Où en sommes-nous ? (Trois questions (1/3))
Premier des trois cours prévus lors de la saison 2020-2021 de l'association AHA, torpillée par la gestion totalitaire de la pandémie COVID.
Plus de soixante ans après, nous pouvons tenter de reprendre et poursuivre la réflexion menée par Arendt sur La condition humaine[1] à la suite de son premier livre, Les origines du totalitarisme.
Dans quelle époque vivons-nous ? Quel monde habitons-nous ? Quelles sont les conditions de base dans lesquelles la vie sur Terre est donnée aux hommes d’aujourd’hui ?
Nous en étions restés à la sortie de l’époque moderne avec :
- une humanité doublement aliénée, fuyant le monde pour le Moi et la Terre pour l’univers ;
- un monde moderne, différent de l’époque moderne, né politiquement avec les explosions atomiques, dont Arendt ne traite pas mais qui sert de toile de fond à la rédaction de son livre ;
- la victoire du travail de l’animal laborans, sur l’œuvre de l’homo faber et l’action de l’homme agissant ;
- l’absorption de l’œuvre par le travail et l’enfermement de l’homme dans son corps producteur et consommateur ;
- l’assimilation de l'action à l’œuvre, la substitution du faire à l’agir, dans le contexte moderne de la détermination purement instrumentale de la raison – soumise aux catégories des moyens et de la fin définies en boucle selon un cercle pragmatique – et de l’instrumentalisation de la violence prise elle-même dans ce cercle sans fin –instrumentalisation illimitée devenue insensée dans l’inversion des moyens et de la fin, comme l’illustre la logique de la domination totale ;
- la contamination de l’œuvre par l’action et son illimitation, menaçant de détruire le monde et la nature ;
- la perte d’expérience humaine considérable accompagnant la disparition de la contemplation et la transformation de la pensée, devenue calcul des conséquences, en une fonction du cerveau que les machines électroniques remplissent, logiquement, mieux que l’homme ;
- une société d’employés, dernier stade de la société du travail, n’exigeant plus de ses membres qu’un fonctionnement automatique ;
- une vie individuelle submergée par celle de l’espèce ;
- des individus requis d’abandonner leur individualité, leur peine et leur inquiétude de vivre pour adopter un comportement hébété et fonctionnel ;
- le changement de l’homme en cette espèce animale dont, depuis Darwin, il imagine qu’il descend ;
- un homme usant pour lui-même, malgré l’avertissement de Kafka, du point d’Archimède pour observer ses activités depuis un point de l’univers suffisamment éloigné pour qu’elles deviennent des processus – la motorisation, par exemple, devenant un processus de mutation biologique dans lequel les corps humains se recouvrement graduellement de carapaces d’acier ;
- un homme moderne qui, cependant, persiste à fabriquer et à construire : activités de plus en plus restreintes aux seuls artistes de sorte que la prise de contact avec le monde qui les accompagne échappe, de plus en plus, à l’expérience ordinaire ;
- une capacité d’agir devenue le privilège des hommes de science qui ont agrandi le domaine des affaires humaines au point d’abolir l’antique ligne de protection qui séparait la nature et le monde humain ;
- la pensée qui reste possible et en acte partout où les hommes vivent dans des conditions de liberté politique. Mais cette faculté humaine reste la plus vulnérable, agir étant plus facile que penser sous la tyrannie.
Telle était, décrite en 1958 par Hannah Arendt, la condition de l’homme moderne. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Arendt mène son analyse de l’époque moderne, et de la Condition de l’homme moderne, à partir de trois évènements prémodernes qui en fixent le caractère : la découverte de l’Amérique suivie de l’exploration et de la cartographie du globe tout entier ; la Réforme et l’expropriation des biens ecclésiastiques et monastiques ; l’invention du télescope et l’avènement d’une science nouvelle qui considère la nature terrestre du point de vue de l’univers. Évènements qui se traduisent, pour le premier et le troisième, par l’aliénation de la Terre, la fuite de la Terre vers l’univers, et pour le deuxième par l’aliénation du monde, la fuite du monde vers le Moi. L’aliénation du monde est la caractéristique première de l’époque moderne, l’aliénation de la Terre, celle de notre « époque », de notre « monde ».
De même, Arendt dans son prologue de Condition de l’homme moderne, situe l’époque nouvelle et inconnue qu’elle voit s’ouvrir sous l’influence de trois évènements :
- le lancement de satellites autour de la Terre, évènement vécu par ses contemporains comme le premier pas vers l’évasion hors de la prison terrestre, signe d’une récusation de la condition terrestre consécutive à l’altération moderne de la condition d’appartenance-au-monde ; désir d’échapper à cette condition qui se manifeste aussi dans les essais de création en éprouvette et l’espoir de prolonger la durée de l’existence humaine au-delà de la limite des cent ans jusqu’alors admise.
- Le développement d’une logique discursive de la science et de la théorie presque entièrement coupée de l’ordre de l’expérience commune et de « l’expression normale dans le langage et la pensée », véritable manifestation d’une crise politique des sciences dès lors que, se mouvant « dans un monde où le langage a perdu son pouvoir », les sciences s’aliènent le monde dont elles sont censées être l’expression.
- L’avènement, enfin, de l’automatisation qui pourrait « libérer l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, de l’asservissement à la nécessité », extrayant l’homme du cycle vital qui le retient prisonnier.
À partir de ces trois évènements que peut-on dire, depuis, de la condition humaine aujourd’hui, de notre époque, si époque il y a, de notre monde, si monde il y a encore ?
Ces trois évènements ont, depuis la mort d’Arendt en 1975, convergé vers une nouvelle forme de domination conjuguant la domination radicale d’une technoscience devenue autonome, la domination globale d’un système technique et économique numérique et réticulé, et, (en réaction ?), la domination intégrale de communautés voulant imposer des modes de vie privés dans le domaine public.
Les effets telluriques de l’activité humaine associée à ce qui pourrait être appelé une domination globalitaire née de l’époque moderne, commencent à être reconnus à travers les concepts d’Anthropocène et de changement climatique.
Émerge ainsi la nécessité de bifurquer avant que la flèche du progrès, allant du local au global, ne précipite les humains et ce qui reste de leur monde dans le vide. D’où une mauvaise humeur de plus en plus généralisée accompagnée de conduites suicidaire ou de dénis et de la multiplication d’actes terroristes ou d’œuvres dystopiques. L’épisode moyenâgeux du confinement généralisé imposé dans des pays parmi les plus riches et les plus développés aura contribué à révéler et fixer, au sens photographique, l’image catastrophique de notre présent.
Aurons-nous le courage, individuel et collectif, de bifurquer pour sortir d’une ère impropre à notre survie ?
Ou laisserons-nous simplement mourir une civilisation occidentale, dont le caractère toxique l’a emporté sur le caractère bénéfique, au risque d’entraîner l’ensemble d’une humanité interconnectée et interdépendante dans sa chute ?
Si nous reprenons notre énumération issue de Condition de l’homme moderne nous pouvons, sans beaucoup de risque de nous tromper, faire les quelques remarques qui suivent.
- Concernant la double aliénation du monde et de la Terre, si la nature semble revenir au centre de nos préoccupations, en particulier chez les plus jeunes, le monde, comme milieu artificiel qui nous relie, nous sépare et nous protège, justement, de la nature, reste complètement ignoré, comme Arendt s’en désolait à la fin de sa vie. Si monde commun nous avons encore, c’est un monde acosmique, faisant de l’absence de souci pour lui-même sa condition d’existence. Nous reviendrons sur ce thème avec le livre d’Etienne Tassin, Un monde commun.
- Le travail, malgré la robotisation et l’informatisation, est toujours la valeur centrale de nos sociétés et domine (emprisonne), avec son complément la consommation, l’activité quotidienne à travers l’emploi salarié ou sa recherche. À travers la croissance, économique et démographique, la vie individuelle est, contrairement à certaines apparences, de plus en plus submergée, par celle de l’espèce.
- Les activités artisanales sont progressivement toutes industrialisées. L’art est devenu un marché spéculatif. Seuls quelques artistes, de moins en moins nombreux et de façon de plus en plus intermittente, goutent encore à la prise de contact avec le monde qui accompagne la création et l’œuvre.
- Le politique est devenu la politique avec la substitution du faire à l’agir et sa complète professionnalisation. Politique qui s’est centré non sur un monde commun, condition et horizon d’un espace public, mais sur la défense des intérêts privés. Avec pour corollaires sa soumission à la technoscience et l’économie et la montée sporadique de la violence de citoyens ou communautés mis dans l’incapacité d’agir.
- L’intervention de l’homme sur la nature se fait de plus en plus sous le régime de l’action et non de l’œuvre avec, d’un côté, les effets telluriques de l’Anthropocène et, de l’autre, l’irréversibilité et l’imprévisibilité de processus qui menacent le monde humain et la nature comme le démontrent, par exemple, les trois catastrophes du nucléaire civil (Three Miles Island, Tchernobyl, Fukushima).
- La science, devenue en grande partie technoscience, avance de façon autonome. Comme observé par Arendt, les scientifiques se sont isolés du reste de la société et la science, qui se meut dans un monde où le langage a perdu son pouvoir s’est aliéné le monde dont elle devrait être l’expression. La pandémie du COVID 19 a constitué un révélateur puissant et a fixé l’image d’une science en pleine crise interne et politique.
Nous pourrions poursuivre une telle énumération. Mais la principale cristallisation des trois évènements cités par Arendt a eu lieu en 1993 avec l’invention du WEB qui a permis la généralisation d’Internet et la mise en place autour du numérique, d’un système technique réticulé. Associé à l’invention des containers lors de la guerre du Vietnam, comme nous le verrons avec Robert Reich, il a permis le développement accéléré d’une globalisation économique et technique, pour la première fois dans l’histoire. Globalisation à ne pas confondre et réduire à la mondialisation des échanges commerciaux qui, elle, a eu des précédents historiques.
Grâce à l’étude de Bernard Stiegler et, en particulier de trois de ses livres (voir plus haut), nous avons pu percevoir la mise en place d’une société automatique dans laquelle l’ensemble des savoirs (savoirs, savoir-faire, savoir-vivre) étaient progressivement numérisés et les professions, les unes après les autres, prolétarisées.
La vitesse permise par la rétention tertiaire numérique (200 millions mètres/seconde pour un ordinateur fonctionnant à plein régime et connecté par une fibre optique contre les 60 m/s du système nerveux) a interdit l’individuation des systèmes psychiques et sociaux, interdisant de faire époque avec des modes de pensée et des thérapies politiques et sociales nous permettant d’adopter ce nouveau système technique, et non de tenter, sans succès, de nous y adapter.
Nous ne pouvons donc parler, à ce stade, d’époque numérique ni d’époque, en général. Nous vivons l’époque de l’absence d’époque.
[1] Traduction du titre original de Condition de l’homme moderne.
L’hypothèse d’Étienne Tassin, repose sur une tentative, malheureusement interrompue par sa mort accidentelle, de typologie des formes de domination que connaît le monde contemporain, qui prend son départ dans l’analyse critique de la domination totale avancée par Arendt dès les années quarante du XIXe siècle.
De la domination totale mise en place par le système totalitaire, et que Hannah Arendt a sérieusement documentée et analysée comme un pervertissement de la logique politique, il nous faut distinguer aujourd'hui :
- la domination globale qui procède de la généralisation à toutes les sphères de l'existence humaine et à tous les domaines de la vie sociale d'une logique économique néolibérale ordonnée à la quête inconditionnelle du profit ;
- la domination radicale qui relève, elle, d'une soumission des conditions les plus radicales de l’être humain (comme la naissance et la mort, la souffrance ou le bonheur) à une logique technoscientifique de toute puissance ;
- enfin la domination intégrale de l’islamisme radical commandée par la transposition sur la scène publique du principe moral et religieux de l’intégrité supposé ordonner la sphère privée de l’existence et certainement pas destiné à s’ériger en principe de vie collective.
La domination politique, totale, est l'excroissance de la sphère de l’action qui, contaminée par les traits de la fabrication, contredit la condition de la pluralité en réduisant les humains à l'illusoire unité d'un corps politique homogène et unifié. Dans la domination totale, l'action est rabattue sur les caractéristiques de l'œuvre : la politique devient technologie du pouvoir, perdant ainsi son sens politique proprement dit, tandis que la vie s'impose, sous la forme d'une survie, comme la seule dimension de l'existence. C'est ce dont les camps firent la démonstration.
La domination technoscientifique, radicale, correspondant à l'excroissance de la sphère de l'œuvre qui envahit tous les domaines d'activité humaine mais retourne la condition du monde contre elle-même. Dans la domination radicale, l'œuvre est en effet traitée comme une action dont elle épouse les caractéristiques : imprévisibilité, irréversibilité, mais aussi illumination : elle se voit investie de cette tendance propre à l'action de « franchir toutes les bornes ». Corrélativement, le travail et l'action qui, l'un au nom de la vie, l'autre au nom de la pluralité, s’élèvent potentiellement ou réellement contre le monde, « œuvrent » alors à la destruction du monde. L'artificialisation dont procédait le caractère humain du monde est poussée au point de prétendre soustraire les humains aux conditions qui les font « hommes », à commencer par leur condition terrestre.
La domination économique, globale, est l'excroissance de la sphère du travail qui envahit tous les domaines d'activité humaine en les soumettant à la condition de la vie. Dans la domination globale, le travail est traité comme s'il était une œuvre, voire une action ; corrélativement, l'œuvre et l'action sont considérées comme si elles avaient la vie pour condition. Le schème productiviste du travail s'imposant aux autres activités, l’édification du monde par l'œuvre et l’institution d'un lien politique par l’agir concerté sont évaluées au seul regard de la consommation et du profit. Le monde devient un matériau exploitable par le travail et une marchandise consommable jusque dans ses manifestations culturelles et politiques.
On pourrait résumer ce mouvement en disant que :
- la domination totale procède d'une réduction de l'action à l'œuvre, par où l'action perd ses caractères propres – révélation du « qui », relation des acteurs entre eux, institution d'un espace de visibilité commune – pour être transformée en projet de fabrication d'un homme nouveau dans une société nouvelle ;
- la radicalisation technoscientifique des différents aspects de l'existence humaine procède, elle, d'une contamination de l'œuvre par l'action. La puissance illimitée de l’agir se trouve mobilisée au service d'une fabrication technoscientifique de l'humain et du monde au point de se déployer contre le monde qu'elle était supposée faire naître, et de le détruire. De la conquête spatiale au clonage en passant par le développement des OGM, chaque jour apporte la confirmation de cette toute-puissance et du risque de désintégration qu’elle entraîne au prétexte de libérer le monde et les humains de leurs conditions natives.
- la globalisation économique des sphères d’activité procède, elle, d’une absorption de l’œuvre et de l’action dans le travail, la production économique devenant ainsi le paradigme de l’existence humaine et la condition de la vie subordonnant toutes les autres qu’elle prive de sens.
On reconnaîtra alors que tout distingue la domination globale qui se généralise sous nos yeux de la domination totale. La domination totalitaire ne pouvait s'exercer, par définition, au niveau mondial : pour être totale, la domination devait être locale. L'internationalisme prolétarien se réduit au « communisme dans un seul pays », l'expansion vitale se cantonne dans les limites du Reich quand bien même celui-ci tend à étendre son empire.
La globalisation désigne au contraire un triple processus de délocalisation et d'ouverture : extension et recomposition au niveau international du système économique de production et de consommation, couplées à une internationalisation des marchés financiers ; planétarisation des déséquilibres écologiques dont les effets destructeurs au niveau mondial font système avec d'autres phénomènes « mondiaux », aussi bien naturels que techniques ou humains : épidémies, sida, pollutions, mafia, trafics d'armes ou d'organes, etc. ; développement des technologies de communication et d'informatisation assurant une connexion immédiatement planétaire sans l'intermédiaire des services publics ou des infrastructures nationales. En aucun de ces aspects, une société globalisée ne saurait être dite totalitaire : ni monopartisme ni autocratie, ni monopole de la violence ou des moyens de communication, ni usage de la terreur ni contrôle étatique de l'activité économique. Chacun des traits caractéristiques du totalitarisme est démenti par la globalisation, qui figure une nouvelle forme de la domination, fondamentalement économique, et en réalité financière. Celle-ci ne saurait être totale ; mais elle est globale.
La domination globale se manifeste par le croisement d'une extension, horizontale, planétaire, des seules activités génératrices de profit, et d'une absorption hégémonique, verticale, de l'économie sur les différentes sphères de l'existence et l'ensemble des mondes proprement humains, actions et œuvres étant ainsi rabattues sur le registre de la consommation, c'est-à-dire de la vie et de la survie. C'est à ce niveau que la société « globalitaire » rencontre un aspect de la société totalitaire : l'une comme l'autre sacrifient le monde à la vie, soumettent les registres signifiants de l'existence et de l'activité humaines à la seule loi de « reproduction d'une vie perpétuellement mourante » (Marx). C'était déjà là un trait du capitalisme du XIXe siècle. Mais la globalisation produit une systématisation de cette réduction de l'existence à sa seule condition vitale au détriment de ses conditions mondaine et plurielle.
Nous pouvons appeler « pouvoir globalitaire » celui qu'exercent aussi bien les multinationales que les bourses et les agences de notation, ou toute logique de rentabilité qui impose de renoncer à une vie mondaine pour contraindre les individus à chercher leur accomplissement dans la consommation tout en imposant à la majeure partie d'entre eux d'y renoncer, sollicités qu'ils sont pour la production de ce dont ils ne sauraient jouir. Les effets destructeurs en sont incontrôlables et irréversibles. Mais « pouvoir » ne désigne plus ici une instance, un appareil, une organisation, etc. Pouvoir désigne simplement la puissance destructrice déclenchée par une financiarisation de l'économie qu'aucune instance, nationale ou internationale, n'est en position de réguler. Alors que le pouvoir totalitaire est soutenu par un appareil policier encore soumis aux ordres d'un autocrate, le pouvoir globalitaire est sans visage.
Sa domination est globale parce qu'elle inclut la totalité des vies sans aucune échappatoire. Il ne saurait y avoir d'« autres » puisque les exclus du système de la marchandisation mondiale le sont à l'intérieur sous les formes d'une paupérisation et d'une désaffiliation qui les réduit à la seule survie.
Que cette domination globale instrumentalise les États et leurs appareils policiers à son service ne doit pas nous laisser croire qu'on a à faire à un processus maîtrisé que certaines sphères économico-politiques contrôlent. Au contraire, comme les Bourses, les États eux-mêmes, au prix de leur légitimité et de leur crédibilité, lui ont, en grande partie, rendu allégeance. Et, comme elles, ils peuvent être surpris et révéler leur extraordinaire faiblesse.
À la différence du totalitarisme, qui prétend mettre en œuvre la loi de la Nature (l'avènement de la race) ou celle de l'Histoire (l'avènement de la société sans classe), le globalitarisme est réellement la mise en œuvre de la loi de la Vie (la reproduction destructrice du vivant dans la consommation). Et c'est au nom de cette loi que, sous le motif illusoire d'une « mondialisation » en réalité déniée, il exploite et détruit systématiquement le monde qui jusqu'à aujourd'hui encore pouvait être dit la demeure des hommes.
Si nous sommes fidèles à la pensée d’Arendt, nous ne pouvons pas nous arrêter sur cette note assez sombre et nous devons nous rappeler la « bonne nouvelle » qui signe aussi bien son analyse du totalitarisme que son analyse de l’action politique, et qui n’a rien perdu de son actualité, au contraire : la capacité d’agir des hommes accomplit des miracles.
Le mot de la fin est celui du commencement.
« Chaque fin dans l’histoire contient nécessairement un nouveau commencement » et « ce commencement, avant de devenir un évènement historique est la suprême capacité de l’homme : politiquement, il est identique à la liberté de l’homme »[1].
Tout comme Arendt a montré que la terreur exercée par le totalitarisme ne connaissait aucun terme, la terreur pratiquée par le terrorisme de l'État islamique, ses séides ou les autres groupes en compétition avec lui, n'a aucune raison de cesser puisque seule son amplification peut répandre la terreur. Aucun gain, ou aucun compromis ne saurait y mettre un terme, ne serait-ce que parce que l'usage de cette violence extrême ne vise jamais à obtenir un avantage dont la possession rendrait la violence inutile. Au contraire, cette violence étant gratuite, elle ne répond pas à une logique utilitaire. De même que le totalitarisme invente le concept d'un pouvoir qui, à la différence de tout autre pouvoir, ne répond à aucune quête d'un bien particulier sinon la perpétuation de son seul exercice, de la même façon la violence terroriste ne peut pas cesser sauf avec l'élimination totale de ceux qui l'exercent. Or c'est précisément la généralisation de cette logique de l'élimination qui la qualifie dans ses effets. Les gouvernements des États ciblés par les assassinats de masse réagissent par une surenchère de cette violence dite « légitime », la violence d'État, substituant ainsi à l'usage mesuré de la force — usage encore politique — le recours à une violence analogue à celle subie. L'adoption de l'état d'urgence, et sa prolongation en France bien au-delà du temps requis, tout comme le Patriot Act aux USA en 2001, signent ainsi la victoire du terrorisme en ce qu'ils font basculer les États d'une réponse politique vers une réponse guerrière et policière homologue à la violence terroriste, la légitimation d'État en plus. La violence terroriste réussit ainsi à dépolitiser les démocraties, c'est-à-dire à les « déconflictualiser », comme l'atteste l'unanimisme affiché sous couvert de l'union nationale opposée aux terroristes.
Le terrorisme intégral s'apparente encore au totalitarisme par le ressort idéologique. Arendt indiquait que la terreur totalitaire n'obéit à aucun principe (politique) mais seulement à une idéo-logique, une logique des idées qui impose sa nécessité dans la plus grande indifférence à l'expérience d'un monde commun partagée par le sens commun. L'idéologie est une perte du sens du réel dans l'aliénation de la pensée à la seule logique supposée démonstrative de l'idée. Il est incontestable que c'est aussi là un trait remarquable du fanatisme fondamentaliste qui anime le terrorisme actuel. Que le ressort de cette idéo-logique soit l'instrumentalisation du Coran, en totale contradiction et avec l'esprit du Coran et avec l'expérience de vie des Musulmans croyants, ne change rien à sa fonction rhétorique : prouver contre toute expérience sensible partagée que la loi de l'idée prévaut sur toute épreuve de la réalité et s'impose, quelles que soient les contre-épreuves intuitives et expérientielles.
Néanmoins, cette violence terroriste s'éloigne aussi de la terreur totalitaire sous deux aspects. D'abord en ce qu'elle ne s'appuie pas sur un appareil d'État constitué que le système totalitaire mobilise comme une façade de respectabilité mais qu'il double de milices terroristes qui échappent entièrement au contrôle d'État. C'est peut-être par un autre aspect, cependant, que la violence terroriste de la domination intégrale diffère de celle de la domination totalitaire. Cette dernière repose, selon Arendt, sur les camps de concentration. Ces camps sont des usines de fabrication massives de morts vivants et servent de « laboratoire où l'on expérimente des mutations de la nature humaine[2] » dans leur variante nazie, ils se prétendent destinés à la « rééducation » de l'esprit humain dans leur variante stalinienne, maoïste, cambodgienne, etc. À la connaissance de Tassin, on ne rencontre rien de tel dans les univers terroristes qui n'obéissent pas à cette fonctionnalité totalitaire : expérimenter la production industrielle de l'inhumanité. Le fondement idéologique de la domination intégrale requiert l'obéissance aveugle, et donc une soumission intégrale des individus à la loi prétendue religieuse, mais il ne se traduit pas par l'installation de camps destinés à changer la nature humaine. L'alternative à laquelle elle condamne les individus est : se soumettre ou disparaître. Il est vrai, cependant, qu'à défaut de camps de concentration organisés, on ne peut que relativiser cette différence au vu de pratiques individualisées dont on doit interroger la signification : quand on demande à des enfants d'abattre des otages ou qu'on demande aux otages de confesser leur culpabilité avant d'être exécutés, en quoi est-ce moins une négation de l'humain que ce qui s'entreprend dans les camps ?
En revanche, et à la différence de la domination totale, cette idéologie et sa terreur esclavagisent les êtres rétifs à la soumission. Et plus particulièrement encore, d'une manière qui exigerait certainement qu'on entreprenne une enquête philosophique inédite, elle déploie fondamentalement cette logique de soumission et d'esclavage sur les femmes. On ne saurait trop insister sur la soumission et l'exploitation des femmes dans les univers terroristes mentionnés. Car il ne s'agit pas d'y voir un dommage collatéral : bien au contraire, on peut penser que la domination du sexe féminin appartient fondamentalement au type de violence terroriste développé par l'idéologie intégriste. Plus encore, qu'elle est constitutive de cette forme de domination qui ne s'expérimente pas sur certaines populations, comme le nazisme l'a fait sur les peuples juif ou rom, mais sur l'infériorisation de genre et la condamnation des orientations sexuelles susceptibles d'affaiblir le grand partage inégalitaire entre hommes et femmes.
S'il fallait caractériser la domination intégrale déployée par la violence terroriste, trois traits semblent ressortir : le fondamentalisme, l'acosmisme, l'exterminisme.
Fondamentalisme intégriste : sous ce nom, Tassin entend le transfert dans la sphère publique politique d'une règle morale et religieuse qui enjoint d'être toujours en accord avec soi-même quelques que soient les circonstances de la vie commune, et qui refuse toute transaction. Soit encore, la prévalence d'une fidélité à soi sur la fidélité à la cité ou mieux sur la fidélité à l'espace public sans lequel aucune vie politique ne peut se déployer. La confusion des deux ordres, celui de la vie de la conscience (vie avec soi et avec Dieu) et celui de la vie avec autrui (vie avec les étrangers au sens propre, à savoir celles et ceux qui ne partagent pas les mêmes valeurs que moi, dont les dieux diffèrent, mais avec lesquels il faut non seulement cohabiter mais agir de concert), cette confusion a pour effet d'imposer à la vie publique une logique communautariste du tout ou rien qui revient à exiger de tout autre qu'il épouse les mêmes valeurs que moi, ou qu'il périsse. En ce sens, l'intégrisme fondamentaliste est la récusation idéologique du monde commun[3].
Acosmisme : Tassin emprunte ce terme à Arendt et le définit par différence du nihilisme. Si le nihilisme obéit à la formule : « tout est permis », l'acosmisme obéit à la formule : « tout est possible » (David Rousset rappelle que « Ici tout est possible » est la formule de la terreur totalitaire[4]). Si tout est possible, alors rien ne s'oppose à l'esclavagisation des femmes, au meurtre gratuit des incroyants, aux attentats suicides. Plus aucune considération de ce qu'exige un monde pour exister, et être un monde commun, ne vient limiter, proscrire, rendre insensé telle ou telle conduite. Ce sont alors aussi les œuvres de culture qu'il faut éliminer, les manuscrits de Tombouctou ou les vestiges de Palmyre, pour effacer de cette terre toute trace d'un monde qui porterait les signes de la pluralité. En ce sens, l'acosmisme est la destruction idéologique et devenue effective du monde commun.
Exterminisme : inutile d'insister, on sait combien le meurtre collectif, l'accroissement du nombre des victimes, l'absence de qualification de celles-ci, tout concourt à justifier l'élimination des vies dès lors qu'elles ne se soumettent pas à la logique de l'idée. L'extermination est alors aussi bien une méthode qu'une visée, un moyen qu'une fin, un état de fait qu'un dogme. Exterminer devient l'élément qui ordonne toutes les conduites comme les pensées. En ce sens, l'exterminisme est la réalisation effective de l'intégrisme, l'élimination de la pluralité constitutive d'un monde commun. Il conviendrait bien sûr ici d'inscrire cette figure intégritaire de l'exterminisme dans sa généalogie proprement européenne. Tassin renvoie au livre de Sven Lindqvist : «Exterminez toutes ces brutes!» sur les « origines du génocide européen » auquel l'exterminisme ressortit peut-être encore[5].
Réunis, ces trois traits font de la violence extrême le (non)sens du fondamentalisme érigé en prétendue politique et se révélant en réalité une anti-politique fondamentale. L'intégrisme met moi, mes valeurs, ma communauté, mon dieu au-dessus de tout. L'unification du monde qu'il promeut combat fanatiquement la pluralité qui est la condition de l'action politique. L'acosmisme détruit par avance toute possibilité que s'élève un monde commun accueillant des jeux de valeurs opposées. À l'égalité de droit des cultures, il oppose une idéologie qui récuse le monde dans le déni de l'égalité. L'exterminisme intégritaire est la réponse extrême à toute manifestation d'une liberté de pensée et d'action qui par sa seule expression récuse l'idéo-logique. On peut donc dire que le terrorisme mis au service d'une domination intégrale est l'expression la plus haute de la haine du politique, qui est une haine du monde et de la pluralité de celles et de ceux qui le peuplent. Haine de la politique : haine de la pluralité, haine de la liberté, haine de l'égalité. Ce qui peut aussi se nommer une haine de l'humanité.
Mais à cette conclusion, il y a un corollaire. Donner raison aux terroristes en adoptant pour les combattre les armes dont ils se servent pour détruire, c'est participer, toutes proportions gardées, à cette haine : c'est tout au moins contribuer à la dépolitisation de la société que s'efforce d'accomplir la violence terroriste. Déclarer l'état d'urgence mais surtout le proroger en lieu et place d'une politique, c'est adopter les armes de l'adversaire et renoncer par avance à la politique qui non seulement peut prévenir la violence mais aussi la dénoncer. La riposte militaire à l'extérieur et policière à l'intérieur ne fait pas, et ne fera jamais, une politique. Le terrorisme exige aussi de nous, et avant tout, une réponse politique, c'est-à-dire une réponse démocratique, qui reste toujours à inventer et à l'élaboration de laquelle nous avons la responsabilité de contribuer en multipliant les aires de confrontations démocratiques. N'est-ce pas le sens de ce qui s'invente sur les places et dans les mouvements de protestation qui se renforcent en France et en Europe aujourd'hui ? L'Europe en proie au terrorisme issu de ses anciennes colonies est-elle capable de résister à cette spirale de la terreur et de la violence d'État qui fait le jeu de la domination intégritaire et nous condamne à une destruction totale ?
Notre époque se caractériserait ainsi par quatre figures connexes de la domination : dominations totale, globale, radicale et intégrale qui prises ensemble font système – le système totalitaire étant relayé aujourd’hui dans l’univers soumis à une logique économique globale et à une logique technoscientifique radicale, par la variante inédite que constitue le système intégritaire porté par le fondamentalisme.
La domination intégrale est alors proche de la domination totale sur au moins deux points : l’usage systématique de la terreur ; le ressort idéologique qui l’anime.
Mais elle en diffère également sous deux aspects : son rapport à l’État et son idéologie.
[1] Les origines du totalitarisme, p. 838.
[2] Les origines du totalitarisme, p. 782, 783, citation p. 810.
[3] À l’inverse, le partage machiavélien entre sphère privée et sphère publique, éthique et politique, convictions et conventions, valeurs et principes, est la condition d’une vie politique.
[4] Les origines du totalitarisme, p. 786 et suivantes.
[5] S. Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes. L’odyssée d’un homme au cœur de la nuit et les origines du génocide européen (1986), Le serpent à plumes, 1998.
Quelques extraits du livre probablement le plus important de Bernard Stiegler, le troisième tome de La technique et le temps paru en 2001, réédité en 2018 avec une postface de mars 2017.
Troisième tome de La technique et le temps, Le temps du cinéma et la question du mal-être peut cependant être lu de façon autonome : les problématiques qui, ayant été instruites dans les deux premiers ouvrages, sont indispensables à la compréhension de celui-ci, y sont réintroduites, creusées et réexaminées, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu les deux livres précédents pour comprendre le troisième. À certains égards, on pourrait même dire que Le temps du cinéma et la question du mal-être constitue une bonne introduction à La faute d’Épiméthée et à La désorientation.
Dans le dernier chapitre de La désorientation, j’avais introduit la thèse selon laquelle les objets temporels industriels constituent l’élément déterminant du siècle :
Les industries de programmes, et plus particulièrement l’industrie médiatique de l’information radiotélévisée, produisent en masse des objets temporels qui ont pour caractéristique d’être écoutés ou regardés simultanément par des millions, et parfois des dizaines, des centaines, voire des milliers de millions de « consciences » : cette coïncidence temporelle massive commande la nouvelle structure de l’événement, à laquelle correspondent de nouvelles formes de conscience et d’inconscience collectives.
J’avais repris sous une autre forme cette même idée sur la quatrième page de couverture :
Un objet est « temporel » lorsque son écoulement coïncide avec le flux de la conscience dont il est l’objet (exemple : une mélodie). Dans la nouvelle calendarité, les « flux de conscience » de la collectivité mondiale se déroulent en coïncidence avec les écoulements temporels des produits des industries de programmes, dont il résulte un bouleversement du processus même de l’événementialisation (de « ce qui arrive », de ce qui a lieu, de ce qui conjugue l’espace au temps, comme temps). Bouleversement qui affecte aussi l’événement biologique, commande le « temps réel » numérique, etc.
Analyser l’industrialisation de la mémoire, c’est ouvrir à nouveau la question philosophique de la synthèse (de l’unité du flux de la conscience, du jugement) ‒ mais à nouveaux frais : en rupture avec ce qui, dans la philosophie, ne peut pas penser la synthèse qu’est déjà la prothèse.
La convergence numérique, en faisant fusionner les industries de la logistique (informatique), de la transmission (télécommunications) et du symbolique (audiovisuel), permet l’intégration fonctionnelle technologique, industrielle et capitalistique du système mnémotechnique au système technique de production de biens matériels, faisant passer le monde industriel au stade hyperindustriel, asservissant du même coup le monde de la culture, du savoir et de l’esprit en totalité, aussi bien la création artistique que la recherche et l’enseignement supérieur, aux impératifs du développement et des marchés.
Le développement et l’intégration des technologies de la logistique et du symbole constituent une perte d’individuation au sens où Gilbert Simondon l’avait déjà analysée, en ce qui concerne le monde du travail manuel, comme typique de ce qui advient au XXe siècle avec la machine-outil, « individu technique » qui se substitue à l’ouvrier, lequel, ayant ainsi extériorisé son savoir, se trouve dès lors privé de la possibilité de s’individuer, c’est-à-dire condamné à se prolétariser. La confusion de la logistique et du symbole, c’est-à-dire leur intégration non critique, conduit à une pure et simple prolétarisation de l’esprit comme à la paupérisation de la culture.
Il s’agit en fait d’industrialiser ce qui jusqu’alors n’était pas industrialisable, les comportements individuels, en les renforçant de telle sorte que les consommateurs ne puissent plus sortir de ceux-ci, s’y trouvent enfermés, et qu’ils puissent donc être parfaitement anticipés et contrôlés, les « personnes » ne pouvant donc plus s’individuer, devenant en quelque sorte Personne, cyclopes sans perspective.
Cette perte d’individuation, où le « je » ne s’éprouve plus que comme un immense vide, n’étant plus confronté à un « nous », qui, étant tout sauf la confusion de tous les « je » en un seul et même flux (ce qui est le modèle totalitaire de la « communauté »), est condamné à se dissoudre dans un On devenu planétaire, cette perte d’individuation conduit à une immense souffrance existentielle. Dans les cas les plus tragiques, cette quasi-inexistence engendre les personnalités multiples, la consommation de drogues mortelles, et la violence, tribale ou individuelle, à commencer par le suicide, qui est devenu en France la seconde cause de mortalité chez les jeunes adolescents, et la première chez les jeunes adultes.
Tel est le mal-être, auquel personne n’échappe tout à fait aujourd’hui.
Dans La faute d’Épiméthée et La désorientation, j’avais exploré la question et les conditions du passage qu’est le temps. Et j’y avais exploré la question et les conditions d’une épokhalité contemporaine d’exception, la difficulté exceptionnelle de ce que j’avais caractérisé d’autre part comme le « double redoublement épokhal ». J’avais appelé « épokhal » ce qui, suspendant les programmes en vigueur propres à une époque, ouvre les conditions d’une nouvelle époque.
Le premier moment est celui d’un processus qui peut être caractérisé comme devenir technique. Le second moment est celui de la transformation de ce devenir en avenir.
Aujourd’hui, les conditions de ce second redoublement ne sont pas réunies. Il n’a pas lieu. Le devenir, qui est devenu foudroyant, ne donne pas d’avenir.
Ce désir du récit très archaïque commande encore les sociétés modernes : il en anime les rouages les plus complexes et les plus secrets. Mais les conditions de sa satisfaction se sont radicalement transformées.
Ce désir est à présent tellement soumis aux conditions de développement des industries de la transmission, dont cette fin de XXe siècle et ce début de troisième millénaire connaissent le triomphe, que l’on peut s’interroger sur la pérennité de la possibilité même de transmettre, du moins comme acte d’un héritage, effectivité d’une liaison et énonciation d’une filiation entre générations.
Le commerce mondial se développe en mobilisant des techniques de persuasion qui doivent tout aux arts de la narration.
Il faut cependant analyser en détail la singularité des techniques apparues avec le cinéma, qui commandent plus que jamais l’ensemble des productions des industries dites « de programmes », pour pouvoir rendre compte de l’efficacité incomparable de l’image animée sonore, pour comprendre l’extraordinaire effet de croyance qu’elle produit sur son spectateur, pour expliquer comment et pourquoi le cinéma, devenu télévision, c’est-à-dire réseau technique producteur et diffuseur de symboles produits par une industrie planétaire, peut combler le désir universel de fiction et par là même conditionner le devenir de l’humanité toute entière au risque d’épuiser son désir d’histoires.
Cette analyse est d’autant plus nécessaire que la singularité du cinéma révèle la singularité de l’« âme humaine » en tant que telle : elle exhume technologiquement le « mécanisme » de l’« art caché » dans ses « profondeurs ».
Pourquoi n’éteint-on pas alors le poste pour prendre un livre, par exemple, un livre où serait racontée une belle histoire, une histoire forte et bien écrite ? Pourquoi dans ces dimanches après-midi le mouvement des images l’emporte-t-il sur celui des mots inscrits dans les beaux livres ? C’est qu’il n’y a rien à faire d’autre que regarder. Et même si ce que l’on regarde est une niaiserie, pour peu que le réalisateur ait quelque habileté à exploiter les possibilités vidéo-cinématographiques, il saura attirer notre attention dans le cours des images de telle sorte que, quelles qu’elles soient, nous voudrons voir les suivantes. Nous adhérerons au temps de cet écoulement, nous nous y oublierons, peut-être nous y perdrons-nous (y perdrons-nous notre temps), mais quoi qu’il en soit, nous aurons été suffisamment capté, sinon captivé, pour parvenir jusqu’à la fin. Pendant les quatre-vingt-dix ou cinquante-deux minutes qu’aura duré ce passe-temps, le temps de notre conscience se sera totalement passé dans celui de ces images en mouvement, liées entre elles par des bruits, des sons, des paroles et des voix. Quatre-vingt-dix ou cinquante-deux minutes de notre vie se seront passées hors de notre vie réelle, dans une vie ou dans des vies de personnages, réels ou fictifs, dont nous aurons épousé le temps, dont nous aurons adopté les événements qui nous seront arrivés comme ils leur sont arrivés.
Conclusion de ces deux observations : la singularité de la technique d’enregistrement cinématographique résulte de la conjugaison de deux coïncidences :
– d’une part, la coïncidence photophonographique entre passé et réalité (« il y a double position conjointe : de réalité et de passé »), qui induit cet « effet de réel », c’est-à-dire de croyance, où le spectateur est installé d’avance par la technique elle-même,
– d’autre part, la coïncidence entre flux du film et flux de la conscience du spectateur de ce film, qui, par le jeu du mouvement créé entre les poses photographiques, liées entre elles par le flux phonographique, déclenche le mécanisme d’adoption complète du temps du film par le temps de la conscience du spectateur, qui, en tant qu’elle est elle-même un flux, se trouve captée et « canalisée » par le mouvement des images. Ce mouvement, investi par le désir d’histoires qui habite tout spectateur, libère les mouvements de conscience typiques de l’émotion cinématographique.
C’est Husserl qui a pensé l’objet temporel. Critiquer Bergson et Deleuze au nom de Husserl est cependant délicat : lui-même néglige totalement la question de l’enregistrement dans son analyse. Il faut même dire qu’il l’exclut. J’ai tenté de montrer qu’il commet par là une grave erreur, ce qui m’a conduit à former l’hypothèse d’une structure essentiellement cinématographique de la conscience en général, comme si elle avait « toujours fait du cinéma sans le savoir » ‒ ce qui expliquerait la singulière force de persuasion du cinématographe. C’est au développement de cette hypothèse que sera consacré cet ouvrage. Pour ce faire, je dois rappeler ci-dessous, en le résumant, l’essentiel de ce qui fut établi dans le dernier chapitre de La désorientation, « Objet temporel et finitude rétentionnelle » ‒ mais au regard d’une nouvelle problématique : celle de l’« effet Koulechov ».
Husserl s’engage sur le chemin de l’objet temporel lorsque, dans la cinquième des Recherches logiques, il tente de rendre compte de la temporalité de toute conscience comme structure de flux. La question est alors d’analyser les conditions phénoménologiques selon lesquelles ce flux peut se constituer. Or, il est impossible pour le phénoménologue de mener de telles analyses à même la conscience : sa structure étant intentionnelle, toute conscience est toujours conscience de quelque chose ; rendre compte de la temporalité de la conscience n’est possible qu’à travers l’analyse d’un objet lui-même temporel.
Husserl trouve cet objet en 1905 : c’est la mélodie. Une mélodie est un objet temporel au sens où il ne se constitue que dans sa durée. (…) l’objet proprement temporel n’est pas simplement dans le temps : il se constitue temporellement, il se trame au fil du temps ‒ comme ce qui apparaît en passant, comme ce qui passe, comme ce qui se manifeste en disparaissant, comme flux s’évanouissant à mesure qu’il se produit. Et c’est le bon objet pour rendre compte de l’étoffe temporelle du flux de la conscience elle-même parce que le flux de l’objet temporel coïncide absolument avec le flux de la conscience dont il est l’objet.
Dans l’objet temporel qu’est une mélodie, Husserl découvre la rétention primaire.
Lorsque j’écoute une mélodie, l’objet se présente à moi en s’écoulant. Au cours de cet écoulement, chacune des notes qui se présente maintenant retient en elle la note qui l’a précédée, celle-ci retenant elle-même la précédente, etc. La note actuelle maintient en elle toutes les notes qui l’ont précédée, elle est le « maintenant » comme maintien de la présence de l’objet : le présent de l’objet temporel est sa maintenance. C’est ainsi que se constitue l’unité de l’objet temporel.
La rétention primaire est (…) une association originaire entre le maintenant et ce que Husserl nomme son « tout-juste-passé », qui reste présent dans le maintenant.
La maintenance du tout-juste-passé dans le présent passant est ce qui accorde son contenu à ce qui se présente maintenant et c’est ce qu’illustre à l’évidence la mélodie, où il est clair que la note ne sonne que par rapport aux notes qui la précèdent et la suivent (celles qui suivent étant celles où elle résonnera comme rétention qu’elle sera devenue à son tour, mais dont elle ménage maintenant la venue comme protentions qu’elle-même recèle et maintient depuis les rétentions qui l’ont précédée). C’est aussi ce qu’illustre de façon particulièrement claire ce qui a été appelé l’« effet Koulechov », (…). Cette expérience consista à insérer plusieurs fois le même plan du visage du comédien Mosjoukine, dans plusieurs séquences, construites autour de ce plan monté chaque fois avec trois autres plans représentant trois sujets très différents. Or, le plan du visage de Mosjoukine, toujours identiquement le même, aurait pourtant été perçu par les spectateurs comme trois plans différents, chacun reproduisant trois expressions différentes d’un même visage.
De fait, tel est le « cinéma » que se fait sans cesse la conscience, qui projette sur ses objets ce qui les précède dans la séquence où elle les insère, et qu’elle seule produit. De fait, tel est aussi, en effet, le principe même du cinéma : agencer des éléments en un seul et même flux temporel.
La conscience est affectée par les phénomènes qui se présentent à elle en règle générale, mais elle l’est de manière particulière par les objets temporels. Cela nous importe parce que le film, comme la mélodie, est un objet temporel. Comprendre la singularité de l’affection de la conscience par les objets temporels, c’est donc commencer à comprendre ce qui fait la spécificité du cinéma, sa force, et comment il peut transformer la vie ‒ par exemple faire adopter The American Way of Life au monde entier.
Cela suppose d’analyser la spécificité de la technique d’enregistrement qui permet le flux cinématographique, et les effets que celui-ci engendre sur la conscience, en tant qu’elle est déjà cinématographique dans ses principes de sélection des souvenirs primaires ‒ sélection qui suppose des critères de sélection, lesquels sont fournis par le jeu des souvenirs secondaires et tertiaires associés, le tout formant un montage par lequel se constitue l’unité d’un flux ‒ d’un flux de conscience, cet objet temporel qu’est un film, résultat d’un montage.
Ce sont les conditions de cette association du primaire, du secondaire et du tertiaire, de ce montage-association-de-rétentions, que nous allons maintenant explorer.
Nous disons que la conscience a changé entre les deux écoutes et que c’est pourquoi elle ne sélectionne pas les mêmes souvenirs primaires d’une écoute à l’autre ‒ l’objet étant le même, le phénomène est chaque fois différent. Mais nous devons nous demander maintenant : comment est-il possible qu’une conscience puisse écouter deux fois de suite le même objet temporel ?
De fait, c’est impossible tant que n’existe pas la technique d’enregistrement analogique d’une mélodie sur un phonogramme.
Inscrite dans ma mémoire, l’antériorité de la première audition relève du souvenir secondaire, c’est-à-dire de l’imagination et de la fiction. L’étrange est évidemment que ce déjà engendre du pas-encore, que le déjà-entendu donne lieu au pas-encore-entendu ‒ qui fait écho (…) à une attente protentionnelle entée sur un jeu d’archi-protentions.
C’est qu’entre les deux auditions, la conscience a changé parce qu’un frayage a eu lieu. La rétention primaire est une sélection effectuée selon des critères établis au cours de frayages précédents qui sont eux-mêmes des sélections issues d’autres frayages plus anciens. Et il en va ainsi parce qu’en tant que mémorisation, la rétention primaire est aussi un oubli primaire, une réduction de ce qui passe à un passé qui ne retient en lui que ce que les critères que constituent les rétentions secondaires lui permettent de sélectionner. Des rétentions secondaires habitent par avance le processus de rétention primaire.
C’est le cas lorsque j’ai déjà entendu la mélodie, mais c’est aussi le cas lorsque je ne l’ai encore jamais entendue, car alors, je l’entends à partir d’une attente constituée par tout ce qui m’est déjà musicalement arrivé ‒ répondant aux Muses gardant en moi le défaut d’origine de mon désir.
Il en va ainsi parce qu’il n’y a de mémorisation que comme oubli et parce qu’il n’y a d’oubli qu’en fonction de critères ‒ pouvant faire l’objet d’une critique. Si mémoriser ne signifiait pas déjà oublier, rien ne serait retenu parce que rien ne passerait, rien ne se passerait.
(…) nous pouvons dire à présent que la conscience est toujours en quelque manière montage de souvenirs primaires, secondaires et tertiaires les uns par les autres. Étant entendu qu’on appellera rétention tertiaire toute forme de « souvenir » objectif : cinématogramme, photogramme, phonogramme, écriture, tableau, buste, mais aussi monument et objets en général, tels qu’ils témoignent pour moi d’un passé que je n’ai pas forcément vécu moi-même.
On appellerait « conscience » ce centre de post-production ou cette régie qui assure le montage, la mise en scène, la réalisation du flux des rétentions primaires, secondaires et tertiaires ‒ dont l’ inconscient, chargé de dispositions protentionnelles, c’est-à-dire aussi spéculatives, serait le producteur.
À ces effets propres à la photographie et au cinéma, la télévision ajoute deux nouvelles déterminations :
- Comme technique de télédiffusion, elle permet à un public de masse de regarder simultanément le même objet temporel en tous points d’un territoire, et elle rend possible la constitution de méga-objets temporels : les grilles de programmes, où les flux des différents objets temporels audiovisuels s’enchaînent les uns aux autres pour former la chaîne d’un archi-flux ‒ la « chaîne de télévision ».
- Comme technique de captation et de retransmission en direct, elle permet que ce public vive collectivement et en tous points du territoire l’événement capté au moment même où il a lieu ‒ diffusion d’un type d’objet temporel « live », dont la coupe du monde de football fut en France, le 12 juillet 1998, un cas exemplaire : c’est ici immédiatement la « réception » de l’événement qui constitue cet événement.
Ces deux effets proprement télévisuels transforment et la nature de l’événement lui-même, et la vie la plus intime des habitants du territoire : les industries de programmes mettent en œuvre une synchronisation subitement accrue des diachronies constitutives des cultures, c’est-à-dire aussi des consciences. C’est ce processus qui constitue le fond de la critique de ce que Horkheimer et Adorno appelleront les industries culturelles.
Il n’y a de « culture » et d’« esprit » qu’à partir du fait de la technique. Adopter un tel point de vue est lourd de conséquences quant à la critique que l’on peut tenter du concept d’industrie culturelle élaboré par Horkheimer et Adorno.
Horkheimer et Adorno accusent ainsi le cinéma de paralyser l’imagination et plus généralement le discernement du spectateur au point que celui-ci n’est plus en mesure de distinguer perception et imagination , réalité et fiction ‒ discours qui pourrait s’appliquer aujourd’hui tel quel à la réalité virtuelle ou aux jeux électroniques : plus [l’industrie culturelle] réussit par ses techniques à donner une reproduction ressemblante des objets de la réalité, plus il est facile de faire croire que le monde extérieur est le simple prolongement de celui que l’on découvre dans le film. L’introduction subite du son a fait passer le processus de reproduction industrielle entièrement au service de ce dessein. Il ne faut plus que la vie réelle puisse se distinguer du film.
(…) le cœur de la question des industries culturelles est alors que celles-ci constituent une mise en œuvre industrielle et donc systématique de nouvelles technologies des rétentions tertiaires, et à travers elles, de critères de sélection d’un type nouveau ‒ et, en l’occurrence, totalement soumis à la logique des marchés, c’est-à-dire aux actionnariats.
La rétention tertiaire est de façon très générale cette prothèse de la conscience sans laquelle il n’y aurait pas d’esprit, pas de revenance, pas de mémoire du passé non vécu, pas de culture. Le phonogramme est une telle prothèse, mais elle en constitue un type tout à fait singulier ‒ singulier en ceci qu’il rend évident que, comme enregistrement d’une trace dans un objet, ici un enregistrement analogique, le souvenir tertiaire surdétermine à son tour l’articulation des rétentions primaires et secondaires.
Les trois synthèses d’appréhension, de reproduction et de recognition que Kant distingue dans la première version de la « Déduction transcendantale » sont en effet étroitement solidaires des rétentions primaires, secondaires et tertiaires, et il n’est possible pour les industries culturelles de « tout schématiser pour [leurs clients] » que dans la mesure où les rétentions tertiaires jouent ici (dans la constitution de la conscience) un rôle primordial.
S’il peut y avoir un « schématisme industriel », c’est parce que le schème est originairement et dans sa structure même industrialisable : il passe par la rétention tertiaire, c’est-à-dire par la technique, la technologie et aujourd’hui l’industrie.
Autrement dit, si Kant peut et doit écrire que tous les phénomènes sont en moi, c’est-à-dire qu’ils « sont des déterminations de mon moi identique, qu’ils expriment comme nécessaire une unité totale de ces déterminations dans une seule et même aperception », il reste que le moi n’est pas lui-même simplement en lui-même, mais originairement hors de lui-même. Le moi est au milieu de « lui-même », c’est-à-dire de ses objets et prothèses, milieu qui, du coup, n’est pas seulement lui-même, mais son autre.
Et il s’agit d’un autre qui le précède, d’un déjà-là, d’un passé qu’il n’a pas vécu et qui n’est son passé qu’à la condition de devenir son avenir. Cette structure de précédence prothétique, que fonde la possibilité de la tertiarité des rétentions, est le support projectif de la conscience lui permettant d’hériter du passé de toutes les consciences qui l’ont précédée ‒ ainsi de nous-mêmes en ce moment : comme ensemble du public lecteur des livres de Kant –, il est aussi ce qui lui permet de projeter (d’imaginer) un avenir.
C’est cette équivalence générale où l’espace donne figure au temps qui permet ce que Marx nomme l’« équivalent général » : le capital, comme argent permettant d’accumuler une valeur abstraite parce que manipulable, est donc aussi du temps mis en réserve, conservé, en quelque sorte cristallisé, ou congelé, comme dirait Queneau. La rétention tertiaire, dont l’argent est la forme la plus abstraite, et qui permet l’abstraction à partir du principe de correspondance, ouvre donc du même coup la possibilité de la manipulation abrégeante, dont la numération de position est une exploitation systématique comme système d’équivalences spatiales (les images des nombres) d’opérations temporelles (de dénombrements comme écoulements faillibles du flux de conscience).
Thalès (…) ne saurait en aucun cas raisonner géométriquement sans gestes figurant l’espace pur, c’est-à-dire les conditions a priori de l’espace empirique, dans cet espace empirique lui-même. Si Thalès construit la figure, et ne se contente pas de la suivre, il construit une figure sans laquelle il n’y aurait pas de concept. La construction du concept est celle de la figure et réciproquement ‒ certes accompagnée d’un discours, mais ce discours est lui-même inscrit à la lettre : il doit tout autant être fixé que la figure doit garder dans l’espace sensible la trace d’un raisonnement sur l’espace pur, c’est-à-dire sur les conditions de possibilité a priori de l’intuition. Ici comme dans la numération, il n’y a pas de pensée possible sans figurations qui sont aussi des tracés, des gestes de la pensée telle qu’elle doit se soutenir de ses inscriptions dans l’espace, inscriptions qui permettent de dégager, dans l’intuition du donné empirique, une intuition pure des conditions formelles de cette intuition empirique ‒ et qui sont, nous l’avions déjà souligné, les béquilles de l’entendement, et non seulement de l’espérance et de la foi.
Image et schème sont les deux faces d’une même réalité qui constitue un processus historique conditionné par la structure épiphylogénétique ‒ laquelle désigne le système général des rétentions tertiaires formant le milieu de la conscience, son monde comme spatialisation du temps des consciences passées et passantes en tant que Weltgeschichtlichkeit.
Pour nous en effet, la synthèse d’appréhension est celle des rétentions primaires du présent, la synthèse de reproduction celle des rétentions secondaires du passé, et la synthèse de recognition celle des protentions unitives du flux dans sa totalité, c’est-à-dire comme projection de son avenir et de sa fin. Mais elle est aussi ce qui suppose ce matériel de projection (d’images) qu’est cette mémoire de synthèse que nous nommons rétention tertiaire.
La réfutation de l’idéalisme signifie la nécessité de la rétention tertiaire comme possibilité de l’inscription d’une représentation permanente dans quelque chose de permanent et comme synchronisation des sens internes et externes garante de l’identification du flux « qui n’a rien de durable » ni donc d’identique, substrat qui est aussi la condition de l’orientation. Cette durabilité comme béquille identitaire du temps de l’aperception définie comme processus d’unification lui-même totalement fluide et ne pouvant donc se suffire à lui-même, confère une place cruciale à la rétention tertiaire : elle constitue le flux par sa durabilité comme durabilité du passé, de ce qui s’est passé.
La conséquence de ces analyses est immense et c’est pourquoi nous avons dû tant nous attarder en elles : la rétention tertiaire est autant spatiale que temporelle, et elle conditionne la possibilité même de distinguer l’espace et le temps. C’est pourquoi les industries de la rétention tertiaire que sont les industries culturelles et de programmes sont aussi des industries de la vitesse.
Cette spatialité de la rétention tertiaire est ce qui la voue à toutes les manipulations possibles. En tant qu’elle permet de canaliser la diversité des flux non seulement en retenant leur attention au même moment (…), mais en déclenchant par là des processus de sélection dans les rétentions primaires par les rétentions secondaires sous contrôle de rétentions tertiaires qui peuvent être synchroniquement sélectionnées, « régies », et adoptées parfois par des millions ou dizaines de millions de consciences chaque jour, la spatialité de la rétention tertiaire est ce qui permet une quasi-matérialisation de ces consciences et en tout cas leur « réification », masses de consciences qui peuvent donc devenir la matière première pour l’industrie des audiences que sont les industries de programmes. La fin du XXe siècle voit ainsi se constituer un immense marché des consciences, voué à devenir mondial par-delà toutes les barrières.
Or, ce marché, qui effectue des investissements dont il attend des retours, constitue un processus protentionnel tout à fait nouveau.
Nous avons montré qu’il ne peut y avoir protention que parce qu’il y a inadéquation. Cette inadéquation, qui est une mise en œuvre de l’indétermination de ce qui reste à venir (et de l’interprétabilité de ce qui reste du passé), est ce qui constitue la situation ordinairement diachronique des consciences les unes à l’égard des autres, c’est-à-dire : ce qui constitue la singularité des flux de chaque conscience et, autrement dit, la singularité de chaque Je pense, qui est ainsi dit être un auto-mouvement, une autonomie de la pensée, à proprement parler l’aperception d’un soi comme conscience de soi : une réflexivité.
L’intégration numérique des industries culturelles par la convergence des technologies de l’information, de l’audiovisuel et des télécommunications a commencé à la fin des années 1990 ‒ largement accélérée par l’ouverture du réseau internet aux publics du monde entier en 1992 à travers la mise en œuvre de la norme d’interopérabilité TCP-IP, par l’adoption de la norme de compression des images et des sons MPEG, et par la privatisation massive des opérateurs de télécommunications.
Cette intégration, plus généralement appelée « convergence », constitue un nouveau cadre de production et de diffusion des « rétentions tertiaires », et un nouveau milieu pour l’esprit. C’est au cours du XXe siècle que le milieu de l’esprit est devenu celui d’une exploitation industrielle des temps de consciences. Il ne s’agit pas là d’une évolution monstrueuse par laquelle le « schématisme » passerait tout à coup hors de la conscience : la conscience n’a jamais été conscience de soi autrement qu’en se projetant hors de soi. Mais à l’époque des industries de l’information, et en particulier des technologies analogiques et numériques qui la rendent possible, cette conscience extériorisée et matérialisée devient matière à manipulations de flux et à projections de masses telles qu’une pure et simple annulation de la « conscience de soi » par son extériorisation devient possible pour les hypermasses de consommateurs de produits et de modes de vie industriels voués aux marchés de taille mondiale : c’est ce que donne à penser la synchronisation homogénéisante des flux de consciences par les objets temporels audiovisuels, qui ne tardera pas à renverser les frontières nationales et géographiques, le numérique ne s’encombrant pas des contraintes de la diffusion hertzienne.
La critique de la manipulation que permet cette synchronisation des consciences à l’époque des objets temporels audiovisuels et industriels de masse ne peut pas être une dénonciation d’une dénaturation de la conscience par le cinéma, mais au contraire la mise en évidence que la conscience fonctionne comme un cinéma, ce qui permet au cinéma (et à la télévision) d’avoir prise sur elle. Dès lors, la critique du cinéma et de la télévision comme phénomènes sociaux qui pourraient en venir à détruire la conscience elle-même (c’est la question d’une « écologie de l’esprit ») appelle une nouvelle critique de la conscience elle-même, une remise en chantier de l’entreprise kantienne.
Dans le devenir industriel de la culture, c’est la conscience qui est elle-même à vendre. On peut toujours dénoncer là une dégénérescence barbare, un état de fait monstrueux : ce n’est que la stricte conséquence de la finitude du flux des consciences en général, et de leur prothéticité originaire. On ne peut lutter contre cette possibilité sans l’avoir reconnue comme telle, c’est-à-dire sans avoir tiré des analyses précédentes la conclusion qu’ il n’y a pas d’« esprit » sans milieu rétentionnel objectif, et que l’histoire de ce milieu est aussi une histoire de la technique, c’est-à-dire aujourd’hui de l’industrie. L’avenir de l’esprit ne peut consister qu’en une géopolitique des technologies culturelles qui serait aussi une politique écologique de l’esprit. Car une politique de la conscience (mais qu’est-ce que la politique, sinon, en tout premier lieu, une politique de la conscience ?) est nécessairement une politique de la technique.
Et celle-ci, comme nous allons nous y pencher maintenant, est nécessairement aussi une politique de l’adoption.
La numération, avant d’être une faculté mentale, est une activité motrice qui a été intériorisée et qui finit par devenir, comme toutes les activités motrices, mentalisées ou non, une activité machinique. Calculer signifie alors manipuler un clavier commandant une machine alphanumérique à laquelle l’entendement délègue certaines de ses opérations. Le but de La faute d’Épiméthée était de montrer que la raison et l’entendement humain commencent par la possibilité de cette délégation vers une prothèse, c’est-à-dire par l’existence d’un milieu technique comme capacité de transmission épiphylogénétique, dont les systèmes de numération sont des cas.
La double récusation de l’empirisme et du transcendantalisme que nous tentons donc ici est entre Amérique du Nord et Europe. La difficulté du dialogue entre ces deux entités spirituelles traduit un clivage, dans l’histoire de l’« esprit », entre empirisme anglo-saxon et transcendantalisme européen dit « continental ». Cette tradition anglo-saxonne, qui s’est étendue ‒ sur le continent nord-américain, s’y est concrétisée par une culture de la machine de calcul, et par une mise en œuvre des savoirs logiques au service de la logistique, ce qui fut appelé la cybernétique, telle que finalement, les États-Unis devinrent le grand pays des technologies de l’information et de la première grande entreprise informatique transnationale que fut IBM. Cette concrétisation industrielle est ce que la philosophie, qu’elle soit « continentale » ou « anglo-saxonne », s’avère décidément et massivement incapable de penser, y compris du côté des « philosophies de l’histoire ». Car si Marx fut évidemment un grand penseur de l’industrie (comme Hume), il ne put jamais accéder à la question de l’industrialisation du calcul et du milieu rétentionnel dont il n’eut finalement pas plus le concept que ses prédécesseurs.
Notre tentative ici serait donc d’échapper à cet antagonisme transatlantique constitué par une commune inattention de l’esprit à ses matières comme substrats des flux où il consiste.
Quant à l’actuelle brutalité de la géopolitique de l’industrie nord-américaine, elle résulte d’un investissement massif du capital dans une technologie de rupture. Autrement dit, si la possibilité de synchroniser des flux de conscience et d’organiser industriellement le calcul et la mise en œuvre de critères de sélection dans les rétentions tertiaires ne constitue pas une rupture dans la structure intime de ces flux, tels qu’ils mettent en œuvre des synthèses, il y a bien en revanche une rupture de système technique, et celle-ci a d’immenses conséquences sur la vie de l’esprit et l’histoire de la conscience. Ces conséquences posent à nouveaux frais la question critique. Et il est tout à fait nouveau que cette délégation soit prise en charge au plan de l’industrie en sorte que l’élaboration des critères rétentionnels s’en trouve hégémoniquement soumise aux règles de calcul des marchés ‒ fasse l’objet de ·calculs d’amortissement.
Nous avions vu ‒ dans La désorientation ‒ que cette évolution relève de ce qu’André Leroi-Gourhan caractérise comme le troisième stade de ce qu’il appelle le « processus d’extériorisation » : celle du système nerveux, qui suit l’extériorisation du muscle, permise par l’exploitation des énergies naturelles, elle-même précédée par celle du squelette, qui constitue en propre l’hominisation. Les industries culturelles sont le quatrième stade de cette « extériorisation », qui atteint alors l’imagination : c’est cette délégation que concrétise le cinéma, inventé en France, mais dont l’avenir industriel est aux États-Unis, pays de Hollywood aussi bien que d’IBM, où le cinéma deviendra la télévision, c’est-à-dire ce phénomène massif dont Leroi-Gourhan esquissera en 1965 quelques analyses, au moment où le téléviseur, devenu domestique, pénètre à très grande vitesse les foyers européens (46,5 % des familles françaises en 1965, 537 % de croissance entre 1960 et 1970).
Le processus d’unification dont parle Leroi-Gourhan est un processus d’adoption par lequel est possible la constitution, la solidarisation, la consolidation, la perpétuation et l’extension d’un Nous, agrégateur d’autres Je et d’autres Nous. On s’accorde généralement à définir ce groupe social élémentaire qu’est l’ethnie par le fait de partager un passé commun ‒ et cette manière de penser l’ethnie est aussi celle par laquelle l’ethnie, et plus généralement la communauté territorialisée, se pensent elles-mêmes. Or, une telle définition, qui accrédite le mythe d’une origine pure, issue du passé transmis via le territoire, est par structure et littéralement phantasmatique : c’est leur rapport commun à l’avenir qui fonde les groupes. L’ethnie (et au-delà, tout groupe social humain) est avant tout le partage et la projection, par ce groupe, du désir d’un avenir commun. Il n’y a pas de groupe humain possible sans désir et c’est ce rapport à l’avenir qui commande le « devenir-unificateur » de l’ethnie.
Un passé réellement commun des membres du groupe non seulement n’est pas une condition d’appartenance à ce groupe, mais serait proprement l’impossibilité pour un tel groupe de se constituer ‒ ce que Leroi-Gourhan montre en prenant l’exemple de la Chine. Le rapport à l’avenir qui fonde les groupes suppose évidemment qu’ils partagent un passé commun, mais ce passé ne peut être commun que par adoption ‒ celle-ci ne pouvant se concrétiser que comme projection. Tout aussi phantasmatique qu’il puisse être, ce passé qui constitue l’image du Nous à venir, tout comme l’ensemble rétentionnel primaire, secondaire et tertiaire constitue en le projetant le dispositif protentionnel en quoi consiste le flux identificatoire d’un Je, est l’adoption d’un dispositif commun de navigation dans le temps que constitue une panoplie « fantastique » de dispositifs « pour nous aider à devenir », selon l’expression de Valéry.
Ce processus d’adoption n’est cependant efficace que s’il s’occulte : il n’a lieu, dit Renan, que s’il s’oublie :
L’oubli, et je dirais même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation. […] L’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses.
Or, la condition de ce processus d’adoption réside dans la possibilité, ouverte par l’épiphylogenèse, c’est-à-dire par la mémoire technique, d’accéder à un passé qui n’a jamais été vécu ni par celui dont il est le passé, ni par ses ancêtres biologiques. Le processus d’adoption suppose l’accès à un passé factice, mais dont la facticité constitue le socle d’un « déjà-là » à partir duquel l’héritier phantasmatique peut vouloir un avenir en commun avec ceux qui partagent également ce passé par adoption et phantasmatiquement.
Adoption des techniques (c’est-à-dire des objets du commerce quotidien ) et adoption d’un passé factice permettant de projeter un avenir commun (sous l’autorité eschatologique d’un jugement dernier que le XIXe siècle nommera émancipation et progrès), et donc de constituer un Nous, sont deux formes d’adoption simultanément requises par le défaut originaire d’origine dont la faute d’Épiméthée est le récit mythologique : la question de l’adoption est immédiatement celle de la prothéticité , et de ce qu’elle implique : le poids de la rétention tertiaire dans la constitution de tous les flux ‒ y compris, donc, migratoires.
Le processus d’unification d’un Nous est donc une identification, une organisation et une unification du divers du passé de la communauté permettant la projection de son avenir. Mais :
1. Il suppose que ce passé unifié puisse l’être phantasmatiquement (et il l’est la plupart du temps) : il suppose que ce passé du Nous n’ait pas été vécu par ce Nous, ni par ceux qui le composent actuellement, ni par leurs ancêtres.
2. Il suppose que ce Nous constitue néanmoins un flux cohérent ‒ « son » Histoire ‒ par un montage et une mise en scène projective, ce qui veut dire capable de se projeter en avant, capable de désirer un avenir commun bien que le passé qui l’ouvre ne soit pas réellement commun.
3. Il suppose qu’un socle rétentionnel permette l’accès à ce passé non vécu, et son adoption dans la projection protentionnelle, elle-même concrétisée par des dispositifs tertiaires de projection.
4. Le processus d’unification est un processus d’adoption fondé sur le « processus d’extériorisation », c’est-à-dire sur le milieu technique en tant qu’il est aussi rétentionnel.
5. Le milieu technique étant devenu industriel, les conditions de l’adoption sont soumises à une nouvelle critériologie de rétentions et mettent en œuvre un nouveau dispositif protentionnel à vocation planétaire.
Il résulte de cette évolution, dont les effets ne se sont vraiment fait sentir que depuis le déploiement massif de la télévision sur la planète entière, et qui s’intensifie encore avec les réseaux numériques et ce que nous appellerons l’hyperindustrialisation de la culture, que le dispositif est de plus en plus perçu comme maléfique et, paradoxalement, producteur de discorde plutôt que de concorde, d’arythmie plutôt que de synchronie, de diaboles plutôt que de symboles.
Je et Nous ne sont certes pas la même chose. Les Nous que forment les groupes humains et les civilisations ne sont ni vivants ni mortels au sens du Je, même si une « mortalité des civilisations » se découvre comme crise de l’esprit en 1919 dans une Europe en cendres tandis que continue de se bâtir Hollywood.
Nous disons que Je et Nous sont des processus d’individuation au sens où l’entend Simondon : l’individu, qu’il soit psychologique ou social, et tandis que le Nous n’est pas indivisible comme le Je, est un processus inachevé qui consiste en un équilibre métastable. Il n’est ni en équilibre stable, ce qui serait son achèvement, ni en déséquilibre, ce qui serait sa décomposition ‒ l’un et l’autre revenant à sa disparition. Il n’est ni purement synchronique, ce qui serait un état d’équilibre, ni purement diachronique, ce qui serait un état de déséquilibre.
Or, ces deux processus d’individuation, c’est-à-dire ces deux équilibres métastables, sont deux faces d’une seule et même réalité que l’analyse doit séparer pour les appréhender, mais qu’elle doit ensuite rassembler pour les comprendre dans la processualité unique qui les inclut et les caractérise : l’individu psychique est originairement psychosocial, et le social n’est pas un agrégat « intersubjectif » d’individus déjà constitués avant lui. L’individuation du Je est celle du Nous et inversement, alors même que Je et Nous diffèrent. C’est parce qu’il en va ainsi qu’une adoption de mêmes objets temporels est possible par des masses de consciences individuelles synchronisant ainsi leurs flux. Mais dans ce cas, nous allons le voir, il n’est pas évident que demeure une métastabilité telle que Je et Nous puissent différer durablement et dynamiquement, c’est-à-dire continuer à se différencier et à s’individuer en demeurant à la fois différents et convergents. Et c’est en cela que l’on peut craindre qu’un processus entropique résulte de la synchronisation industrielle des temps de conscience.
Les deux individuations doivent être pensées sous la « catégorie du transindividuel qui tend à rendre compte de l’unité systématique de l’individuation intérieure (psychique), et de l’individuation extérieure (collective) », et cette double face de l’individuation, comme composition d’inadéquations, est une adoption, c’est-à-dire la projection d’un avenir à partir d’un passé qui n’est pas celui du Je, mais celui sur lequel le processus d’individuation du Je enchaîne.
« Exception » ne doit pas être ici sacralisé ni même valorisé : est exceptionnel tout ce qui participe à la diversification à l’intérieur même de l’unification, positivement ou négativement, c’est-à-dire tout ce qui contribue au dynamisme à des coûts variables. Il y a des êtres exceptionnels par leur beauté comme par leur laideur, par leur finesse comme par leur grossièreté. En revanche, la positivité rétentionnelle de l’exception peut être définie comme ce qui permet de s’excepter du décès et peut donc rester en mémoire comme ce qui peut rester au-delà de soi comme héritage par-delà sa mortalité, comme ce par quoi l’individu lègue son inadéquation achevée à la postérité de ses héritiers sous forme de rétentions tertiaires, au sens où nous l’avions déjà évoqué pour le cas de l’œuvre de Kant, mais qui peut aussi s’exercer de façon très générale dans toutes les structures d’héritages, car il s’agit là précisément de l’héritage en propre, et comme condition de ce qu’Alain Badiou appelle l’« identité de l’Homme comme immortel ».
Sans la possibilité de cette légation de signification, il ne saurait y avoir de délégation, c’est-à-dire de socialisation, de représentation sociale, etc. Inversement, c’est parce qu’il y a toujours déjà délégation, c’est-à-dire aussi extériorisation, qu’il peut y avoir légation et héritage. Or, c’est cette légation que la synchronisation induite par le contrôle industriel des rétentions rend de moins en moins probable.
Une synchronisation est toujours à l’œuvre dans les commémorations publiques, les fêtes, privées ou non, et les moments de culte, mais comme moments d’exception. Le bonheur qu’éprouvent des consciences rassemblées dans l’écoute d’une musique, qui accompagne la plupart des rites religieux, sinon leur totalité, aussi bien que les fêtes profanes, et souvent dansées, encore pratiquées par les plus jeunes générations, montre à quel point la synchronisation est originellement recherchée. Mais cela montre aussi le lien qu’il y a entre synchronisation et exception du côté du Nous, diachronisation et exception du côté du Je, le On pouvant toujours semer la confusion. Or, la synchronisation qui devient permanente et systématique avec les médias et qui tendra de plus en plus à l’être aussi dans le devenir-médias de tous les instruments de travail et de socialisation, y compris à l’école, comme nous allons y revenir, est l’avènement par l’intermédiaire de ces médias d’une perte d’individuation généralisée et d’un engloutissement des moments d’exception dans le flux évènementiel continu des industries de programmes distribués vers les hypermasses de consciences. Cette perte d’individuation, qui est aussi un processus de déception immense et inquiétant, ne frappe plus seulement le prolétariat, comme ce fut le cas avec la machine « porteuse d’outils », mais la société dans sa totalité, et pour l’ensemble de ses modes de vie, « adoptés » pour l’essentiel par cette nouvelle voie que constitue le marketing comme « technologie du faire-croire », ou « économie des opinions ».
C’est pourquoi le Je peut se prendre pour le Nous, et inversement : c’est alors la domination exclusive du On, qui règne aussi bien sur et par le totalitarisme que sur et par le consumérisme et la grégarité des « sociétés de marché », que l’on dit paradoxalement et si faussement « individualistes ». La synchronisation des Je comme flux est la dissolution de la possibilité de l’exception, et le temps de la déception du Je aussi bien que du Nous, qui s’effacent dans leur confusion. Ce temps de désindividuation, dont l’affirmation « individualiste » est à la fois l’indice de frustration et la dénégation, est une époque où la « question de l’être » devient la question du mal-être.
La question du mal-être est une nouvelle facture de la question du mal où la « question de l’être » est en quelque sorte « liquidée » par le devenir.
C’est le désir sublimé d’un tel état qui donne le Nous, c’est la possibilité toujours désirée de cet état qu’il projette, y compris sous le nom d’amour du savoir que Hegel voudrait « déposer » ‒ un savoir qui juge toujours d’abord selon la beauté d’une démonstration.
Cet amour qui fonda la famille continue d’exercer son empire au sein de la civilisation… Il perpétue […] sa fonction qui est d’unir les uns aux autres un plus grand nombre d’êtres humains […] de façon plus énergique que ne réussit à le faire l’intérêt d’une communauté fondée sur le travail.
et qui ne suffit pas à constituer un véritable processus d’adoption. Et c’est pourquoi
l’imprécision avec laquelle le langage use du terme « amour » est justifiée du point de vue génétique.
C’est cette philia qui rend désirable la société et c’est l’enfer que nous promettrait son extinction. Les sociétés archisynchronisées, où les moments de synchronie ne font plus exception, de moins en moins socialisées, sont individualistes au sens moral : au sens où le sens moral leur fait défaut. Mais elles ne sont plus individuantes : elles sont profondément hostiles aux processus d’individuation, à l’hétérogénéité, à la singularité et à l’exception. Ce ne sont pas des sociétés d’individus et d’exceptions (ce qu’est toujours une diachronie où tout individu est exceptionnel, asynchrone), mais des sociétés d’hypermasses et de déception. Ce ne sont même pas, nous le verrons, des sociétés d’invention, mais des agrégations mimétiques et adaptatives.
Quel est cependant le rapport intime de cette nécessaire synchronie, sans laquelle il n’y a pas de constitution de groupes humains stables, pas d’individuation collective, avec le diachronique qui est le temps de l’individuation dans l’horizon de ce qui se maintient, et qui est aussi l’avenir de ce maintien et la pérennité d’un Nous synchrone ? Et dans quelles conditions ces tendances ‒ diachronique et synchronique ‒ sont-elles susceptibles de ne plus s’exercer l’une avec l’autre, c’est-à-dire l’une contre l’autre, dans une contraposition transductive, mais l’une sans l’autre, dans une folie destructrice où, isolées, leurs expressions sans limite produiraient d’ailleurs les mêmes effets, tandis que la synchronie pure appelle en réaction la diachronie pure et inversement ?
Synchronie pure et diachronie pure reviennent au même : le néant.
Le Je et le Nous différent, leur indifférenciation, révélatrice d’une indifférence ontologique où la synchronisation de leurs flux absorbe le Je et le Nous lui-même, tend à anéantir la diachronie dans une fusion entropique politiquement et économiquement hégémonique, totalisante et totalitaire. Le Nous devenu On n’a pas d’avenir : apersonnel, il ne sait plus ni qui il est ni qu’il y a des autres, il ne sait plus demander « qui ? » ni pour lui-même ni pour les autres, ne connaissant ni ne reconnaissant ni n’adoptant plus personne ni aucun événement (il ignore l’hospitalité et l’adversité), ne faisant même plus la différence entre un qui et un quoi.
« Le désert croît », dit Nietzsche. Ce désert, qui est une sorte d’enfer, ce devenir, par lequel s’étend la désertification, il n’a pas d’avenir. Mais cela ne signifie certainement pas qu’il ne pourrait pas durer. Le caillou sur la Lune qui n’a pas non plus d’avenir et la Lune elle-même qui est un caillou durent depuis des milliards d’années. Or, le temps du désert est celui de la sidération.
Nous avons vu à travers cette lecture trop rapide de Simondon que la possibilité de l’adoption repose sur le fait que Je et Nous sont des processus de co-individuation inséparables, et qu’il faut toujours raisonner d’un seul et même élan en termes d’individuation psychique et collective. Nous avons vu également que c’est le milieu déjà-là préindividuel qui rend possible cette co-individuation, et que ce milieu est la conservation individuante (trans-formatrice) de l’être à travers le devenir soutenu par la permanence des substrats que sont les rétentions tertiaires négligées par Simondon tout autant que par Kant et Heidegger Enfin, il est apparu que cette structure co-individuante qui autorise l’adoption sur la base de l’amovibilité des supports techniques de la rétention psychique et collective est ce qui, à l’époque des industries culturelles, lorsque cette rétention devient l’objet principal du contrôle industriel, engendre la confusion des deux faces du processus d’individuation et aboutit à une perte d’individuation de la conscience en tant que telle, à une annulation des possibilités d’exceptions, à une déception de masse et à un temps de mal-être où, comme l’ouvrier s’était vu privé de son potentiel d’individu technique au profit de la machine porteuse d’outils, le sujet-conscience-d’objets devenu consommateur-de-produits se trouve privé de la possibilité de participer à la définition et à la mise en œuvre des critères rétentionnels constitutifs de la vie de son esprit.
Hollywood est devenue la capitale du schématisme mondial parce que le cinéma est une technique d’adoption de représentations et de phantasmes unificateurs.
Les États-Unis l’ont découvert plus tôt que les autres pays ‒ suivis de près par l’Union soviétique, l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie ‒, à la fois parce qu’ils devaient intégrer des flux permanents de migrants, y compris ceux qui y furent forcés comme esclaves, et qui furent ensuite « intégrés », et parce qu’ayant tout à construire d’un pays sauvage, sinon vierge, dont ils avaient éliminé les habitants, ils nouèrent un rapport à la technologie tout à fait nouveau.
Si un écran de projection territorial tout d’abord absent finit par se constituer au fil du temps de la construction des États-Unis, ce n’est pas lui qui forme le cadre identificatoire du Nous américain, sinon à travers les images qu’en donnent les décors de cinéma.
L’écran territorial (comme espace rétentionnel) est cadré par l’écran cinématographique (hollywoodien) qui le précède.
En règle générale, le rapport au temps et à l’espace des formes ethniques ou nationales de communautés est surdéterminé par une unité territoriale qui fonde un sentiment d’appartenance. Le territoire y constitue lui-même le premier support de mémoire collective (y compris pour les nomades), l’espace où l’on naît, où l’on vit, où l’on habite et où l’on laisse ses traces : l’espace où l’on transmet et que l’on transmet, dont on hérite et que l’on lègue, et à travers lequel se transmettent un passé commun et une filiation ancestrale qui fondent le sentiment d’appartenance. Là réside le privilège du territoire.
Ce privilège est très amoindri aux États-Unis et le schématisme industriel dut nécessairement prendre sa forme dominante à Hollywood parce que l’Amérique fut le premier pays d’immigration ‒ et non seulement de colonisation et d’esclavagisme. Les États-Unis comprirent très tôt le pouvoir des objets temporels audiovisuels parce qu’ils furent confrontés à la question de l’adoption comme aucune autre nation.
L’opération américaine de « projection nationale » cinématographique permit l’unification de ce divers. C’est parce qu’il fallait en permanence projeter le modèle américain aux immigrants fraîchement arrivés, aussi bien qu’aux États qu’après la guerre de Sécession il fallait maintenir unis, que les États-Unis d’Amérique devinrent le pays du cinéma ‒ tandis que, la jeune civilisation nord-américaine, née dans ce pays immense restant tout à bâtir, héritière privilégiée de la pensée empiriste anglaise, pour laquelle Locke forge son discours politique, développa et adopta la technologie toujours plus vite que les autres.
Cette politique de l’image du Nous est aussi une politique commerciale de l’image du Je qu’est le consommateur dont l’Amérique invente le modèle. Dans ce pays d’abord, et aujourd’hui presque partout, « l’intégration » se fait par la consommation : c’est précisément ce que l’on appelle « américanisation ».
La puissance américaine, bien avant sa monnaie et son armée, c’est la force des images hollywoodiennes, c’est la capacité à produire des symboles nouveaux, des modèles de vie et des programmes comportementaux par la maîtrise des industries de programmes au niveau mondial.
Dans le cadre de la guerre froide, cette politique se concrétise et se renforce avec la télévision par l’exploitation de sa dimension spécifique, la transmission en direct.
À la fin du XXe siècle, l’unification par l’image est devenue la pièce maîtresse d’un système économico-politique aussi bien que géopolitique où la technologie, dans un contexte de guerre commerciale mondiale, permet à la fois :
- en tant que système technique planétaire de production unifiée par des normes techniques internationales, la mondialisation de la division industrielle du travail pour la production des biens de consommation et un dispositif de télécommunications grâce auquel se généralisent délocalisations et télémanagement, et
- comme système technique planétaire de diffusion d’industries de programmes, principalement américaines, la constitution de marchés d’hypermasses dans les pays solvables.
Les hommes disparaissent, leurs histoires restent. C’est une grande différence avec les autres vivants. Parmi ces traces, certaines sont produites dans un tout autre but que la conservation de la mémoire : une poterie, un outil ne sont pas faits pour transmettre la mémoire. Néanmoins, ils la transmettent spontanément, et c’est pourquoi l’archéologue les recherche : ils sont souvent les seuls témoins des épisodes les plus anciens. D’autres traces sont proprement vouées à la transmission de la mémoire. Ainsi de l’écriture, de la photographie, de la phonographie et de la cinématographie. Avec cette dernière, la production et la transmission de ces traces, que nous appelons des rétentions, deviennent une industrie.
Nous soutenons que la technique est d’emblée un support de mémoire : c’est ce que nous appelons l’épiphylogenèse. Mais toute technique n’est pas pour autant une mnémotechnique : les premiers systèmes mnémotechniques apparaissent semble-t-il après le Néolithique. Ils forment ce qui deviendra ensuite l’écriture, dont nous usons encore aujourd’hui.
Cela veut dire que les systèmes techniques précèdent les systèmes mnémotechniques, et que ces derniers ne se confondent pas avec les premiers. Toute civilisation se constitue autour d’un système technique défini comme stabilisation de l’évolution technique autour d’acquis antérieurs et d’une technologie dominante propre à ce système, l’ensemble des techniques formant le système entretenant des relations d’interdépendance, et le système changeant lorsque la technologie dominante autour de laquelle il s’est constitué change.
Le système technique industriel dont les premiers éléments se mirent en place en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle s’est aujourd’hui mondialisé ‒ et il est entré dans une époque d’innovation permanente telle qu’on peut le considérer comme foncièrement instable. Son aire ne peut plus s’étendre, sauf à quitter le système planétaire, et sa durée ne peut plus se réduire : il n’y a plus de stabilité technologique à proprement parler. On ne peut donc plus parler de systèmes techniques asiatique, européen et américain : un seul et même dispositif planétaire s’est déployé en se spécialisant régionalement, organisant la division industrielle du travail en fonction des opportunités géographiques ou des contingences politiques définies du point de vue des investisseurs. Ce sont en grande part les technologies de l’information et de la communication qui ont permis cette évolution, par la possibilité qu’elles ouvraient d’organiser à la fois l’automatisation, le contrôle distant de la production et de la distribution, la circulation internationale du capital en temps réel et l’ouverture de marchés intercontinentaux pour des hypermasses de consommateurs.
Cela est bien connu. Il a été cependant moins bien noté que la conséquence de cette inscription des technologies de l’information au cœur du dispositif industriel constituait aussi une rupture sans précédent par rapport à l’histoire des systèmes techniques depuis leur origine, dans la mesure où, jusqu’à présent, les mnémotechniques avaient toujours constitué un domaine singulier par rapport aux systèmes techniques qui se succédaient à travers le temps.
Or, cette indépendance de la mnémotechnique par rapport au système technique de production n’est plus vraie aujourd’hui : le système technique devenu planétaire est aussi et en premier lieu un système mnémotechnique mondial et il y a en quelque sorte fusion du système technique et du système mnémotechnique, et du même coup mondialisation. Cette transformation s’est produite au XIXe siècle, qui constitue à cet égard une transition, avec l’apparition des premières technologies de communication, d’information et de traitement du signal. Au XXe siècle, les industries de la communication et de l’information sont devenues le cœur même du système technique de production des biens matériels. Ce que nous décrivions précédemment comme « convergence » des technologies informatiques, audiovisuelles et de télécommunications serait donc aussi la convergence du système technique de transformation de la matière et des technologies de mémorisation.
Le système technique mondial est devenu essentiellement un système mnémotechnique de production industrielle de rétentions tertiaires, et donc de critères de sélections rétentionnelles pour des flux de consciences inscrites dans des processus d’adoption.
Ce réseau interopérable, qui devient en ce moment même le vecteur des industries de programmes audiovisuels numériques, constitue l’élément décisif de la mondialisation du système technique, et à travers lui, la mnémotechnologie devient proprement le cœur de ce système, intégrant calendarité et cardinalité qui constituent les liants primordiaux des sociétés. Calendarité et cardinalité, qui forment les systèmes rétentionnels constitutifs des rapports à l’espace et au temps, ne sont jamais séparables des questions religieuses, spirituelles et métaphysiques : elles renvoient inévitablement à l’origine et à la fin, aux limites et aux confins, aux plus profondes perspectives des dispositifs de projection de toutes natures. Aujourd’hui, cardinalité et calendarité sont fortement perturbées. Le jour et la nuit se confondent dans la lumière artificielle de l’ampoule les programmes comportementaux se mondialisent corrélativement, ce qui est vécu comme une sorte d’entropie culturelle, c’est-à-dire de destruction de la vie, car, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons en détail, tous les peuples vivent leur singularité culturelle comme un gage de vitalité (de néguentropie).
Ce bouleversement des systèmes rétentionnels d’accès à l’espace et au temps communs (calendarité et cardinalité), qui s’est véritablement déclaré massivement après la Seconde Guerre mondiale, et qui connaît une intensification extrême avec les progrès foudroyants des technologies numériques, engendre pour le moment une immense désorientation qui, si elle n’était pas prise en compte, et si la profondeur des questions qu’elle soulève était négligée, risquerait de susciter d’énormes résistances, dont les intégrismes, les nationalismes, les néofascismes et tant d’autres phénomènes régressifs sont des manifestations. C’est le cœur des cultures et des sociétés qui est en jeu, leurs relations les plus intimes avec le cosmos, avec leur mémoire et avec elles-mêmes. L’ignorer ou le négliger pourrait avoir les conséquences les plus tragiques. Parce que calendarité et cardinalité sont les trames élémentaires des rythmes vitaux, des croyances, du rapport au passé et à l’avenir, la maîtrise des dispositifs d’orientation à venir sera aussi celle de l’imaginaire mondial.
Il ne fait pas de doute que s’annonce un véritable conflit des cultures, c’est-à-dire une lutte pour tenter d’imposer des modèles comportementaux, des programmes collectifs par lesquels dominer les marchés, car telle est bien la question qui se cache derrière toutes celles-ci : une guerre commerciale mondiale sans précédent et sans merci où les réseaux numériques sont déjà, sont d’abord et seront de plus en plus des instruments de lutte pour la conquête du commerce mondial ‒ du commerce mondial des marchandises et du commerce mondial des idées. Mais on peut se demander s’il n’y a pas dans ce nouveau commerce une contradiction explosive, source de pertes de raisons ‒ entendons par là perte de motifs, de capacités de projection.
Beaucoup de non-savoirs se produisent aujourd’hui, ce qui est inévitable compte tenu à la fois des inconcevables accélérations et complexifications résultant de la technoscientifisation de tant d’aspects de la vie sous la conduite du marketing, de la crise des fondements induite par les nouvelles techniques rétentionnelles, et de ce que nous nommons ici la désagrégation telle que l’engendre une nouvelle division du travail intellectuel, dont Nietzsche dénonçait déjà les effets en 1872 :
L’utilisation, tant souhaitée de nos jours, du savant au service de sa discipline, rend la culture du savant de plus en plus aléatoire et invraisemblable. Car le champ d’étude des sciences est aujourd’hui si étendu que celui qui, avec des dispositions bonnes mais non exceptionnelles, veut y produire quelque chose se consacrera à une spécialité très particulière et n’aura aucun souci de toutes les autres.
Si dans sa spécialité il est au-dessus du vulgus, il en fait partie pour tout le reste, c’est-à-dire pour tout ce qui est important. Ainsi un savant exclusivement spécialisé ressemble à l’ouvrier d’usine qui toute sa vie ne fait rien d’autre que fabriquer certaine vis ou certaine poignée pour un outil ou une machine déterminés, tâche dans laquelle il atteint, il faut le dire, une incroyable virtuosité. [1],[2]
Or, la prolifération de non-savoirs résultant inévitablement de cette situation qui n’a fait que se renforcer avec la poursuite de l’industrialisation est masquée : elle fait l’objet de scandaleuses dénégations, alors même qu’elle est désormais largement ressentie, au contraire de ce qui se passait à l’époque de Nietzsche, par les plus immenses masses de consciences que leur « réification » ne parvient pas à priver de tout jugement , de tout « arbitre » comme on disait autrefois, de ce « bon sens » auquel les marchands d’audiences ne comprennent rien.
[1] F. Nietzsche, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, tr. J. L. Backer, M. Haar et M. B. de Launay, dans Œuvres complètes, t. I, vol. II, Gallimard, 1975, p. 96.
[2] Quant au rapport entre science et médias, Nietzsche écrit encore ceci : « Nous atteignons maintenant le point où dans toutes les questions générales de nature sérieuse et surtout dans les problèmes philosophiques les plus élevés l’homme de science en tant que tel n’a plus du tout la parole ; en revanche, cette couche de colle visqueuse qui s’est glissée à présent entre les sciences, le journalisme, croit y remplir sa tâche et elle l’accomplit conformément à sa nature, c’est-à-dire, comme son nom l’indique, comme une tâche de journalier. […] Le journal se substitue à la culture, et qui a encore, fût-ce à titre de savant, des prétentions à la culture s’appuie d’habitude sur cette couche de colle visqueuse qui cimente les joints entre toutes les formes de vie, toutes les classes sociales, tous les arts, toutes les sciences. C’est dans le journal que culmine le dessein particulier que notre temps a sur la culture : le journaliste, maître de l’instant, a pris la place du grand génie, du guide établi pour toujours, de celui qui délivre de l’instant. » Ibid. , p. 97.
Nous parlons ici de l’adoption comme d’un processus d’intériorisation protéiforme, où je puis adopter/intérioriser affectivement un chat, un enfant ou un père, moralement une maxime, religieusement une croyance, techniquement un outil, socialement un mode de vie, politiquement l’idée d’un Nous, épistémiquement la compréhension d’une règle ‒ adopter/intérioriser signifiant ici et immédiatement extérioriser : mon sentiment, mon comportement moral, mes pratiques religieuses, mon geste technique, ma façon de vivre, ma conviction et mon action, la mise en œuvre d’une règle comme concept synthétisant un divers.
Le devenir n’est pas l’avenir, disons-nous quant à cette question de l’adoption qui est aussi nécessaire fabulation. Cela veut dire que l’adoption n’est pas une adaptation parce que c’est une invention. Une adoption sans invention est l’échec et le leurre qui engendrent déceptions et mal-être. C’est-à-dire réactions compensant un défaut d’action.
Le fait du devenir est aujourd’hui essentiellement le fait technologique. Le devenir a toujours à voir, depuis l’hominisation, avec le fait technique que précéda la dérive génétique, et plus anciennement encore la genèse cosmique. Si l’on admet que le devenir consiste en une suite de changements d’états liés entre eux par des relations de cause à effet, il ne fait guère de doute que la somme des changements d’états sensibles à l’échelle des « étants que nous sommes nous-mêmes » est à notre époque largement et manifestement surdéterminée par les changements d’états technologiques. Si le devenir n’est pas l’avenir, il n’y a pas d’avenir sans devenir et il y a du devenir sans avenir.
Le devenir, qui est aujourd’hui dans ses grandes tendances le fait de la technologie, est inféodé à la technoscience en tant qu’activité qui conçoit en relation toujours plus étroite avec le marketing l’évolution de la technologie ‒ tout en étant soumise, comme nous le verrons, aux dimensions systémiques propres à la technologie, en tant qu’elle appartient à un système technique devenu mnémotechnique.
Ce devenir est ce qui, aujourd’hui, n’est pas pensé, non seulement parce que la technique comme processus dynamique d’individuation reste encore largement ignorée (malgré des travaux décisifs dont nous avons tenté de tirer les enseignements dans les deux premiers tomes de La technique et le temps), mais parce que la technoscience elle-même ne l’est pas, tandis qu’elle est l’instance de mise en œuvre effective de critères rétentionnels.
Cet im-pensé, ce n’est pas un impensé non identifié au sens où une chose oubliée n’est pas pensée : il est très largement pensé et senti impensable, et c’est en tant que tel qu’il forme le nœud de l’angoisse et du mal-être, ce qui ferme les perspectives aux savoirs tout en les enfermant dans les savoir-faire agités d’une technologie mal pensée.
La technologie est simultanément une époque de la technique et une époque de la science : l’époque de la technoscience où technique et science nouent un nouveau rapport. La technoscience désigne à la fois un nouveau mode d’être de la science et un nouveau mode d’être de la technique dont le résultat se nomme technologie. La technoscience est la science mise au service du développement de la technologie, mais du même coup renversée dans son concept.
Nous appelons technologie la technique qui intègre fonctionnellement en elle le savoir scientifique, lequel n’est plus en conflit avec elle. Science et technique s’étaient d’abord définies, dans la tradition antique, par leur opposition. Les temps modernes réduisirent la technique à n’être qu’une application de la science. La technoscience est la composition de la science et de la technologie, c’est-à-dire que la science se soumet aux contraintes du devenir de la technologie que forment les conditions systémiques de son évolution.
L’opposition traditionnelle de la science et de la technique repose sur un postulat ontologique où la science décrit le réel dans sa stabilité, c’est-à-dire l’être, qui se dit aussi phusis puis natura. La science décrit la nature comme sol de stabilité du réel, ou comme identité idéale du réel : comme essence. À ce titre, son but est la découverte qui constitue un idéal de constativité pure. C’est-à-dire : de pure description du réel. Descartes définit cette essentielle descriptibilité comme objectivité.
La technique est au contraire l’inscription dans l’être d’un possible. Ce possible n’est pas scientifique tant qu’il n’est pas soumis aux lois de l’être (rendu compatible avec l’être en tant que stabilité). Il reste un accident. Cet accident s’appelle chez Kant une ignorance de la science : la technique n’est pour lui que science appliquée, ce qui veut dire que le possible n’est qu’une modalité du réel. Chez Aristote, cet accident est l’indice d’une contingence. Mais cette contingence est appelée à se trouver réduite par l’épistémè.
À partir du XIXe siècle, tandis que, la stabilité devenant incertaine, le changement devient la règle, il apparaît possible que la technologie, issue de la technique associée à la science, s’avère incompatible avec l’être. Comme possibilité de devenir, elle peut devenir monstrueuse sur le plan ontologique, et par là même, prendre un caractère diabolique : c’est ce que manifeste le mythe faustien, mais plus généralement, et beaucoup plus anciennement, toute dénonciation de l’ubris, qui n’est autre que la confusion de l’accident avec l’essence, et dont le sentiment finira par se généraliser au XXe siècle.
Lorsque la science n’est plus classique, ses prétentions à se maintenir dans un idéal de pure constativité s’amenuisent : en tant que technoscience, elle devient performative elle-même. Ce n’est plus le possible qui est une modalité du réel. C’est le réel qui devient un point de vue provisoire (actuel) sur le possible. Là, le possible rompt avec le réel. La science explore tous les possibles sans plus s’embarrasser de l’idéalité de l’être. C’est ce que décrivent Nietzsche, comme stade nihiliste de la volonté de puissance, Husserl, comme crise des sciences, et Heidegger, comme Zeit des Weltbildes, époque des images du monde et Gestell , « arraisonnement » ou, plus littéralement, dispositif.
C’est aussi ce possible qui occupe les rêves de l’homme valéryen qu’habite l’Esprit ‒ et qui met cet esprit en crise.
La technoscience n’est pas de la science appliquée, et encore moins expliquée : elle est de la science impliquée. À la fois impliquée parce que commanditée, et mise en cause et en accusation par son implication qui apparaît comme une complicité.
Les scientifiques feraient bien d’y réfléchir à deux fois avant de balayer d’un revers de main l’angoisse que suscite l’impensé contemporain, comme il arrive à certains, évidemment les plus médiatisés, de le faire avec beaucoup de morgue. Nous ne voulons pas dire que les scientifiques devraient en revenir à une science classique et explicative ‒ ce qui ne serait évidemment ni possible ni intéressant, tandis que la technoscience est largement aussi intéressante que la science ‒, ni bien sûr qu’ils sont coupables de quoi que ce soit. Nous soutenons que l’occultation de la nouveauté de la situation doit impérativement cesser, aussi difficile, délicate, austère et longue que puisse apparaître une telle explicitation. Difficile, délicat, austère et long, un tel projet est aussi excitant ‒ au moins autant que la science et la technoscience elle-même.
Postface datée de mars 2017. Quelques extraits.
C’est en ce sens que sa bio-économie a pu susciter nombre de malentendus. L’expression même donne à croire qu’il s’agirait de penser l’économie à partir de la biologie, alors que Georgescu-Roegen montre au contraire que l’exosomatisation impose de remplacer la biologie par l’économie. Cette fulgurante définition de l’économie issue de sa lecture d’Alfred Lotka est une ouverture majeure vers le Néguanthropocène, qui permet de comprendre pourquoi l’économie doit être conçue comme une thérapeutique générale de la biosphère telle que Vernadsky en élabora la notion.
(…) l’information est le contraire du savoir s’il est vrai que celui-ci est à la fois cumulatif et non-rival (au sens du bien non rival des économistes), ce qui signifie qu’il perdure à travers ses transformations (Einstein n’efface pas Newton, Marx n’élimine pas Hegel , etc.) et qu’il ne peut appartenir à personne.
Ici, et à la différence de l’information, le savoir ne voit pas sa valeur s’évaporer avec le temps au cours duquel il se dissémine dans ce qui n’est plus simplement l’espace homogène, mais ce qui constitue précisément en cela des lieux, et la valeur du savoir est précisément ce qui s’enrichit de nouvelles valeurs du savoir par la façon dont la diversité des lieux permet de critiquer une information purement et simplement calculable, et pour y déceler un potentiel d’incalculabilité non pas néguentropique, mais néguanthropologique.
Ce qui se produit là n’a pas pour fonction d’adapter à un milieu ce qui fonctionne, mais au contraire permet d’adopter un milieu à travers un événement qui survient, qui dysfonctionne, comme infidélité préindividuelle (chargée de potentiel), et, en l’adoptant, de s’y individuer tout en l’individuant, et comme fidélité transindividuelle (déphasée), c’est-à-dire aussi comme interprétation et bifurcation plus ou moins locale – ce qui relève des questions du milieu telles que Whitehead, Canguilhem et Leroi-Gourhan les appréhendent comme attaque du milieu, infidélité et normativité dans le milieu, et technicité du milieu.
À travers ce que je découvre par accident, et comme l’inattendu tant attendu, je m’individue : je me trans-forme « de fond en comble », non pas pour produire par des calculs un nouvel état homéostatique, mais au contraire pour bouleverser hétérostatiquement et métastatiquement toutes dimensions de mon être-dans-l’exosomatisation, bouleversement qui me laisse bouleversé, et qui m’amène à me re-formuler – à adopter des comportements nouveaux qui ne sont ni sommables, ni comparables, ni calculables : ce sont des singularités.
Ayant appris quelque chose de l’inattendu, je me suis singulièrement réindividué, ce qui signifie que j’ai bifurqué après m’être désindividué.
Un tel événement (qui articule toujours un microcosme local à un macrocosme moins local – plus ample – mais toujours néguanthropologiquement localisé) peut m’arriver par une balle qui se loge au bas de mon dos, ainsi de Joë Bousquet, ou par l’alcool qui s’est emparé de mes habitudes, ainsi de Malcolm Lowry : une telle individuation par les accidents incalculables procède de part en part de ce que Deleuze appelle la quasi-causalité.
On se demandera peut-être quelle est ici la différence avec ce qui se produit quand je m’adapte par exemple à un bombardement informationnel par le calcul. Car alors, je change aussi de comportement : j’adopte un comportement que je n’avais pas avant, donc je me suis aussi individué. Or, je ne me suis pas du tout individué : je me suis très précisément adapté au milieu – autrement dit, je me suis rapproché d’un comportement moyen, au sens d’Adolphe Quételet, qui précède la pensée nietzschéenne, que Gilles Châtelet interprète à la fin du XXe siècle, et avec lequel je perds ma singularité en m’y adaptant : je me rapproche des moyennes. Et cela veut dire : je me désindividue. Tel est l’enjeu du nihilisme.
Le savoir produit par un événement conduit un individu à bifurquer, c’est-à-dire à se transformer pour augmenter sa puissance d’agir – transformation qui relève dans la théorie cybernétique du feed-back.
La néguanthropie organologique n’est pas une néguentropie : elle n’est pas produite par le vivant, mais par le non-vivant mis au service du vivant se mettant à son service à son tour : vêtements, outils, organes artificiels, chemins, routes, habitations, villes, engrammages, courrier, ordinateurs, réseaux… tout ce qui fait le monde est constitué de tels pharmaka, où s’établissent des relations sociales d’obligation et de domination plus ou moins fonctionnelles et dysfonctionnelles. La néguanthropie produit toujours de ce fait une augmentation du taux d’entropie, par exemple à travers la dissipation de l’énergie et la destruction des milieux vitaux et des organismes eux-mêmes au cours de ce que les géographes décrivent comme une anthropisation.
Mais la transformation organologique (l’organogenèse exosomatique) est aussi ce qui produit de la néguanthropie. La néguanthropologie et sa production néguanthropique, qui résulte de l’exosomatisation, ne se concrétisent que par des savoirs qu’elles requièrent, et qui, en tant qu’ils prennent soin des pharmaka en vue d’intensifier leurs possibilités néguanthropiques, sont des thérapeutiques. Ces savoirs produisent des saveurs, c’est-à-dire des différences, des nuances noodiversifiées par lesquelles l’être exosomatique s’élève sans cesse vers une noèse qui est plus qu’humaine, qui est toujours sur-humaine ‒ comme le cosmos est toujours sur-réaliste : le cosmos, qui n’est pas seulement l’Univers, est constitué de lieux d’où sourdent des possibles improbables, surréels en cela.
Ainsi, se forme l’épistémè du capitalisme qui, devenue le capital fixe purement et simplement computationnel, tend à transformer les savoirs en systèmes d’information depuis l’apparition de la rétention tertiaire numérique, concrétisant ce que le « Fragment sur les machines » de Marx décrivait comme une automatisation réalisée par l’intégration et l’absorption totale des savoirs dans ce capital fixe ‒ ce qui conduit en réalité à la désintégration des savoirs dans, par et comme le non-savoir absolu.
La question est alors de cultiver la possibilité d’une bifurcation néguanthropologique à même l’exosomatisation computationnelle, et comme sa thérapeutique prescriptrice, ce qui nécessite l’invention organologique de nouvelles architectures de data conçues en étroite relation avec des organisations académiques revisitant à l’ère des rétentions tertiaires digitales, computationnelles et réticulaires ce que Kant décrivait déjà comme un conflit des facultés.
Ce conflit est aussi et d’abord un conflit des fonctions dans l’exosomatisation ‒ et en tant que ces fonctions sont mathématisables. Il faut panser ce conflit des fonctions (et des facultés) en vue de réorienter les exorganismes vers leur destin néguanthropologique à travers une nouvelle macroéconomie faisant advenir le Néguanthropocène, où l’économie microéconomiquement différenciée à travers des relations d’échelles noodiversifiées est rendue nécessaire par l’exosomatisation en cela que dès le début, celle-ci nécessite la mise en place d’une économie qui se substitue à la biologie ‒ mais qui ne le peut qu’en étant toujours à la fois une économie générale au sens de Bataille et une économie libidinale au sens de la seconde topique freudienne.
Une telle économie est et doit demeurer politique en cela qu’elle est avant tout une critériologie de sélection artificielle au-delà du calculable, c’est-à-dire au-delà du marché. Il faudrait ici revisiter et requalifier la grande politique, la politique de la mémoire et la grande santé à partir de la transvaluation de la transvaluation nietzschéenne. Une telle politique, qui est aussi une économie générale et libidinale, suppose de donner un sens nouveau à L’Idéologie allemande, ainsi qu’à La Dialectique de la Nature d’Engels. À travers une telle relecture, où il s’agit d’interpréter l’interprétation comme transformation du monde, il ne s’agit pas d’abord de trouver une alternative au capitalisme, mais de frayer une alternative à l’anthropie à partir de l’anthropie elle-même, et cela, non par la sursomption dialectique de la puissance du négatif, qui ne conduit qu’à l’impuissance du ressentiment, mais comme économie des tendances irréductiblement pharmacologiques de la néguanthropie ‒ sans relève possible.
L’état d’urgence qu’est devenu l’état de fait du capital comme smart and soft totalitarianism requiert un nouvel état de droit cultivé en fonction des réalités de l’exosomatisation contemporaine telles qu’elles peuvent et doivent donner lieu à un nouveau savoir, qui, parce qu’il n’est pas simplement calculable, nécessite de mobiliser la fonction de la raison selon des possibilités et des impossibilités ouvertes et fermées par l’entendement automatisé. La fonction de cette nouvelle raison ne peut être qu’une nouvelle critique. Comme capacité de bifurcation et de décision, elle active et réactive (au sens de Husserl) les données fournies par le calcul intensif à l’interprétation comme pouvoir de bifurquer, c’est-à-dire comme puissance d’agir ‒ de trans-former.
Une telle problématique suppose des études digitales vouées à repanser les architectures de données à partir des fonctions de fabrication des doigts tels que, dans l’exosomatisation, les « digits » à la fois fabriquent, comptent et content. « Digital » désigne ici ce qui noue le calcul à la fabrication et la fabrication au récit, c’est-à-dire au rêve nocturne et diurne, ce qui suppose toujours le dépassement du calcul, c’est-à-dire, précisément, le pouvoir de bifurquer tel que seul le savoir, en tant qu’il prend soin du pharmakon en fictionnant, dépassant ainsi la dimension anthropique des organes exosomatiques et de leur organisation, est capable de rouvrir des perspectives d’avenir sur-réelles.
Dans ces nouvelles perspectives, le devoir des êtres économes que nous devons être n’est plus simplement moral : il est économique au sens de Nietzsche, ce qui veut dire aussi qu’il est cosmique. Reposant sur le pouvoir noétique de rêver et de réaliser ses rêves, ce qui est la condition de l’exosomatisation au-delà du réel, il doit se mettre au service d’une cosmologie surréaliste et sérendipitaire faisant flèche de tout bois : quasi-causale.