de relever d’une nature, l’humanité des hommes tient à un jeu de conditions. Il suffit que celles-ci soient détruites, et particulièrement la condition politique de pluralité, pour qu’avec elles disparaisse jusqu’à l’idée d’humanité elle-même.

L’espèce humaine n’existe pas : n’existent que des espèces animales. Il n’y a rien de spécifiquement humain. La nature humaine n’existe pas : il n’y a rien de métaphysiquement humain — rien du moins qui résiste à l’épreuve des totalitarismes.

N’existent que des conditions sous lesquelles un vivant peut être dit humain si et parce qu’il accède à un régime politique de son mode d’existence, de son exister. Que celui-ci soit altéré, voire détruit, et l’humanité se trouve aussitôt privée en même temps de sens et de réalité. Ce dont l’existence dans les camps témoigne.

Publié dans Arendt, Pænser le monde, Tassin

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